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Dossier : Nouvelles du PlatâlMagazine N°748 Octobre 2019Par Vimala MAILLARD (2017)Par Mathias ANDLER (2017)Par Yassine ACHOUR (2017)Par Mayeul CAYATTE (2017)Par Arthur ECOFFET (2017)Par Pierre FERNANDEZ (2017)

« Ouh-ouh ! Ouh-hou ah ah ! » On a tous en tête ces puis­sants cris de grands singes, mais vous êtes-vous déjà deman­dé pour­quoi ces espèces, dont on nous répète sans cesse la proxi­mi­té à Homo sapiens, ne pos­sé­de­raient-elles pas elles aus­si un lan­gage aus­si com­plexe que le nôtre ? Sûre­ment pas, mais heu­reu­se­ment, des cher­cheurs des équipes « Neu­roi­ma­ge­rie du lan­gage » et « Ima­ge­rie pro­fonde » du centre Neu­roS­pin se sont posé la ques­tion pour vous.

Une des hypo­thèses sur ce sujet est que la dif­fé­rence réside dans notre capa­ci­té à sai­sir des règles impli­cites dans les séquences, et cela en quelques dixièmes de secondes. À titre d’exemple, si l’on vous pré­sente la séquence AABBCC, vous la lirez et la retien­drez très pro­ba­ble­ment en 3 mor­ceaux : AA, BB, CC. Mais les singes retiennent-ils cette séquence de la même manière ?

Un PSC original

Notre groupe de six X 2017, avec l’aide de cher­cheurs du centre Neu­roS­pin, s’est pen­ché sur cette ques­tion dans le cadre de notre pro­jet scien­ti­fique col­lec­tif (PSC) : nous avons cher­ché à mettre en évi­dence que le cer­veau humain est capable de recon­naître des motifs dans une séquence (répé­ti­tion, miroir, sub­sti­tu­tion, etc.). Cet article illustre une démarche inédite dans la réa­li­sa­tion d’une expé­rience de neu­ros­ciences : créer un jeu sur smart­phone, réa­li­sable aus­si bien par des humains que par des singes.

Au départ, une hypo­thèse prin­ci­pale : la pré­sence de régu­la­ri­té, si elle est détec­tée, faci­lite la mémo­ri­sa­tion d’une séquence. Le prin­cipe de notre expé­rience se des­sine déjà : le sujet devra mémo­ri­ser une séquence, puis la repro­duire. Mais si le prin­cipe de l’expérience est facile à éta­blir, nous nous sommes vite ren­du compte de la contrainte que nous impo­sait la forme de l’expérience !

La pre­mière ques­tion est la sui­vante : que veut-on tes­ter ? Nous sommes avant tout par­tis d’une intui­tion : le cer­veau humain recon­naî­trait et mémo­ri­se­rait par­ti­cu­liè­re­ment aisé­ment les répé­ti­tions et les séquences miroirs du type ABBA, qui sont des struc­tures toutes par­ti­cu­lières en musique ou en pein­ture par exemple.

Pour tes­ter ces hypo­thèses, nous avons conçu un lan­gage for­mel capable de décrire, de manière com­pacte, toutes les séquences de six élé­ments avec trois cou­leurs dif­fé­rentes. Puis nous avons construit des opé­ra­tions pour répé­ter les séquences et en faire le miroir. Par exemple, l’opération miroir (AB) trans­forme AB en BA. Chaque expres­sion était dotée d’une com­plexi­té liée aux opé­ra­tions uti­li­sées pour la construire dans le lan­gage. L’hypothèse psy­cho­lo­gique que nous avons mise à l’œuvre dans nos expé­riences est que les par­ti­ci­pants tentent de « com­pres­ser » men­ta­le­ment la séquence, c’est-à-dire de sto­cker la séquence sous sa forme de com­plexi­té minimale.

Une « app »

Comme nous avions besoin d’un grand nombre de don­nées pour que l’interprétation sta­tis­tique ait un sens, nous avons déci­dé de faire l’expérience sous la forme d’une appli­ca­tion mobile : une méthode peu employée dans le milieu des neu­ros­ciences, bien qu’elle se révèle ici très adé­quate, et réa­li­sable sans trop de moyens !

Par exemple, il fal­lait trou­ver la manière opti­male pour l’utilisateur de repro­duire la séquence, qui lui a été pré­sen­tée, sur un écran tac­tile (ça peut paraître ano­din…) en limi­tant au maxi­mum la pré­sence de biais moteurs : le temps pris par l’utilisateur pour repro­duire une séquence devait être uni­que­ment lié à la com­plexi­té d’encodage de celle-ci et non à la façon dont elle est tapée sur l’écran. On pour­rait rap­pro­cher cette idée d’une obser­va­tion simple : taper « azer­tyuio » sur un cla­vier est rapide non pas parce que le mot a une évo­ca­tion dans notre esprit, mais parce que les lettres sont proches sur le clavier.

Nous avons aus­si mis beau­coup de temps à choi­sir le type de sti­mu­li : séquences de sons ? séquences de cou­leurs ? images ? formes ? La lit­té­ra­ture sur les expé­riences avec des formes géo­mé­triques montre une grande capa­ci­té des humains à décou­per en séquences une repré­sen­ta­tion spa­tiale. Mais cette capa­ci­té de recon­nais­sance spa­tiale, très pro­non­cée chez l’Homme, l’est moins chez le singe : ce serait un biais majeur dans l’étude com­pa­ra­tive. Des sons ? Cela serait aus­si don­ner un avan­tage consi­dé­rable à l’Homme bien plus per­for­mant sur des tests d’audition. Mais alors que faire ? Les singes sont sen­sibles aux cou­leurs. Cette idée est d’ailleurs d’autant plus inté­res­sante, que les don­nées de forme et de cou­leur sont trai­tées par une aire du cer­veau bien dis­tincte de celle qui étu­die le carac­tère séquen­tiel d’un stimulus.

“Notre capacité
d’apprentissage très élevée est
une des différences
fondamentales entre singes et humains”

Premiers résultats

Une fois l’application déve­lop­pée et publiée sur le Play Store, nous avons obser­vé un pre­mier résul­tat posi­tif et fon­da­teur : les séquences de faible com­plexi­té étaient en pro­por­tion plus sou­vent réus­sies, et avec des temps de réponse plus réduits. On a noté cepen­dant que cela ne repré­sente qu’une ten­dance et qu’aucun groupe de points ne se détache réel­le­ment. Nous ne retrou­vions pas de manière évi­dente nos groupes de com­plexi­tés. Il a donc fal­lu affi­ner notre analyse.

Après plu­sieurs ten­ta­tives et plu­sieurs échecs, des études plus pous­sées ont mon­tré deux résul­tats. Tout d’abord, le temps de réac­tion n’était fina­le­ment pas un para­mètre assez dis­cri­mi­nant car dif­fé­rents indi­vi­dus sont plus ou moins réac­tifs. Par ailleurs, les résul­tats sont presque les mêmes, que le miroir soit consi­dé­ré aus­si dur que la répé­ti­tion, ou bien qu’il soit consi­dé­ré comme indécelable.

Apprentissage et mémorisation

Ce der­nier résul­tat n’est pas un échec. Si ce n’est pas l’hypothèse que nous avions faite au départ, nous avons obte­nu un résul­tat bien plus fort : le miroir n’apparaît pas comme une manière per­ti­nente d’encoder les don­nées. Il semble que cela reflète le fait que les séquences sont « fla­shées » et qu’elles perdent ain­si leur carac­tère spa­tial qui est fon­da­men­tal pour dis­tin­guer un miroir. Le miroir ne serait donc pas asso­cié au codage abs­trait des séquences temporelles. 

Une autre expli­ca­tion serait la briè­ve­té des séquences que nous trai­tons, que les répé­ti­tions suf­fisent à sim­pli­fier. De manière inté­res­sante, les six membres de l’équipe trouvent au contraire que les séquences pré­sen­tant un miroir sont plus faciles à mémo­ri­ser : nous avons donc appris à recon­naître des miroirs. Cette capa­ci­té d’apprentissage très éle­vée est jus­te­ment une des dif­fé­rences fon­da­men­tales entre singes et humains. Dans ce contexte, un tra­vail ulté­rieur sur une quan­ti­fi­ca­tion de l’effet de l’apprentissage des com­pres­sions dif­fé­rentes de séquences serait inté­res­sant. On pour­rait par exemple com­pa­rer des sujets entraî­nés en auto­di­dactes, à ceux ayant appris les tech­niques de mémo­ri­sa­tion pres­sen­ties dans ce travail.

Qu’attendre alors de l’adaptation de notre expé­rience à des singes ? Auront-ils des résul­tats simi­laires ? Notre capa­ci­té d’apprentissage est-elle dif­fé­rente des pri­mates ? Comme quoi, un peu de temps, un groupe de PSC, un ordi­na­teur et quelques télé­phones por­tables peuvent répondre à de nom­breuses ques­tions sur le cer­veau humain… et en sus­ci­ter encore davantage ! 

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