Gestion publique ou gestion privée

Gestion publique ou gestion privée ?

Dossier : Les mégaprojetsMagazine N°745 Mai 2019
Par Patrick VANDEVOORDE (70)

Choi­sir entre ges­tion publique ou ges­tion pri­vée pour la réa­li­sa­tion d’un méga­pro­jet néces­site de tenir compte des par­ti­cu­la­ri­tés de chaque pro­jet, notam­ment de son degré d’innovation et du risque qu’il pré­sente. Quel que soit le mode rete­nu, le soin por­té au mon­tage puis à la conduite du pro­jet sera pri­mor­dial pour sa réussite.

Quand on évoque la notion de méga­pro­jet, on pense natu­rel­le­ment à des opé­ra­tions emblé­ma­tiques, de taille excep­tion­nelle, comme le tun­nel sous la Manche, le Lyon-Turin fer­ro­viaire ou le Grand Paris Express. Mais, en fait, cette notion de méga­pro­jet se défi­nit moins par sa taille dans l’absolu que par son impor­tance vis-à-vis des capa­ci­tés finan­cières du maître d’ouvrage et son impact sur le fonc­tion­ne­ment du ter­ri­toire concerné.


REPÈRES

D’après le por­tail FinIn­fra du minis­tère de l’Économie, les contrats de par­te­na­riat, qui sont pas­sés par un pic d’engouement en 2011–2012, ont for­te­ment décru en nombre depuis. Un quart d’entre eux seule­ment émanent de l’État, le reste des col­lec­ti­vi­tés. Les grands pro­jets y sont très mino­ri­taires : seule­ment 9 % du total pour les contrats supé­rieurs à 150 M€.


Des projets aux caractéristiques communes

Ces opé­ra­tions pré­sentent quelques carac­té­ris­tiques com­munes. Tout d’abord, leur pro­ces­sus de déci­sion est tou­jours com­plexe, mais sup­pose un cer­tain consen­sus social : l’Europe est aujourd’hui suf­fi­sam­ment équi­pée pour que l’adjonction d’un nou­veau grand pro­jet ne s’impose pas comme une évi­dence et, dès que ce pro­jet porte atteinte à des inté­rêts pri­vés ou à l’environnement (ce qui est très géné­ra­le­ment le cas), son uti­li­té doit être res­sen­tie comme suf­fi­sante par une majo­ri­té de la popu­la­tion. Ce consen­sus est de plus en plus dif­fi­cile à obte­nir et l’expérience a mon­tré que même un réfé­ren­dum local ayant confir­mé une déci­sion prise dans les formes légales n’a pas appor­té de garan­ties contre des oppo­si­tions fortes qui ont fina­le­ment conduit la puis­sance publique à renon­cer à son pro­jet (aéro­port Notre-Dame-des-Landes). Il faut à la fois une approche la plus scien­ti­fique pos­sible de l’évaluation du pro­jet et une action de concer­ta­tion et de com­mu­ni­ca­tion per­met­tant d’y faire adhé­rer le plus grand nombre.

La déci­sion sup­pose aus­si un cer­tain consen­sus poli­tique, même si celui-ci ne peut sou­vent être que tacite du fait des vicis­si­tudes de la vie poli­tique locale ou natio­nale. Il faut alors dis­tin­guer entre les oppo­si­tions de simple pos­ture poli­ti­cienne, qui peuvent être contour­nées, et les vraies oppo­si­tions de fond, plus pro­blé­ma­tiques si elles cor­res­pondent à une vision par­ta­gée par une large frac­tion de la population.

La maî­trise des délais et sur­tout des coûts revêt une impor­tance toute par­ti­cu­lière : les lois sta­tis­tiques qui concernent un ensemble d’opérations petites ou moyennes ne s‘appliquent plus et un dépas­se­ment signi­fi­ca­tif peut avoir des effets qui portent gra­ve­ment atteinte aux équi­libres finan­ciers du maître d’ouvrage.

La maîtrise des coûts

Force est de consta­ter que les dépas­se­ments des bud­gets sur les méga­pro­jets sont nom­breux et sou­vent consé­quents. Est-ce pour autant une fata­li­té ? Il y a aus­si des exemples de tenue remar­quable des coûts et des délais comme en témoignent les exemples du Cross­rail de Londres et du tun­nel du Saint-Gothard en Suisse, ce der­nier fai­sant l’objet d’un article dans ce numé­ro, mais aus­si les lignes fer­ro­viaires à grande vitesse Tours-Bor­deaux et Le Mans-Rennes, ou plus ancien­ne­ment la pre­mière ligne du métro de Toulouse.

Il faut certes un peu de chance car, dans le domaine des tra­vaux sou­ter­rains (ce qui est sou­vent le cas), on dit que l’ingénieur pro­pose et que le sol dis­pose. Mais la chance se sai­sit et s’organise aus­si, ne serait-ce que par quelques règles simples, de bon sens, mais par­fois oubliées.

“Les dépassements des budgets sur les mégaprojets sont nombreux
et souvent conséquents”

Quelques règles d’or

D’abord, avoir une esti­ma­tion de départ sin­cère et réa­liste qui ne minore pas les coûts pour faire pas­ser plus faci­le­ment la décision.

Ensuite, s’en tenir au pro­gramme et se gar­der de le faire évo­luer. La plu­part des dérives des coûts et des délais des grands pro­jets (infra­struc­tures ou bâti­ments) tiennent à l’évolution du pro­gramme. On peut à cet égard se réfé­rer aux sur­coûts consi­dé­rables résul­tant des exi­gences sécu­ri­taires impo­sées en cours de chan­tier pour le tun­nel sous la Manche ou aux mul­tiples modi­fi­ca­tions de pro­gramme ayant affec­té cer­tains pro­jets d’hôpitaux menés en bail emphy­téo­tique hos­pi­ta­lier. Le tra­vail prin­ci­pal du maître d’ouvrage est ain­si de renon­cer à toutes les bonnes idées à plu­sieurs mil­lions d’euros cha­cune qui lui arrivent tous les matins.

Il faut se méfier de l’innovation tech­no­lo­gique à tout prix. Certes il convient d’être suf­fi­sam­ment en pointe pour ne pas réa­li­ser un équi­pe­ment dépas­sé dès sa mise en ser­vice, mais on sera bien ins­pi­ré de n’utiliser que des solu­tions qui ont déjà été expé­ri­men­tées au moins une fois. Le méga­pro­jet n’est pas le lieu idéal pour ser­vir de labo­ra­toire de recherche et déve­lop­pe­ment : les consé­quences peuvent être trop lourdes.

On doit dis­po­ser d’une pro­vi­sion pour aléas et veiller à la pous­ser devant soi le plus long­temps pos­sible. Ain­si, quand une dépense sup­plé­men­taire appa­raît indis­pen­sable, d’abord cher­cher à la finan­cer par des éco­no­mies sur d’autres postes plu­tôt que de « pio­cher » direc­te­ment dans la pro­vi­sion. Veiller à gar­der aus­si une part de la pro­vi­sion pour gérer les amé­lio­ra­tions qui appa­raî­tront indis­pen­sables lors de la marche à blanc ou au début de l’exploitation.

On cher­che­ra à limi­ter le nombre d’interfaces à régler direc­te­ment par le maître d’ouvrage, quelle que soit sa qua­li­té ou celle qu’il pré­tend avoir (inter­faces entre génie civil et équi­pe­ments fer­ro­viaires par exemple, ou inter­faces entre inves­tis­se­ment et exploi­ta­tion-main­te­nance). Nombre de dépas­se­ments viennent du trai­te­ment mal anti­ci­pé des inter­faces dont on pour­ra se pré­mu­nir par une orga­ni­sa­tion contrac­tuelle pri­vi­lé­giant les contrats globaux.

Enfin, veiller à asso­cier l’exploitant suf­fi­sam­ment tôt et docu­men­ter soi­gneu­se­ment les échanges pour évi­ter les demandes intem­pes­tives de com­plé­ments juste avant la mise en ser­vice, qui peuvent être source de sur­coûts et de reports de délai signi­fi­ca­tifs comme l’a mon­tré, dans un domaine plus indus­triel, le retard du pro­gramme de l’A380.


Ce qui arrive quand on privilégie trop l’usager

Depuis plus de cin­quante ans, un effort consi­dé­rable d’investissement a été accom­pli, mais il l’a été le plus sou­vent en pri­vi­lé­giant l’usager par rap­port au contri­buable actuel (sub­ven­tions) ou futur (emprunts). En même temps appa­raissent des défauts de main­te­nance qui menacent la valeur patri­mo­niale et le niveau de ser­vice des ouvrages, qu’il s’agisse du rail ou du réseau rou­tier non concé­dé. Cette dégra­da­tion, depuis long­temps consta­tée sur l’immobilier public (uni­ver­si­tés, hôpi­taux…), s’est lar­ge­ment éten­due aux infra­struc­tures de trans­port, avec les mêmes consé­quences néga­tives en termes de dégra­da­tion du ser­vice et de coût de remise à niveau.


L’importance du montage

On peut main­te­nant reprendre la ques­tion du titre de cet article : maî­trise d’ouvrage publique (exer­cée direc­te­ment par l’administration ou confiée à un orga­nisme de droit public) ou mon­tage pri­vé (par voie de par­te­na­riat public-pri­vé ou de conces­sion) ? La ques­tion doit être exa­mi­née au regard de deux cri­tères : la dis­po­ni­bi­li­té des finan­ce­ments publics et la maî­trise des coûts.

Les besoins n’ont pas disparu…

Certes, la France dis­pose aujourd’hui d’infrastructures très diver­si­fiées et d’excellente qua­li­té, résul­tat d’une poli­tique volon­ta­riste d’aménagement du ter­ri­toire amor­cée dès le XVIIIe siècle. Elle est tou­te­fois confron­tée, comme les autres pays euro­péens, à un triple défi. Celui de la tran­si­tion éner­gé­tique, afin de sau­ve­gar­der notre pla­nète en limi­tant les émis­sions de gaz à effet de serre ; celui de la com­pé­ti­ti­vi­té des ter­ri­toires, avec la néces­saire résorp­tion des gou­lots d’étranglement des réseaux de trans­port et leur moder­ni­sa­tion ; et celui de l’accès au numé­rique fixe et mobile à très haut débit.

Tout cela néces­site des inves­tis­se­ments en infra­struc­tures considérables.

…mais la crise est passée par là

Si ce recours mas­sif aux sub­ven­tions et aux emprunts était sup­por­table en période de faible endet­te­ment, d’inflation forte effa­çant pro­gres­si­ve­ment la dette et de crois­sance sou­te­nue rédui­sant méca­ni­que­ment sa part dans le PIB, ce modèle a atteint ses limites dans un contexte où aucune de ces condi­tions n’est plus réa­li­sée et est mar­qué par la crise des dettes publiques.

L’état des finances publiques est tel que le mon­tage en finan­ce­ment de pro­jet est plus que jamais une néces­si­té. Certes, c’en est fini des par­te­na­riats public-pri­vé qui n’étaient que de simple com­mo­di­té bud­gé­taire, mais la res­source bud­gé­taire est deve­nue trop rare pour qu’elle soit uti­li­sée comme seule voie de finan­ce­ment. Elle doit donc ser­vir de levier pour orien­ter les res­sources des inves­tis­seurs finan­ciers de long terme vers des pro­jets d’intérêt général.

Ces res­sources des inves­tis­seurs de long terme n’ont jamais été aus­si abon­dantes (assu­reurs-vie, fonds de pen­sion, fonds sou­ve­rains). Il s’agit de faire se ren­con­trer ces res­sources et ces besoins, et de créer de la valeur en trans­for­mant l’utilité socio-éco­no­mique des pro­jets, le plus sou­vent acquise à long terme, en fai­sa­bi­li­té bud­gé­taire et en ren­ta­bi­li­té finan­cière, toutes deux sou­mises à des contraintes de plus court terme.

Gestion publique ou gestion privée

L’acceptabilité sociale du montage dépend de la création de valeur

Si le mon­tage en finan­ce­ment de pro­jet fait moins appel à des res­sources bud­gé­taires immé­diates, encore faut-il que les col­lec­ti­vi­tés publiques soient en mesure d’honorer leurs rede­vances en mar­ché de par­te­na­riat, leurs éven­tuelles sub­ven­tions en conces­sion, le choix de tel ou tel mon­tage ne modi­fiant pas les fon­da­men­taux éco­no­miques du pro­jet. La ges­tion pri­vée qui emporte le trans­fert des finan­ce­ments et des risques a un coût (taux d’intérêt plus éle­vés, primes de risque) ; elle ne pré­sente d’intérêt que si les avan­tages appor­tés font plus que les compenser.

Le mana­ge­ment pri­vé pré­sente des avan­tages indé­niables sur la tenue des coûts et des délais. C’est le moyen de maî­tri­ser le coût glo­bal de pos­ses­sion dans la durée en per­met­tant les arbi­trages les plus effi­cients entre inves­tis­se­ment ini­tial, entre­tien et renou­vel­le­ments, en sanc­tua­ri­sant les dépenses d’entretien et de main­te­nance (trop sou­vent négli­gées et ren­dues incer­taines du fait de la règle de l’annuité bud­gé­taire en ges­tion publique).

Cela per­met aus­si d’assurer la tenue des coûts, ne serait-ce qu’en ren­dant plus com­plexes les modi­fi­ca­tions de pro­gramme et le trai­te­ment des récla­ma­tions, causes de nom­breux sur­coûts en maî­trise d’ouvrage publique.

De même pour le res­pect des délais, la rému­né­ra­tion des inves­tis­seurs n’est assu­rée qu’une fois la mise en ser­vice effec­tuée, ce qui consti­tue un aiguillon certain.

On béné­fi­cie enfin d’un moni­to­ring de la part des inves­tis­seurs et des prê­teurs, par­fois poin­tilleux mais sou­vent très utile.


La concession de service public

La conces­sion, par une rému­né­ra­tion au moins par­tielle du conces­sion­naire par l’usager, per­met en outre de réduire et non seule­ment de dif­fé­rer l’apport de finan­ce­ments publics ; d’inciter à revi­si­ter l’arbitrage entre le paie­ment par l’usager et le paie­ment par le contri­buable, et enfin de contri­buer à la valo­ri­sa­tion du patri­moine exis­tant si des sec­tions déjà en ser­vice sont appor­tées à la conces­sion. Elle est à cet égard plus por­teuse de poten­tia­li­tés que le mar­ché de par­te­na­riat, sous réserve que le ser­vice public en cause puisse être juri­di­que­ment et éco­no­mi­que­ment délé­gué à un opé­ra­teur de droit privé.


“L’organisation des contrats est
finalement plus importante que
le choix du type de montage”

Bien choisir son montage

Encore faut-il que ce qui est en quelque sorte un contrat d’assurance ne soit pas payé par une prime d’assurance trop éle­vée, car le trans­fert des risques et des finan­ce­ments a un coût inévi­table. Cela impose donc d’examiner au coup par coup ces mon­tages qui ne trouvent leur per­ti­nence que si les acteurs pri­vés sont plus à même que la puis­sance publique de maî­tri­ser les risques. C’est notam­ment le cas dans les pro­jets où les condi­tions de main­te­nance et d’exploitation dépendent beau­coup de la concep­tion et de la réa­li­sa­tion, où les recettes dépendent d’une poli­tique com­mer­ciale à orga­ni­ser de façon pro­fes­sion­nelle. C’est moins le cas dans les pro­jets où la taille de l’opération ou les impon­dé­rables (de tra­vaux sou­ter­rains par exemple) créent un risque dif­fi­ci­le­ment sup­por­table par les par­te­naires pri­vés à des condi­tions éco­no­miques accep­tables, dans ceux où les aléas sur la fré­quen­ta­tion ne dépendent que très par­tiel­le­ment de la per­for­mance du délégataire.

Il n’y a donc pas de solu­tion miracle appli­cable à tous les grands pro­jets. Par-delà les débats par­fois idéo­lo­giques et irra­tion­nels sur le type de mon­tage, deux consi­dé­ra­tions priment.

L’organisation des contrats paraît encore plus impor­tante que le choix du type de mon­tage, avec un mot clé, la res­pon­sa­bi­li­sa­tion des entre­prises et indus­triels. Cela milite pour des contrats glo­baux asso­ciant autant que faire se peut au moins concep­tion, réa­li­sa­tion et main­te­nance. Là éga­le­ment, les primes de risque peuvent être éle­vées pour des chan­tiers com­plexes aux mul­tiples incer­ti­tudes, mais le bilan est le plus sou­vent lar­ge­ment positif.

Maî­trise d’ouvrage gérée direc­te­ment ou non par l’autorité publique, il est néces­saire en toute hypo­thèse que celle-ci soit capable d’une très grande rigueur dans la phase pré­pa­ra­toire et, si elle ne délègue pas la réa­li­sa­tion à un par­te­naire pri­vé, qu’elle se dote d’une capa­ci­té mana­gé­riale qui sache s’inspirer du meilleur des pra­tiques du mana­ge­ment privé. 

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