Barrage de Gilets jaunes

Les Gilets jaunes sous l’œil des économètres

Dossier : Nouvelles du PlatâlMagazine N°747 Septembre 2019Par Pierre C. BOYERPar Vincent ROLLET (2016)

Nous avons cher­ché à iden­tifier les déter­mi­nants de la mobi­li­sa­tion des « Gilets jaunes » à ses débuts. La col­lecte de don­nées sur Face­book et la loca­li­sa­tion des blo­cages des ronds-points nous ont per­mis de car­to­gra­phier le mou­ve­ment des « Gilets jaunes » online et offline. Les résul­tats élec­to­raux à l’élection pré­si­den­tielle de 2017, la part locale des véhi­cules die­sels et le taux de pau­vre­té des retrai­tés appa­raissent fai­ble­ment cor­ré­lés à la mobi­li­sa­tion. La mobi­li­té, mesu­rée par la limi­ta­tion des routes secon­daires à 80 km/h et les dis­tances domi­cile-tra­vail, appa­raît en revanche comme un fac­teur impor­tant pour expli­quer les ori­gines du mouvement.

La naissance d’un mouvement

JR : Vous avez publié une note d’étude remar­quée sur la dyna­mique du mou­ve­ment des Gilets jaunes (Notes de l’Institut des poli­tiques publiques – Le ter­ri­toire des gilets jaunes – avril 2019). Pour­quoi ce sujet ?

Vincent Rol­let : J’étais assis­tant de recherche au Crest lorsque le mou­ve­ment a écla­té. Nous nous sommes dit qu’il y avait là une vraie oppor­tu­ni­té pour étu­dier la nais­sance d’un mou­ve­ment avec des dif­fi­cul­tés métho­do­lo­giques inté­res­santes : le poten­tiel de mobi­li­sa­tion était impor­tant, mais le mou­ve­ment très écla­té avec une grande dis­per­sion sur le ter­ri­toire. Il était donc dif­fi­cile a prio­ri de mesu­rer la mobi­li­sa­tion. Par exemple, on pou­vait essayer d’utiliser les temps de par­cours rou­tiers four­nis par l’application Google Maps : un blo­cage rou­tier y est déce­lé par une aug­men­ta­tion bru­tale des temps de par­cours pas­sant par le point de blo­cage sup­po­sé (rond-point, etc.). Nous avons plu­tôt choi­si de nous baser sur les réseaux sociaux : nous avons recen­sé plu­sieurs mil­liers de pages Face­book rela­tives à des mobi­li­sa­tions ponc­tuelles, ain­si qu’environ un mil­lion de tweets ! Cela a per­mis de car­to­gra­phier fine­ment les pre­mières mani­fes­ta­tions, très loca­li­sées, du mouvement.

Courbe en baisse
Part des publi­ca­tions com­por­tant un mot du champ lexi­cal de l’essence

Internet et le développement du mouvement des Gilets jaunes

Pierre Boyer : Avec les Gilets jaunes et leur pré­sen­ta­tion par les médias, on est devant un pro­blème clas­sique, avec de nom­breuses car­to­gra­phies et ana­lyses qu’on a du mal à com­prendre parce qu’elles se basent sur des don­nées dif­fé­rentes, exploi­tées selon des règles dif­fé­rentes. Il est très dif­fi­cile de quan­ti­fier l’importance du mou­ve­ment et de sépa­rer plu­sieurs fac­teurs de mobi­li­sa­tion for­te­ment cor­ré­lés (pau­vre­té, perte d’attractivité des ter­ri­toires, dés­in­dus­tria­li­sa­tion, etc.). Nous vou­lions éga­le­ment appor­ter un éclai­rage sur les inter­ac­tions entre mobi­li­sa­tion en ligne et mobi­li­sa­tion phy­sique. Quel rôle a joué inter­net dans le déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment ? C’est quelque chose qui a été étu­dié avec les « Prin­temps arabes », ou encore avec les évé­ne­ments der­niers en Algé­rie, mais c’était la pre­mière oppor­tu­ni­té de faire une telle ana­lyse sur un mou­ve­ment de grande taille en Europe.

Identification de différentes variables explicatives

Si nous obser­vons des cor­ré­la­tions signi­fi­ca­tives entre la mobi­li­sa­tion et un cer­tain nombre de variables (vote extrême, iso­le­ment), ces cor­ré­la­tions n’expliquent pas pour autant le mou­ve­ment. La ques­tion est de savoir par exemple si une aug­men­ta­tion impor­tante de taxe (ici, la taxe car­bone sur l’essence) mais dans un contexte avec une coor­di­na­tion faible par les réseaux sociaux aura plus ou moins d’impact qu’une aug­men­ta­tion plus faible, mais sur un milieu for­te­ment coor­don­né. Des méthodes éco­no­mé­triques nous ont per­mis d’isoler l’impact de dif­fé­rentes variables expli­ca­tives, et de mettre en avant l’importance des sujets liés à la mobi­li­té. Dans le cas pré­sent, il semble bien qu’il exis­tait une « poche de gaz » d’exaspération géné­rale, notam­ment due à l’abaissement de la vitesse limite à 80 km/h : c’est clai­re­ment avec cette variable qu’on a trou­vé la cor­ré­la­tion la plus forte par­mi celles que nous avons mises en évi­dence. Et que cette « poche de gaz » a été enflam­mée par l’annonce de la taxe car­bone ! On voit aus­si qu’il exis­tait déjà, avant le mou­ve­ment, des « groupes de colère » locaux (Colère 97, Colère 92…), qui ont pu ser­vir de point de départ pour l’embrasement du mouvement.

Carte représentant le nombre de blocages par zone d’emploi.
Quan­ti­té de blo­cages par zone d’emploi.
Carte représentant le nombre de blocages rapporté au nombre d’habitants par zone d’emploi.
Nombre de blo­cages rap­por­té au nombre d’habitants par zone d’emploi.
Carte de France représentant le nombre de groupes Facebook rapporté au nombre d’habitants du département.
Nombre de groupes Face­book rap­por­té au nombre d’habitants du département.

Une interprétation délicate

Néan­moins, l’interprétation reste déli­cate. Ain­si, il faut bien dis­tin­guer l’aspect géo­gra­phi­co-admi­nis­tra­tif (la répar­ti­tion par com­mune, par dépar­te­ment…) et la vision éco­no­mique par zone d’emploi : on voit alors émer­ger des faits non intui­tifs. Par exemple, on voit que la pro­por­tion de routes pas­sées à 80 km/h est rela­ti­ve­ment impor­tante dans des zones qu’on aurait pu sup­po­ser moins concer­nées, comme l’Île-de-France, ou la proxi­mi­té de grandes métro­poles comme Tou­louse ou Bor­deaux. Le mou­ve­ment des Gilets jaunes n’est donc pas seule­ment rural…

Des aspects à approfondir

Mais il y a encore bien d’autres aspects à appro­fon­dir : par exemple, quelle a été la mobi­li­sa­tion selon les caté­go­ries socio­pro­fes­sion­nelles ? Ou encore, quel a été l’impact du mou­ve­ment sur le vote aux élec­tions euro­péennes ? On sait que, glo­ba­le­ment, le mou­ve­ment lui-même – pour autant qu’il ait eu une expres­sion poli­tique – n’a pas émer­gé lors de ces élec­tions. Mais n’a‑t-il pas eu quand même un impact sur le vote des élec­teurs ? Il serait bien sûr très dif­fi­cile de répondre à ces ques­tions, pour un mou­ve­ment aus­si local dans son émer­gence comme dans son expres­sion : sa véri­table échelle semble bien être celle du rond-point.

A lire : Bon­nets rouges et Gilets jaunes

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