Vitamine T, le succès de la réinsertion sociale par l’économie

Dossier : ExpressionsMagazine N°746 Juin 2019
Par André DUPON

Depuis qua­rante ans, le groupe Vita­mine T – plus grosse entre­prise d’insertion sociale en France – lutte effi­ca­ce­ment contre le chô­mage de masse et de longue durée. André Dupon, son fon­da­teur, est un ancien orphe­lin des Appren­tis d’Auteuil qui veut rendre à la socié­té ce qu’il a reçu, en met­tant en avant son modèle qui lie action sociale et ini­tia­tive éco­no­mique, sou­vent à rebours des poli­tiques publiques. Nous repro­dui­sons ici de larges extraits de son expo­sé à l’École de Paris du management.

« Lorsqu’avec Pierre de Sain­ti­gnon [décé­dé le 9 mars 2019] nous avons créé Vita­mine T (avec un T pour “tra­vail”), j’étais édu­ca­teur dans une grande asso­cia­tion du Nord auprès du juge pour enfants du tri­bu­nal de Lille. En cette fin des années 1970, nous voyions péri­cli­ter les trente glo­rieuses. Des pans entiers de l’économie s’effondraient. La dés­in­dus­tria­li­sa­tion galo­pait, en par­ti­cu­lier dans le Nord, et le chô­mage de longue durée fai­sait son appa­ri­tion. Les entre­prises, y com­pris les plus sen­sibles à la dimen­sion sociale, nom­breuses dans le Nord, ne par­ve­naient même plus à accueillir nos jeunes comme balayeurs ou hommes à tout faire. (…)

Premières tentatives, succès relatif

L’aventure a com­men­cé dans l’euphorie, la bien­veillance que nous res­sen­tions pour nos publics nous inci­tant à toutes les inno­va­tions. Les entre­prises fami­liales du Nord nous ont fait confiance. Nous nous sommes lan­cés dans diverses acti­vi­tés, jusqu’à la construc­tion de pan­neaux solaires… que nous ne savions pas vendre, d’autant que la région man­quait cruel­le­ment de soleil. De jeunes retrai­tés de la Banque de France, que nous avons enrô­lés, ont déployé des col­lec­teurs de petite mon­naie dans les aéro­ports, “butin” des­ti­né à finan­cer des for­ma­tions. À Lille, nos jeunes tenaient des stands où ils ser­vaient des oranges pres­sées, accom­pa­gnées de leur CV. Les ini­tia­tives de ce type fourmillaient.

À l’époque, j’ignorais tout de l’économie. Tra­vailleur social, j’avais été for­mé aux hommes et non aux chiffres ! Haut de bilan, modèle éco­no­mique…, ces termes m’étaient étran­gers. (…) Nous étions encore des ama­teurs, pétris de bonne volon­té, mais trop peu pro­fes­sion­nels pour chan­ger d’échelle.

De l’amateurisme à la professionnalisation

Nous avons consa­cré la décen­nie sui­vante à nous for­mer, à appri­voi­ser les méthodes de ges­tion et les tech­niques de négo­cia­tion, à pen­ser l’adéquation entre le pro­duit et le mar­ché (…) : nous devions construire un modèle durable et pro­fes­sion­nel, explo­rer des niches éco­no­miques ori­gi­nales et por­teuses, nous affran­chir des finan­ce­ments publics. À l’époque, nous étions finan­cés à 70 % par l’État et les col­lec­ti­vi­tés. Aujourd’hui, ils ne contri­buent plus à notre bud­get qu’à hau­teur de 13 %. Tout le reste pro­vient de notre acti­vi­té éco­no­mique, repré­sen­tant 80 mil­lions d’euros en 2018.

Après avoir défi­ni une vision, struc­tu­ré un modèle de déve­lop­pe­ment et ciblé des acti­vi­tés mar­chandes, nous nous sommes lan­cés dans la créa­tion d’entreprises dites d’insertion, opé­rant dans des condi­tions stric­te­ment iden­tiques à celles de socié­tés clas­siques. J’étais convain­cu que c’était par l’économie que nous aide­rions les per­sonnes en dif­fi­cul­té à se récon­ci­lier avec elles-mêmes et avec l’emploi. Ain­si ont vu le jour des entre­prises de pro­pre­té, d’entretien d’espaces verts, de BTP… Mais une seule quête nous ani­mait : les per­sonnes que nous accom­pa­gnions étant uniques, nous devions leur offrir une gamme d’activités la plus large pos­sible, où elles puissent trou­ver leur place. Nous comp­tons aujourd’hui 18 filiales dans des sec­teurs variés, cha­cune ayant son modèle spécifique.

Cette période fut donc celle de la mon­tée en com­pé­tences du groupe Vita­mine T, dou­blée de la mise en place d’un modèle de gou­ver­nance volon­tai­re­ment contrai­gnant, grâce auquel l’impact social tutoie aisé­ment un modèle éco­no­mique concur­ren­tiel. Cette décen­nie de pro­fes­sion­na­li­sa­tion m’a impo­sé des choix dou­lou­reux. Les édu­ca­teurs mili­tants qui m’entouraient n’ont pas tous vou­lu ni su prendre un virage éco­no­mique, impli­quant par exemple de négo­cier avec des banques ou d’élaborer des busi­ness plans. (…)

“C’est par l’économie
que nous aidons les personnes à se réconcilier avec elles-mêmes et avec l’emploi”

Retour à l’usine

En 2008, nous avons béné­fi­cié d’un ali­gne­ment de pla­nètes. Dans la ban­lieue lil­loise, l’usine Thom­son, qui fabri­quait depuis qua­rante ans des appa­reils élec­tro­mé­na­gers, s’apprêtait à fer­mer. Seuls 130 sala­riés, seniors, y tra­vaillaient encore. Les auto­ri­tés locales nous en ont aler­tés. En visi­tant cet immense bâti­ment indus­triel déser­té, nous avons eu l’idée ful­gu­rante d’en faire une start-up de trai­te­ment des déchets élec­tro­niques. (…) J’ai dépo­sé une offre de reprise auprès du tri­bu­nal de com­merce de Nan­terre, paral­lè­le­ment à trois indus­triels qui enten­daient uni­que­ment démon­ter la friche. Je pro­po­sais de rache­ter l’ensemble pour 1 euro sym­bo­lique et m’engageais à reprendre les 130 der­niers ouvriers. Cer­tains d’entre eux conti­nuaient de se rendre à l’usine tous les matins, n’ayant pas annon­cé à leur famille qu’ils avaient été licen­ciés deux mois plus tôt. Au préa­lable, j’avais pris des contacts avec des grands groupes et avais obte­nu du minis­tère du Tra­vail que ces per­sonnes per­çoivent leur allo­ca­tion chô­mage quelques mois sup­plé­men­taires, le temps que nous trou­vions un modèle éco­no­mique viable et les embau­chions en CDI. Contre toute attente, le tri­bu­nal de com­merce a rete­nu notre dos­sier. Inutile de dire que j’ai pas­sé une nuit dif­fi­cile…, car nous fai­sions un pari insen­sé. Les employés eux-mêmes me pre­naient pour un patron exo­tique : eux qui avaient construit des appa­reils élec­tro­mé­na­gers pen­dant des décen­nies devaient main­te­nant les détruire !

© Anouk Desoury

Une entreprise solide

À sa nais­sance en 2008, cette entre­prise, Envie 2E, trai­tait 4 000 tonnes de déchets élec­tro­niques et géné­rait 400 000 euros de chiffre d’affaires annuel. Dix ans plus tard, elle recycle 100 000 tonnes de déchets, affiche 18 mil­lions d’euros de chiffre d’affaires et dégage un béné­fice après impôts de 2,3 mil­lions d’euros. Elle a accé­lé­ré la crois­sance de Vita­mine T. Dans son sillage, nous avons créé des filiales de recy­clage de véhi­cules hors d’usage ou encore de trai­te­ment des meubles. Le modèle éco­no­mique du groupe s’est orga­ni­sé autour d’une acti­vi­té domi­nante de valo­ri­sa­tion des déchets. S’y ajoutent un pôle de ser­vices, un pôle agri­cole et une agence d’intérim.

Depuis, nous avons connu une incroyable accé­lé­ra­tion. Notre acti­vi­té repré­sente 80 mil­lions d’euros en 2018, contre 30 mil­lions d’euros en 2010. Sur cette période, nous sommes pas­sés de 600 à 4 000 sala­riés. Le modèle a pros­pé­ré sur une base éco­no­mi­que­ment sou­te­nable et socia­le­ment profitable. (…)

Une désespérante préférence française pour le chômage

Vita­mine T est un obser­va­toire pri­vi­lé­gié du chô­mage, et plus encore du para­doxe abso­lu qu’est la pré­fé­rence du sys­tème fran­çais pour le chô­mage. Le noyau dur du chô­mage est esti­mé à 1 mil­lion d’individus en France, dont la plu­part sont sans emploi depuis plus de deux ans. Nous consta­tons chez eux une forme de renon­ce­ment. Nous avons de plus en plus affaire à des per­sonnes qui mani­festent une dis­tance par rap­port au tra­vail, mais aus­si une défiance vis-à-vis de nos pro­po­si­tions : elles n’y croient plus, ont aban­don­né. (…) Au-delà de stra­té­gies mar­gi­nales de contour­ne­ment et d’un très rela­tif confort des mini­ma sociaux, la vision que ces per­sonnes ont du tra­vail, et donc du chô­mage, a changé.

L’impact sociétal catastrophique du chômage de masse

Entre les gamins bles­sés par la vie dont je m’occupais naguère et les chô­meurs de l’industrie d’aujourd’hui, les seconds se sentent par­fois bien plus décon­si­dé­rés. Ils ont per­du toute confiance en eux, souffrent du regard de leur conjoint, de leurs voi­sins. Ils se trouvent dans de telles situa­tions com­por­te­men­tales et cog­ni­tives, ont tant per­du l’habitude de se pro­je­ter dans l’avenir, qu’ils doivent tout d’abord deve­nir des citoyens et retrou­ver confiance en eux.

Notre pre­mière mis­sion est de leur redon­ner de l’espoir, de les convaincre que c’est pos­sible. La plu­part ne sont pas prêts à tra­vailler, non parce qu’ils ne le veulent pas, mais parce qu’ils n’y croient plus. Para­doxe suprême, je n’ai jamais été autant sol­li­ci­té par des entre­prises pour for­mer des tra­vailleurs sus­cep­tibles d’occuper des postes qu’elles n’arrivent pas à pour­voir. Il faut prendre conscience de cette contra­dic­tion dra­ma­tique qui touche notre pays : les besoins d’emploi ne trouvent pas de réponse par­mi un public de lais­sés-pour-compte, que les poli­tiques publiques de lutte contre le chô­mage ne sont jamais par­ve­nues à réin­tro­duire dans le jeu éco­no­mique et social. Ces chô­meurs ont besoin d’entreprises comme les nôtres, prêtes à leur dis­pen­ser un accom­pa­gne­ment et une for­ma­tion, à les mettre en emploi, à leur offrir un vrai sta­tut et un vrai salaire, prêtes aus­si à s’emparer de leurs dif­fi­cul­tés quo­ti­diennes. (…) L’alchimie de Vita­mine T réside dans cet équi­libre entre la for­ma­tion, l’exigence – éco­no­mique, tech­no­lo­gique, pro­fes­sion­nelle – et la bien­veillance envers ces per­sonnes dont nous refa­çon­nons le destin.

“Combiner la performance économique et l’insertion sociale”

Les quatre piliers de la réussite

Avec le recul, j’identifie quatre grands piliers sur les­quels s’est bâtie la réus­site de Vita­mine T.

Le travail social allié à l’entreprise

Notre pre­mier fac­teur de suc­cès tient à une alliance entre le tra­vail social et l’entreprise. Il n’est pas ques­tion que nous can­ton­nions nos béné­fi­ciaires dans des ate­liers d’insertion qui les main­tien­draient dans une pré­ca­ri­té dégui­sée. Nous enten­dons leur offrir des emplois dans de belles entre­prises. C’est la meilleure façon de les récon­ci­lier avec eux-mêmes, car tout sys­tème pour les pauvres est un pauvre système.

Nous invi­tons nos par­te­naires à pas­ser de la com­pas­sion à la rai­son, d’une res­pon­sa­bi­li­té sociale et envi­ron­ne­men­tale par­fois de façade à une véri­table stra­té­gie d’intégration de per­sonnes très éloi­gnées de l’emploi, à l’aide de Vita­mine T. Sans nous conten­ter de clauses sociales dans des appels d’offres ou de sou­tiens ponc­tuels, nous consi­dé­rons que la meilleure alliance réside dans le capi­tal. Nous créons avec nos par­te­naires des joint ven­tures qui leur per­mettent de prendre part à la vision de Vita­mine T. Ils n’ont bien sûr pas voca­tion à y être majoritaires.

Une entre­prise sociale est d’abord une entre­prise [qui] assume plei­ne­ment son exer­cice social dans une éco­no­mie de mar­ché. Par chance, cette éco­no­mie est aujourd’hui en quête de sens et de valeurs [comme je le constate chez] de nom­breux diri­geants, y com­pris de TPE et PME [et chez les] jeunes diplô­més de grandes écoles.

S’affranchir des fonds publics

Je retiens notam­ment de mon expé­rience que tout semble concou­rir, dans notre pays, au main­tien des per­sonnes au chô­mage. Le retour vers l’emploi est un labo­rieux par­cours du com­bat­tant, qui met en risque les indi­vi­dus à de nom­breux égards, sans offrir un avan­tage déter­mi­nant par rap­port aux mini­ma sociaux. Le chô­mage est comme ins­ti­tu­tion­na­li­sé. (…) Pour échap­per à ces lour­deurs, nous nous sommes affran­chis de l’argent public. (…) Nombre d’entreprises d’insertion sont encore trop dépen­dantes de l’argent public. Elles se retrouvent dému­nies lorsque leurs béné­fi­ciaires n’ont pas trou­vé d’emploi après deux ans d’accompagnement et que l’aide de l’État cesse. (…) Il est vrai que Vita­mine T jouit d’un avan­tage “com­pé­ti­tif” : non seule­ment nous sommes per­for­mants, mais nous ne ver­sons pas de divi­dendes. Les résul­tats conso­li­dés après impôts que nous déga­geons chaque année sont réin­jec­tés inté­gra­le­ment dans nos entre­prises. Cela nous per­met de sou­te­nir des pro­grammes sociaux. Ain­si, si deux ans ne suf­fisent pas à une per­sonne pour se récon­ci­lier avec elle-même et avec le tra­vail, nous la gar­dons davantage.

L’innovation sociale permanente

Son suc­cès, Vita­mine T le tient aus­si de l’innovation sociale. Nous sommes en quête des méthodes les plus per­ti­nentes pour nos béné­fi­ciaires, qu’elles passent par la culture, le sport ou bien d’autres che­mins. (…) Le pro­gramme 1 000 per­sonnes, 1 000 des­tins, que nous venons de rem­por­ter auprès du minis­tère du Tra­vail, est la plus récente illus­tra­tion de cette volon­té d’innovation. Nous le finan­ce­rons à 50 % par notre haut de bilan. Grâce à lui, nous dis­sé­mi­ne­rons des équipes de coaches, ou boos­ters, dans les zones les plus dif­fi­ciles du nord de la France, au pied des cages d’escalier. Je m’inspire en cela d’une éblouis­sante expé­rience menée par les Appren­tis d’Auteuil dans les quar­tiers nord de Mar­seille. Nous devons réin­ven­ter la façon de s’adresser à ces popu­la­tions (…) tout reprendre, “du lever au cou­cher”. Je renonce à y voir une géné­ra­tion sacrifiée.

Une gouvernance qui verrouille la mission sociale

La gou­ver­nance sin­gu­lière de Vita­mine T est garante de sa mis­sion sociale, alliée à une exi­gence éco­no­mique. Notre per­for­mance sus­cite des convoi­tises, à tel point que des tiers nous pro­posent de rache­ter cer­taines de nos socié­tés, au cœur de métier très por­teur. Notre gou­ver­nance nous évite de céder à des pro­po­si­tions allé­chantes qui nous détour­ne­raient de notre voca­tion. Les arbi­trages que j’opère sont émi­nem­ment sen­sibles. Il ne va pas de soi de com­bi­ner la per­for­mance éco­no­mique et l’insertion sociale. Tôt ou tard, la pre­mière prend le pas sur la seconde. Il m’arrive de prendre des déci­sions éco­no­miques – inves­tir dans une nou­velle machine, par exemple – au détri­ment de la dimen­sion sociale, et inver­se­ment. C’est tou­jours un com­pro­mis pro­vi­soire, dans le but de ren­for­cer, à terme, nos capa­ci­tés de remise en emploi. Il faut savoir avan­cer sur une ligne de crête sans tom­ber dans les com­pro­mis­sions. Notre type de gou­ver­nance nous le per­met. Elle sera déter­mi­nante, quand, demain, je céde­rai les rênes de Vita­mine T. »


Extraits du compte ren­du du sémi­naire « Éco­no­mie et sens » de l’École de Paris du mana­ge­ment, séance du 9 jan­vier 2019, rédi­gé par Sophie Jaco­lin, repro­duits avec l’aimable auto­ri­sa­tion de l’École de Paris du management.

Texte inté­gral à retrou­ver sur le site de l’École de Paris du mana­ge­ment : Vita­mine T, les secrets d’une inser­tion à grande échelle

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