Louis André (X 1857) le ministre qui mit fin à l’affaire Dreyfus

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°748 Octobre 2019Par Anne PARLANGE

En met­tant un terme à l’affaire Drey­fus au sein de l’armée, le géné­ral Louis André, ministre de la Guerre de 1900 à 1904, fit preuve d’une déter­mi­na­tion et d’un cou­rage peu ordi­naires. Iti­né­raire d’un grand poly­tech­ni­cien, mal connu.

Répon­dant à un fameux dis­cours de Jean Jau­rès à la Chambre des dépu­tés (6 et 7 avril 1903), tout en affir­mant qu’il ne pou­vait que res­pec­ter le ver­dict de Rennes, qui avait de nou­veau condam­né le ­capi­taine Alfred Drey­fus, mais avec cir­cons­tances atté­nuantes – déci­sion abso­lu­ment incom­pré­hen­sible s’agissant d’une accu­sa­tion de tra­hi­son – au nom de la « chose jugée », Louis André va cepen­dant ­pro­po­ser de mener, au sein de son minis­tère de la Guerre, une « enquête per­son­nelle » pour savoir dans quelles condi­tions, et sur quelles pièces, Alfred Drey­fus avait été condam­né à la dépor­ta­tion à ­per­pé­tui­té en décembre 1894. Si incroyable que cela puisse paraître, cela n’avait pas été fait. Louis André était pour­tant le 6e ministre de la Guerre (à ne ­comp­ter que ceux qui auront tenu le poste plus de deux mois…) depuis le déclen­che­ment de l’Affaire.

Des preuves irréfutables

Aidé de son offi­cier d’ordonnance, le capi­taine Antoine Targe (X 1885), le géné­ral André va ­décou­vrir en quelques mois que Drey­fus avait été condam­né au vu de pièces inven­tées ou fal­si­fiées et que des docu­ments favo­rables à l’accusé n’avaient pas été four­nis au Conseil de guerre. Il démon­tre­ra aus­si que les « aveux » de sa culpa­bi­li­té qu’aurait faits le capi­taine Drey­fus le jour de sa dégra­da­tion (5 jan­vier 1895) avaient été pure­ment et ­sim­ple­ment inven­tés par l’officier qui com­man­dait, ce jour-là, le déta­che­ment de la Garde répu­bli­caine char­gé de veiller sur le condam­né, ces « aveux » étant vali­dés par écrit avec la signa­ture du géné­ral Charles-Arthur Gonse, sous-chef d’état-major de l’armée.

Saisie de la Cour de cassation

Fort de ces décou­vertes, le ministre de la Guerre va deman­der et obte­nir du gou­ver­ne­ment d’Émile Combes que ces élé­ments nou­veaux soient trans­mis à la Cour de cas­sa­tion, non sans quelques dif­fi­cul­tés : il fit rap­port de son enquête au pré­sident du Conseil le 19 octobre 1903, mais il dut attendre plus d’un mois, mal­gré ses demandes pres­santes réité­rées à chaque conseil des ministres, pour voir la demande de révi­sion qu’il pré­co­ni­sait être trans­mise au ­minis­tère de la Jus­tice, ce qui fut fait le 22 novembre 1903. Le garde des Sceaux atten­dra le jour de Noël 1903 pour sai­sir offi­ciel­le­ment la Cour de cas­sa­tion. L’enquête du ministre de la Guerre avait duré un peu plus de six mois, du 7 avril 1903 au 19 octobre 1903. Pour lui, l’honneur de l’armée néces­si­tait qu’elle recon­naisse ses erreurs dans l’Affaire.

La Cour de cas­sa­tion, après une enquête com­plète et rigou­reuse de plus de deux ans, va défi­ni­ti­ve­ment inno­cen­ter le capi­taine Drey­fus le 12 juillet 1906. Louis André ten­te­ra, en vain, dès sa nomi­na­tion, de faire ­réin­té­grer dans l’armée – dont il avait été chas­sé de manière igno­mi­nieuse – le colo­nel Georges Pic­quart, l’un des drey­fu­sards de la pre­mière heure.

“La tâche que je me suis imposée
est de maintenir la discipline militaire
la plus absolue”

Un parcours polytechnicien brillant

Né à Nuits-Saint-Georges le 29 mars 1838 dans une famille de ton­ne­liers aisés et pieux (cinq de ses membres sont dans les ordres), Louis André entre à l’École poly­tech­nique en 1857, à 19 ans. Il est le ­pre­mier de sa famille à quit­ter Nuits. Il pour­suit sa for­ma­tion mili­taire à l’école d’application de l’­artillerie et du génie à Metz, dont il sort major, et devient un artilleur très brillant. Durant la Com­mune de Paris, après la défaite de Sedan, il ser­vi­ra dans l’artillerie de la Garde impé­riale. Colo­nel en 1888, il est nom­mé géné­ral de bri­gade et com­man­dant l’École poly­tech­nique en 1894, jusqu’en 1896.

L’amitié d’un cama­rade de pro­mo­tion, Sadi Car­not (X 1857), petit-fils du « grand » Car­not (Lazare), deve­nu pré­sident de la Répu­blique en 1887, n’a sans doute pas été étran­gère à cette nomi­na­tion. Le géné­ral Louis André a l’honneur de pré­si­der les céré­mo­nies du cen­te­naire de l’École, en mai 1894, en pré­sence de Sadi Car­not, qui mour­ra assas­si­né par un ­anar­chiste ita­lien, d’un coup de poi­gnard, le mois sui­vant, en juin 1894. Il rénove l’enseignement de l’École, appuyé par Hen­ri Bec­que­rel et d’autres ­pro­fes­seurs, qui le consi­dèrent comme l’un des leurs en rai­son de ses capa­ci­tés scien­ti­fiques reconnues.

Un ministre de la Guerre réformateur

Nom­mé géné­ral de divi­sion en 1899, il est appe­lé l’année sui­vante au minis­tère de la Guerre par le pré­sident du Conseil, Pierre Wal­deck-Rous­seau. Louis André se fixe alors pour tâche de démo­cra­ti­ser l’armée et de « rap­pro­cher le corps des offi­ciers de la nation répu­bli­caine ». Il sup­prime l’exigence d’une dot impor­tante pour les épouses d’officiers, ­dis­po­si­tion qui contri­buait à faire vivre l’armée dans un milieu fermé.

Il obtient que le ministre ait ès qua­li­tés un avis sur les nomi­na­tions aux postes d’importance, met­tant fin aux pré­ro­ga­tives du seul état-major, qui pro­cé­dait par coop­ta­tion et ne ­ren­dait compte qu’à lui-même. Les bureaux du minis­tère de la Guerre sont autant de petites Bas­tilles pour qui l’obéissance au pou­voir civil ne va pas de soi. Louis André réforme éga­le­ment l’artillerie, ­impar­fai­te­ment équi­pée. Il est enfin à l’origine de la loi du 21 mars 1905 qui abaisse la durée du ser­vice mili­taire de trois à deux ans.

Les difficultés de l’autorité

En accord avec le pré­sident du Conseil, le géné­ral André s’attache à réta­blir la dis­ci­pline dans l’armée où nombre d’officiers avaient pris posi­tion ­publi­que­ment contre Drey­fus. Son pre­mier acte sera de déci­der du rem­pla­ce­ment de trois res­pon­sables de bureaux à l’état-major, ce qui va déclen­cher une vive réac­tion des géné­raux Jamont, vice-pré­sident du Conseil supé­rieur de la guerre, et Delanne, chef d’état-major de l’armée, qui l’accuseront de « désor­ga­ni­ser l’armée ».

Devant cette mani­fes­ta­tion publique de désac­cord, le géné­ral André va mettre immé­dia­te­ment fin aux fonc­tions de ces deux géné­raux (4 juillet 1900), qui occu­paient alors les deux prin­ci­paux postes de l’armée. Cette déci­sion était des­ti­née à mon­trer que tous les actes d’indiscipline, y com­pris dans les plus hauts grades, seraient désor­mais sanc­tion­nés sans fai­blesse, et qu’il convien­drait main­te­nant d’obéir au ministre. Le géné­ral André décla­re­ra ce jour-là à la Chambre des dépu­tés : « Soyez cer­tains, Mes­sieurs, que la tâche que je me suis impo­sée est de main­te­nir à tous les degrés de l’échelle, et de réta­blir, s’il en était besoin, la dis­ci­pline mili­taire la plus absolue. »


Vindicte militaire

Par­mi les mili­taires ostra­ci­sés, Hubert Lévy-Lam­bert (53) cite notam­ment, in http://www.annales.org/archives/x/dreyfus95.html : « Le colo­nel Georges Pic­quart, le com­man­dant Fer­di­nand For­zi­net­ti, direc­teur de la pri­son du Cherche-Midi, révo­qué pour avoir témoi­gné de son intime convic­tion de l’innocence de son pri­son­nier, le colo­nel Jouaust (X 1858), mis à la retraite après avoir osé voter pour Drey­fus à Rennes, ou encore le géné­ral Mes­si­my, pous­sé à la démis­sion. » On peut citer aus­si Édouard Gri­maux, membre de l’Institut, pro­fes­seur à l’École poly­tech­nique, mis à la retraite d’office par le géné­ral Billot, ministre de la Guerre, pour avoir osé dépo­ser au pro­cès Zola
le 15 février 1898 en faveur de Dreyfus.


L’affaire « des fiches »

À ses yeux, l’une des tâches du ministre de la Guerre était de prendre la défense des offi­ciers répu­bli­cains, dont la car­rière avait souf­fert du fait de leur ­répu­bli­ca­nisme et de leur prise de posi­tion dans l’affaire Drey­fus, et de les pré­mu­nir contre les attaques des élé­ments réactionnaires.

C’est pour­quoi il confia à son chef de cabi­net et à l’un de ses offi­ciers d’ordonnance la pour­suite d’un recueil de ren­sei­gne­ments sur les offi­ciers, four­nis, au départ, par le minis­tère de l’Intérieur. 25 000 ­dos­siers, nom­més fiches, furent ain­si enri­chis ou consti­tués, à l’aide d’informations trans­mises par la hié­rar­chie mili­taire, quel­que­fois aidée par les francs-maçons, qui dis­po­saient de loges dans toutes les villes de gar­ni­son. Le chef de cabi­net et l’officier d’ordonnance du ministre étaient membres du Grand Orient de France.

Poussé à la démission

Inter­pel­lé à ce sujet à la Chambre des dépu­tés, le ministre tom­ba des nues, igno­rant, non point ce concours, mais les formes qu’il revê­tait, inad­mis­sibles, et arrê­tées à son insu. Un dépu­té extré­miste, Gabriel Syve­ton, se per­mit de le gifler publi­que­ment à deux reprises. Ulcé­ré, épui­sé, quoiqu’il fût une force de la nature, Louis André démis­sion­na en novembre 1904. Il adres­sa une lettre au pré­sident du Conseil, Émile Combes, qui dit les ravages du har­cè­le­ment dont il avait été vic­time pen­dant plus de quatre ans :

« (…) Je ne vis plus. À toute minute, je m’attends à apprendre que les membres du Conseil supé­rieur de la Guerre, dont l’animosité contre ma per­sonne et mon œuvre répu­bli­caine m’est connue, ont fait auprès de M. Lou­bet (le Pré­sident de la ­Répu­blique) quelque démarche me visant. Si pareil acte se pro­dui­sait, je ne suis pas homme à le ­sup­por­ter. » Son minis­tère avait été l’un des plus longs de la IIIe République.

Jusqu’en 1910, il demeu­ra conseiller géné­ral de Gevrey-Cham­ber­tin, en Côte‑d’Or. Il mou­rut à Dijon le 18 mars 1913, un an avant le déclen­che­ment de la Grande Guerre, d’artériosclérose : grand fumeur, il avait fait, durant sa sco­la­ri­té à l’École ­poly­tech­nique, douze jours de salle de police pour avoir fumé dans des locaux où c’était interdit.

Une personnalité hors du commun

La per­son­na­li­té du géné­ral André était aus­si peu banale que son répu­bli­ca­nisme était sans conces­sion. Il épou­sa en 1876 une jeune can­ta­trice pro­mise à un grand ave­nir pro­fes­sion­nel, déjà recon­nue en France et en Grande-Bre­tagne, Mar­gue­rite Cho­pis. Il a 38 ans, elle 24. Leur mariage fut heu­reux, comme celui de Wins­ton Chur­chill avec Clé­men­tine Hozier. Mais c’était com­plè­te­ment aty­pique dans l’armée de l’époque et, au début, la bonne socié­té refu­sa de les recevoir.

Libre pen­seur, dis­ciple d’Émile Lit­tré, qui lui a deman­dé des articles, adepte de la phi­lo­so­phie ­posi­ti­viste d’Auguste Comte, Louis André est l’un des rares offi­ciers de haut rang à être répu­bli­cain, au sein d’une armée deve­nue, après la défaite de 1870, monar­chiste, clé­ri­cale et, très sou­vent, d’un anti­sé­mi­tisme fana­tique. Louis André n’était pas franc-maçon, contrai­re­ment à une légende tenace et, s’il béné­fi­cia, à un cer­tain moment, de l’intervention de cette Fra­ter­ni­té, ce fut sous une forme qu’il n’eût pas tolé­rée s’il l’avait sue.

Un chef très respecté

Au phy­sique, il était de grande taille, maigre, élé­gant, excellent cava­lier – il ne vide­ra les étriers qu’une seule fois dans sa vie –, peu mili­taire d’apparence, notam­ment dans son habille­ment, et pour­tant ­vis­cé­ra­le­ment atta­ché à la chose mili­taire. Son ­com­por­te­ment intran­si­geant sur les fon­da­men­taux répu­bli­cains le fai­sait par­fois paraître rêche ou rigide, dans un minis­tère accou­tu­mé aux passe-droits, aux « aber­ra­tions » ou aux « mons­truo­si­tés », mais les sol­dats l’adoraient, de même que le per­son­nel de l’École poly­tech­nique, qui lui offrit un pré­sent lors de son départ en 1896. La vin­dicte extré­miste qui pré­ten­dait lui dic­ter son com­por­te­ment de ministre s’acharna contre lui, le disant ven­du à des forces occultes, l’accusant de détruire l’armée, le ­cari­ca­tu­rant en ivrogne alors qu’il ne buvait pas et allant jusqu’à le qua­li­fier de « laid ». 

Il convient de rap­pe­ler que l’affaire Drey­fus conti­nua de pro­duire des effets de haine après le ver­dict de la Cour de cas­sa­tion en 1906 : en 1910, deux coups de feu sont tirés sur Alfred Drey­fus, lors du trans­fert au Pan­théon de la dépouille d’Émile Zola. L’auteur de l’attentat, immé­dia­te­ment appré­hen­dé, est un jour­na­liste du nom de Gré­go­ri, qui se pré­sente comme un « fervent patriote » et déclare n’avoir pu sup­por­ter l’humiliation infli­gée à l’armée fran­çaise. Son geste fait écho aux cris des mani­fes­tants natio­na­listes qui, au même moment, entourent le Pan­théon et, depuis la veille, tentent par tous les moyens d’empêcher la cérémonie.


Avec le concours d’Alain Galon­nier et de Vincent Raude. Des remer­cie­ments par­ti­cu­liers vont à Édouard Bouyé et Jean-Bap­tiste Dor, des Archives dépar­te­men­tales de Côte‑d’Or.


Pour aller plus loin : 

André (Louis), Cinq ans de minis­tère, Hachette, Paris, 1909, opus cité.

Does­sant (Serge), Le géné­ral André, édi­tions Glyphe, Paris, 2009.

Bre­din (Jean-Denis), de l’Académie fran­çaise, L’Affaire, Fayard-Jul­liard, Paris, 1993.

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