Septuor de Vinteuil

Émile Lemoine (X1861) Franck, Saint-Saëns et le septuor de Vinteuil

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°745 Mai 2019
Par Robert RANQUET (72)

Les incon­di­tion­nels de Proust, dont l’auteur de ces lignes avoue faire par­tie, auront sans nul doute dévo­ré la brillante Vraie vie de Vin­teuil que notre cama­rade Jérôme Bas­tia­nel­li (90) vient de faire paraître sous la caté­go­rie « romans » chez Grasset. 

Nul n’était mieux qua­li­fié que lui pour réus­sir cette bio­gra­phie ima­gi­naire, pui­sant à une éru­di­tion prous­tienne sans faille – on n’en attend pas moins du pré­sident de la Socié­té des Amis de Mar­cel Proust – et à sa grande maî­trise de la bio­gra­phie musi­cale, genre où il s’est illus­tré par de nom­breux ouvrages, retra­çant la vie de musi­ciens variés allant de Bizet à Mom­pou en pas­sant par Tchaï­kovs­ki, Mozart ou Bach.

La vraie vie de Georges Vinteuil

C’est donc à retra­cer la vraie (hum, hum…) vie de Georges Vin­teuil, musi­cien omni­pré­sent dans la Recherche, dont la « petite phrase » fur­ti­ve­ment enten­due par Swann est deve­nue l’équivalent musi­cal des fameuses made­leines, que Jérôme Bas­tia­nel­li s’est ici atta­ché. On ren­ver­ra le lec­teur au roman, où il croi­se­ra au fil des cha­pitres les nom­breux per­son­nages – tout à fait réels – qui ont ins­pi­ré Proust, et en par­ti­cu­lier les musi­ciens dont ce der­nier fait men­tion dans la Recherche sous la plume du nar­ra­teur, ou qu’il a croi­sés dans sa vraie vie. 

Il faut dire que les réfé­rences de Proust en matière musi­cale sont nom­breuses, et variées, puisqu’elles incluent aus­si bien Wag­ner que Saint-Saëns, Fau­ré que Debus­sy, et bien d’autres encore, dont César Franck à qui Bas­tia­nel­li attri­bue une influence essen­tielle sur la vie et l’œuvre de Vin­teuil. Franck et Vin­teuil ont eu non seule­ment une accoin­tance musi­ca­le­ment féconde pour cha­cun, mais l’amitié de César Franck et de son épouse Eugé­nie accom­pa­gne­ra notre musi­cien tout au long de sa vie. Le couple rece­vra régu­liè­re­ment Vin­teuil dans l’appartement qu’il occupe au 95 du bou­le­vard Saint-Michel.

septuor de Camille Saint-Saëns.
Page de dédi­cace du Sep­tuor de Camille Saint-Saëns.

Aux origines du Septuor de Vinteuil

C’est en s’attachant à élu­ci­der pour nous les ori­gines du fameux et tar­dif Sep­tuor de Vin­teuil, dans lequel réap­pa­rait, trans­for­mée et subli­mée, la « petite phrase » de la sonate pour pia­no et vio­lon qui avait fas­ci­né le nar­ra­teur, que Bas­tia­nel­li nous fait faire une ren­contre sur­pre­nante : celle de notre antique Émile Lemoine (X1861), pas­sé à la pos­té­ri­té poly­tech­ni­cienne pour avoir ins­ti­tué le Point Gam­ma en 1862. 

C’est en effet pour satis­faire à une demande de son ami Lemoine, musi­cien ama­teur aver­ti, que Camille Saint-Saëns a com­po­sé son propre sep­tuor. Émile Lemoine a lui-même nar­ré les cir­cons­tances de la com­po­si­tion de cette œuvre, par cette ins­crip­tion manus­crite sur la page de garde de la par­ti­tion de Saint-Saëns, à lui dédiée et conser­vée à la BNF :


« Voi­ci l’historique de ce mor­ceau. Depuis [de] longues années, je tra­cas­sais mon ami Saint-Saëns en lui deman­dant de me com­po­ser, pour nos soi­rées de la Trom­pette, une œuvre sérieuse où il y ait une trom­pette mêlée aux ins­tru­ments à cordes et au pia­no que nous avions habi­tuel­le­ment ; il me plai­san­ta d’abord sur cette com­bi­nai­son bizarre d’instruments, me répon­dant qu’il ferait un mor­ceau pour gui­tare et treize trom­bones, etc. En 1879, il me remit (le 29 décembre) sans doute pour mes étrennes, un mor­ceau pour trom­pette, pia­no, qua­tuor et contre­basse inti­tu­lé Pré­am­bule et je le fis jouer le 6 jan­vier 1880 à notre pre­mière soi­rée. L’essai plut sans doute à Saint-Saëns, car il me dit en sor­tant : « Tu auras ton mor­ceau com­plet. Le Pré­am­bule en sera le pre­mier mouvement. » 

Il a tenu parole et le sep­tuor com­plet (dont je donne le manus­crit auto­graphe à la biblio­thèque du Conser­va­toire) a été joué pour la pre­mière fois le 28 décembre 1880 (début de nos soi­rées de la sai­son). Les artistes étaient M. Teste (trom­pette), l’auteur (pia­no) ; le qua­tuor MM. Mar­rick, Rémy, Van War­fel­ghem et Debart, dou­blé d’un second qua­tuor MM. Men­del, Ans­truy, Wolff et Megyesz, contre­basse M. Dereul. Le sep­tuor peut évi­dem­ment se jouer avec un seul ins­tru­ment pour chaque par­tie de cordes, mais il fait (de l’avis de l’auteur) meilleur effet si le qua­tuor est dou­blé. Il est très beau avec l’orchestre, je l’ai enten­du ain­si aux concerts Colonne.

Paris, le 2 avril 1894
É. Lemoine »


Quels liens entre le Septuor de Saint-Saëns et celui de Vinteuil ?

La grande ques­tion que Jérôme Bas­tia­nel­li s’attache à élu­ci­der est donc de déter­mi­ner les liens qui unissent les deux sep­tuors, celui de Saint-Saëns com­po­sé en 1879, et celui de Vin­teuil, que notre musi­co­logue date de 1894. Celui-là aurait-il influen­cé celui-ci ? On ne dévoi­le­ra pas ici les savants argu­ments musi­co­lo­giques qui conduisent Bas­tia­nel­li à conclure par la néga­tive : « Il est peu pro­bable que Vin­teuil, lorsqu’il com­po­sa cet opus, ait son­gé au dro­la­tique Sep­tuor qu’un sym­pa­thique mathé­ma­ti­cien avait deman­dé à Saint-Saëns d’écrire pour lui. »

Vinteuil
Pose d’une plaque com­mé­mo­ra­tive devant le domi­cile de César Franck, au 95 bou­le­vard Saint-Michel, où Georges Vin­teuil a sou­vent séjour­né à l’invitation du couple Franck. Cer­tains ont cru recon­naître Vin­teuil au 3e rang près du cham­branle droit de la porte, mais nous pou­vons affir­mer que c’est impos­sible : à la date de la pose de cette plaque, le 19 décembre 1922, Vin­teuil était déjà décé­dé depuis long­temps, comme cha­cun sait, en 1895.

Et, en effet, c’est à bon droit que Bas­tia­nel­li nous rap­pelle, in fine du pas­sage qu’il lui consacre, qu’Émile Lemoine, outre avoir été l’initiateur du Point Gam­ma, outre avoir été le fon­da­teur et ani­ma­teur de la pha­lange musi­cale poly­tech­ni­cienne dénom­mée la Phi­lo­pi­po­bi­thoui­nique (pour l’étymologie, cf. L’Argot de l’X à l’article « la Trom­pette »), n’en a pas moins été aus­si un mathé­ma­ti­cien dis­tin­gué, auteur en 1874 d’une publi­ca­tion inti­tu­lée Note sur les pro­prié­tés du centre des médianes anti­pa­ral­lèles dans un tri­angle, où il mon­trait que les symé­triques des médianes par rap­port aux bis­sec­trices se coupent en un même point, qui porte aujourd’hui son nom.

On per­met­tra enfin à l’auteur de ces lignes de dire modes­te­ment toute la gra­ti­tude qu’il éprouve à l’égard d’Émile Lemoine pour avoir, dans ses propres années sur la Mon­tagne Sainte-Gene­viève, per­pé­tué sans le savoir – bien­heu­reuse igno­rance de la jeu­nesse, sans laquelle elle n’oserait rien – la tra­di­tion de la musique de chambre à l’X que ce grand ancien avait si bien illus­trée, avec le concours de quelques cocons bien plus doués que lui-même : pia­niste, vio­lon­cel­liste, flû­tiste, chanteur…

In Car­va pri­ma la musica !

Jérôme Bastianelli, La vraie vie de Vinteuil, Grasset 2019
Jérôme Bas­tia­nel­li, La vraie vie de Vin­teuil, Gras­set 2019

Poster un commentaire