Faire vivre ensemble juniors et seniors

Dossier : ExpressionsMagazine N°748 Octobre 2019

Nicole et John­ny vivent ensemble depuis trois ans. Leur his­toire res­semble à un conte de fées moderne et est emblé­ma­tique de ces mil­liers de ren­contres que l’association ensemble2générations rend pos­sible chaque année.

Quand on lui demande où il habite, John­ny répond : « Chez ma grand-mère. » C’est dire s’il se sent bien chez Nicole où il loge depuis trois ans. Et qu’importe s’il a une heure trente de tra­jet pour rejoindre l’Inalco (Ins­ti­tut natio­nal des langues et civi­li­sa­tions orien­tales) où il ter­mine sa licence de coréen ! « Dès que je rentre, avant même de poser mes affaires, je vais voir Nicole, dis­cu­ter avec elle, lui racon­ter ma jour­née. Je ne croyais pas que cela aurait pu être aus­si bien », recon­naît-il. En fait, elle non plus ! D’ailleurs, au début, la pers­pec­tive d’avoir quelqu’un dans sa mai­son ne l’enchantait guère. Mais cela ras­su­rait ses filles, inquiètes de la savoir seule, la nuit, dans sa grande maison.

Aujourd’hui, John­ny et elle sont comme les deux doigts de la main. John­ny est là les week-ends et le soir, sauf excep­tion. « Il me rend plein de petits ser­vices qui faci­litent ma vie. Il sait où je dois mettre mes affaires pour les retrou­ver sans les voir… Comme mes yeux me lâchent de plus en plus, il me fait la lec­ture, m’aide pour mon cour­rier, me lit mes mails… Du coup, il connaît tout de ma famille ; il en fait par­tie d’ailleurs. »

Une véritable aide mutuelle

La pré­sence de John­ny per­met à Nicole de res­ter chez elle, dans son uni­vers, avec son jar­din. « Avoir un gar­çon à la mai­son, c’est for­mi­dable, j’adore son côté pro­tec­teur. » Blot­tie dans son cana­pé à côté de ce grand jeune homme de 23 ans, elle pour­suit, taquine : « En plus, John­ny m’a fait décou­vrir un truc magique, Inter­net ! Être avec des jeunes m’a tou­jours inté­res­sée, cela per­met de ne pas trop vieillir… » Alors pour­suit-elle avec beau­coup de ten­dresse, « j’ai adop­té John­ny. Son départ ne me réjouit pas… » Elle lui prend le bras : « Il fau­dra bien que tu reviennes ! » Pour John­ny, c’est évident. Quand il sera au Cana­da où il va pour­suivre son cur­sus, il y aura le mail et le télé­phone. Mais elle sera tou­jours la pre­mière per­sonne qu’il ira voir quand il pas­se­ra à Paris.

“Une personne de plus de 60 ans sur trois
est confrontée à la solitude”

Répondre à une nécessité sociale

C’est une idée toute simple : loger éco­no­mi­que­ment des étu­diants à la recherche de loge­ment chez des per­sonnes âgées souf­frant de soli­tude. Que d’idées pré­con­çues à sur­mon­ter et quelle per­sé­vé­rance il faut pour inven­ter un ser­vice social plus néces­saire que jamais ! Mais la réus­site est là et amène à étendre l’offre de loge­ment à de jeunes sala­riés. Un exemple qui fait des émules au-delà de nos frontières.

Nombre de seniors souffrent de soli­tude, et cela pèse sur leur san­té : selon le Cré­doc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des condi­tions de vie), une per­sonne de plus de 60 ans sur trois est confron­tée à la soli­tude. Cette ques­tion pré­oc­cupe leurs enfants, sou­vent dis­tants de cen­taines de kilo­mètres. De leur côté, beau­coup d’étudiants peinent à trou­ver un loge­ment : les 16 heures de tra­vail heb­do­ma­daires qui peuvent leur être néces­saires pour payer leur loyer se soldent par 50 % d’échecs dans leurs études, et si des emprunts sont contrac­tés, ils sont dif­fi­ciles à rembourser.

À chacun la formule qui lui convient

L’association ensemble2générations (E2G), créée en 2006 par Typhaine de Pen­fen­te­nyo, a trou­vé une réponse simple à ces pro­blèmes en pro­po­sant à des seniors d’offrir à des juniors un loge­ment à prix rai­son­nable. Plu­sieurs for­mules sont pro­po­sées, qui dépendent sur­tout de l’âge des seniors. Dans le cas des per­sonnes les plus âgées, qui ont essen­tiel­le­ment besoin d’une pré­sence le soir et la nuit, l’étudiant béné­fi­cie d’un loge­ment gra­tuit et s’engage à être pré­sent le soir et les nuits, excep­té un soir par semaine, deux week-ends par mois et quatre semaines de vacances dont celle de Noël.

Dans un deuxième type de for­mule, pour un tarif éco­no­mique (100 € par mois), l’étudiant par­ti­cipe aux charges d’habitation et apporte des ser­vices comme aider aux démarches numé­riques ou accom­pa­gner son hôte dans des sor­ties. Enfin, dans la troi­sième for­mule, l’étudiant paye un loyer soli­daire (20 % en des­sous du prix du mar­ché), qui repré­sente un com­plé­ment de reve­nu pour la per­sonne âgée, en plus d’une com­pa­gnie et de ser­vices spontanés.

L’art subtil de l’accommodement

L’idée est simple, lumi­neuse même, mais elle demande de sur­mon­ter bien des idées reçues et de créer la confiance. C’est là le savoir-faire déve­lop­pé par E2G : « Nous connais­sons un peu ce que fut la vie de la per­sonne âgée, son métier, son envi­ron­ne­ment cultu­rel – nous lui avons sou­mis un petit ques­tion­naire en la ren­con­trant à son domi­cile –, et nous atten­dons de rece­voir le dos­sier d’un jeune qui par­tage le même uni­vers. Par exemple, la musique peut être un lien puis­sant : plu­sieurs binômes sont consti­tués de per­sonnes âgées mélo­manes et d’étudiants musi­ciens. Dans bien des cas, le vivre-ensemble se crée plus faci­le­ment qu’au sein des liens fami­liaux. L’écart d’une géné­ra­tion entre deux per­sonnes réunit deux vul­né­ra­bi­li­tés, celles d’un jeune et d’un ancien, qui s’entraident. Nous avons édi­té un livre (télé­char­geable), Ensemble deux géné­ra­tions, qui raconte ces nom­breuses his­toires de vies partagées. »

On peut ain­si voir des ren­contres impro­bables, comme celle d’une jeune Maro­caine éprise de rug­by logée chez le père d’un grand pro­fes­sion­nel du rug­by, et qui a pu assis­ter à la coupe d’Europe dans la tri­bune officielle.

L’association réunit régu­liè­re­ment, sépa­ré­ment, les jeunes et les seniors pour s’assurer que tout va bien et faci­li­ter les échanges d’expériences.

Les difficultés d’un changement d’échelle

Vu l’enjeu, on peut pen­ser que l’association, qui a créé 4 200 binômes en douze ans, devrait chan­ger rapi­de­ment d’échelle. Elle a d’ailleurs déjà créé 29 antennes en France, grâce à des pro­cé­dures sys­té­ma­ti­sées : un ordi­na­teur pro­gram­mé, une charte gra­phique, des don­nées répar­ties en 200 docu­ments repro­duc­tibles, deux jours de for­ma­tion pour le ou la res­pon­sable, une aide allant de 1 500 à 2 000 euros pour le démar­rage d’une antenne, des affiches, des tracts et des dépliants. Tou­te­fois, les sub­ven­tions lui sont chi­che­ment dis­tri­buées, et sont même remises en cause en ces temps d’économies, mena­çant le fonc­tion­ne­ment, voire la sur­vie de l’association.

Pour­tant son action per­met à la col­lec­ti­vi­té de faire rapi­de­ment des éco­no­mies : un étu­diant héber­gé ne demande pas d’allocation loge­ment (1 500 euros) ; l’entrée de per­sonnes âgées en mai­son de retraite peut être recu­lée de trois ou quatre ans (coût annuel pour la col­lec­ti­vi­té 20 000 euros) ; l’aide à domi­cile pro­fes­sion­nelle pour une simple veille sécu­ri­sée la nuit peut être évi­tée et faire éco­no­mi­ser aux familles jusqu’à 3 000 euros par mois. Selon E2G, 1 euro inves­ti par une col­lec­ti­vi­té lui en fait éco­no­mi­ser 12.

Une reconnaissance plus médiatique que structurelle

Mais l’association n’a pas encore les struc­tures de gou­ver­nance exi­gées pour béné­fi­cier du label de l’ESS. Pour sol­li­ci­ter des aides de l’Europe, il faut consa­crer un temps dérai­son­nable à la consti­tu­tion des dos­siers, et dis­po­ser d’une tré­so­re­rie solide vu les délais de paie­ment. Enfin, l’action d’E2G ne se compte guère en nombre d’emplois créés, ce qui la met en déca­lage avec les urgences du moment.

Bien qu’elle soit une ini­tia­tive par­mi les plus média­ti­sées, elle peine à obte­nir les aides publiques à un niveau cor­res­pon­dant aux enjeux d’aujourd’hui. Cepen­dant, un sou­tien de la Fon­da­tion Bet­ten­court Schuel­ler pour un finan­ce­ment d’étude de chan­ge­ment d’échelle et un par­te­na­riat ori­gi­nal avec l’association Accor­dés peuvent chan­ger la donne.

“1 million de places
en maisons de retraite
et bientôt 15 millions de retraités”

Un maillage bientôt international

L’association a éga­le­ment com­men­cé à essai­mer dans le monde : au Japon, où elle compte trois agences ; en Corée du Sud, qui connaît aus­si d’importants pro­blèmes de vieillis­se­ment de popu­la­tion et où le gou­ver­ne­ment prend en charge le finan­ce­ment et la com­mu­ni­ca­tion de l’antenne de l’association ; au Cana­da, ain­si qu’à la Mar­ti­nique et à la Réunion. L’association pro­pose de par­ta­ger son savoir-faire avec ceux qui vou­draient créer hors de nos fron­tières des agences pour déve­lop­per ce type d’échanges.

ensemble2générations est par ailleurs admi­nis­tra­teur de Home­share Inter­na­tio­nal, qui fédère toutes les ini­tia­tives de coha­bi­ta­tion inter­gé­né­ra­tion­nelles dans le monde et dont le congrès se tient tous les deux ans, chaque fois dans un pays dif­fé­rent. Le der­nier s’est tenu à Bruxelles en mars 2019 avec des délé­gués de 17 pays dont l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, l’Autriche, la Bel­gique, la France, l’Angleterre, les USA, l’Espagne, l’Allemagne et le Cana­da, ce qui montre que tous les pays riches laissent de plus en plus les « vieux » à leur sort, à la dif­fé­rence de nombre de pays moins développés.

Quand l’entreprise peut servir une cause nationale

En créant l’association Accor­dés, Jean-Renaud d’Elissagaray a une idée très simple : « D’un côté, de nom­breux sala­riés ont la charge, soit d’un parent âgé, soit d’un enfant étu­diant. De l’autre, les com­pa­gnies d’assurances et de pré­voyance ont comme clients des per­sonnes âgées vivant seules et des jeunes pro­fes­sion­nels à la recherche d’un loge­ment. L’idée de pro­po­ser aux entre­prises de sou­te­nir leurs sala­riés qu’on nomme aidants fami­liaux, ou aux mutuelles leurs clients en recou­rant au savoir-faire opé­ra­tion­nel d’E2G s’est impo­sée natu­rel­le­ment. Elle per­met d’aider le pas­sage d’E2G à une autre échelle et de sécu­ri­ser son busi­ness model. »

Il est ain­si pro­po­sé aux entre­prises de sous­crire un abon­ne­ment annuel à Accor­dés (de 1 000 euros pour les PME à 50 000 euros pour les mul­ti­na­tio­nales). Elles versent en outre à E2G une contri­bu­tion annuelle for­fai­taire de 400 euros par membre de la famille du sala­rié pris en charge. Les dis­tinc­tions d’E2G ain­si que ses par­te­na­riats avec les pou­voirs publics, des col­lec­ti­vi­tés locales, des fon­da­tions ras­surent l’entreprise sur la qua­li­té de la prise en charge des proches de ses collaborateurs.

L’association Accor­dés ajoute à l’animation de pro­jet d’E2G un volet à des­ti­na­tion des entre­prises : un inter­lo­cu­teur spé­ci­fique veille au fonc­tion­ne­ment du dis­po­si­tif auprès des sala­riés et assure auprès du finan­ceur un repor­ting sur les opé­ra­tions réa­li­sées. Les béné­fices d’Accordés contri­buent, sous forme de dons, au déve­lop­pe­ment d’E2G.

En adop­tant ce dis­po­si­tif ori­gi­nal, les entre­prises pour­ront sou­la­ger les contraintes pesant sur leurs sala­riés et aider à trai­ter la pré­ca­ri­té des jeunes et la soli­tude des seniors. Le dis­po­si­tif mis en place au béné­fice des sala­riés trouve rapi­de­ment un retour éco­no­mique favo­rable, selon le modèle d’Accordés.

La patience des entreprenants

On assis­te­rait ain­si à la créa­tion d’un nou­veau ser­vice social assu­ré par une asso­cia­tion et en par­tie finan­cé par le sec­teur pri­vé. Cet exemple montre, à nou­veau, que des entre­pre­nants ont l’art de détec­ter des besoins sociaux mal pris en charge, de leur don­ner des réponses et d’élaborer avec per­sé­vé­rance une stra­té­gie pour chan­ger le monde dans le sens de leurs rêves. Car, nous ne devons pas oublier que le vieillis­se­ment de la popu­la­tion concerne l’ensemble de la col­lec­ti­vi­té natio­nale. En France, un tiers des per­sonnes de plus de 60 ans sont confron­tées à la soli­tude et 3 000 per­sonnes de plus de 65 ans se sui­cident chaque année, dont 70 % demeu­rant chez elles. Comme nous ne dis­po­sons que d’1 mil­lion de places en mai­sons de retraite et que nous comp­te­rons bien­tôt 15 mil­lions de retrai­tés, le main­tien à domi­cile est une néces­si­té et une urgence.


Ressources

Livre Ensemble deux géné­ra­tions télé­char­geable sur le site http://ensemble2generations.fr/

Cet article est tiré de la revue de l’École de Paris de mana­ge­ment et du compte-ren­du don­né sur le site Le jar­din des entre­pre­nants (http://www.lejardindesentreprenants.org/)

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