Islamophobie, intoxication idéologique

Anatomie d’une imposture, à propos du livre de Philippe d’Iribarne (55), Islamophobie, intoxication idéologique

Dossier : ExpressionsMagazine N°745 Mai 2019
Par Alain HENRY (73)
Dans son dernier livre, Islamophobie, Intoxication idéologique, Philippe d’Iribarne (55) nous explique que présenter l’Occident comme islamophobe, c’est à la fois travestir la réalité et véhiculer un message qui ne peut qu’entraver la bonne harmonie entre la société occidentale et les musulmans qui y vivent.

Il ne se déroule pas une semaine sans qu’éclate une polé­mique inex­tri­cable à pro­pos de la place de l’islam dans notre socié­té. Qu’il suf­fise d’évoquer le bur­ki­ni ou le hijab de course, aus­si­tôt les pas­sions se déchaînent. La frac­ture tra­verse les par­tis poli­tiques et pro­longe ses divi­sions par­mi les musul­mans. Chaque camp accuse les autres d’être liberticides.

D’où vient que le fait d’aborder ces ques­tions suf­fit à sou­le­ver des tem­pêtes d’invectives ? Vou­loir accor­der les prin­cipes de la moder­ni­té et le droit à la dif­fé­rence de l’islam serait-il l’énoncé d’un pro­blème sans solution ?

Le nou­veau livre de Phi­lippe d’Iribarne donne à ces ques­tions une réponse d’une clar­té sou­daine, en met­tant en pleine lumière l’existence d’une idéo­lo­gie qui entend dénon­cer une isla­mo­pho­bie de l’Occident. L’auteur mène une démons­tra­tion dépas­sion­née et métho­dique. S’appuyant sur de nom­breux faits et sur sa connais­sance des socié­tés et des cultures, il décons­truit les méca­nismes de cette idéo­lo­gie et les mes­sages qu’elle dis­tille, capables de brouiller la vue des plus avertis.

Islamophobie, intoxication idéologique

Démonstrations faussées

Un pre­mier méca­nisme – déjà uti­li­sé par d’anciennes idéo­lo­gies, pour­tant tou­jours effi­cace – consiste à pro­duire des études d’apparence « scien­ti­fique » qui, sta­tis­tiques en main, donnent les soi-disant preuves de l’existence de l’hydre.

En reli­sant les nom­breuses études, pro­ve­nant d’organismes les plus offi­ciels (enquêtes d’opinions auprès des musul­mans ou auprès des socié­tés d’accueil, tes­tings de recru­te­ments en entre­prises), Phi­lippe d’Iribarne met au jour une mul­ti­tude éton­nante de démons­tra­tions faus­sées. Il faut un regard sub­til et la rigueur for­mée à l’esprit scien­ti­fique pour décons­truire pas à pas les conclu­sions mani­pu­lées : ques­tion­naires d’enquête biai­sés, tri­tu­ra­tion des don­nées afin de pré­sen­ter comme un résul­tat ce qui est en fait un pos­tu­lat, caté­go­ries non réelles – « les musul­mans » pré­sen­tés sys­té­ma­ti­que­ment comme un bloc homo­gène ! –, intro­duc­tion subrep­tice de logiques exté­rieures aux don­nées, etc. En repar­tant des don­nées d’enquêtes, l’auteur montre au contraire la com­plexi­té des réac­tions occi­den­tales face à un islam lui-même divers. Les réac­tions d’islamophobie tran­chées sont net­te­ment minoritaires. 

Le plus éton­nant est de décou­vrir dans les don­nées les signes d’une sage dis­tinc­tion entre les dif­fé­rents aspects de l’islam. D’un côté, ce qui relève de la sphère spi­ri­tuelle et reli­gieuse (le jeûne du rama­dan, la prière, le rap­port à Dieu, etc.) est majo­ri­tai­re­ment bien admis. De l’autre, ce qui relève de l’emprise sociale sur les corps et de la consti­tu­tion d’une contre-socié­té ayant ses propres lois (le refus de la liber­té de conscience, le voile inté­gral, l’interdiction faite aux femmes d’épouser un non-musul­man, leur sta­tut d’infériorité, etc.) sus­cite des réac­tions miti­gées ou clai­re­ment néga­tives. De la même manière, dans les tes­tings d’embauche, les rejets consta­tés ne portent pas sans dis­tinc­tion sur les CV mar­qués par une appar­te­nance musul­mane mais sur ceux qui laissent voir un enga­ge­ment communautariste.

Théâtre d’illusions

Un second méca­nisme usuel des idéo­lo­gies consiste à mul­ti­plier les syl­lo­gismes et les théâtres d’illusions, afin de don­ner à voir par­tout l’hydre que l’on pour­chasse et symé­tri­que­ment à cacher soi­gneu­se­ment les faits qui posent problème.

Dans le cas pré­sent, l’accusation se place aux côtés d’une vic­time ima­gi­naire – « les musul­mans » indis­tinc­te­ment dis­cri­mi­nés – pour dia­bo­li­ser le bouc émis­saire que l’on désigne – l’Occident isla­mo­phobe. Lorsqu’une mino­ri­té de musul­mans se sent dis­cri­mi­née, il ne faut sur­tout pas pou­voir faire le lien avec leur appar­te­nance reven­di­quée à un autre ordre social. Autre jeu d’illusions : lorsque le voile inté­gral est cri­ti­qué, on reven­dique sa signi­fi­ca­tion pure­ment reli­gieuse, en occul­tant l’ordre com­mu­nau­taire dans lequel il s’inscrit. Et lorsque l’on évoque les pays régis par des lois musul­manes qui imposent aux femmes un sta­tut dis­cri­mi­na­toire, la réplique habi­tuelle est que « ça‑n’a‑rien-à-voir ». L’auteur parle d’une « cape d’invisibilité » jetée à la demande pour faire dis­pa­raître les faits qui font pro­blème au regard des valeurs car­di­nales de la moder­ni­té occidentale.

Phi­lippe d’Iribarne nous livre une clé pour résoudre le pro­blème que l’on croyait inso­luble : il est néces­saire de dis­tin­guer l’aspect spi­ri­tuel de l’islam, qui est bien admis par la socié­té fran­çaise, et la défense d’un ordre social qui sus­cite des réac­tions d’hostilité, mais que défendent les cou­rants se récla­mant de l’islamisme. Le leurre du dis­cours de l’islamophobie vise pré­ci­sé­ment à tenir ser­ré le lien entre ces deux aspects, à le faire pas­ser pour indé­nouable, et à inti­mi­der ceux qui songent à le ques­tion­ner ; un lien dont nombre de musul­mans se dépar­tissent désor­mais (comme l’auteur l’a mon­tré dans un ouvrage pré­cé­dent 1).

Une dénonciation imaginaire

L’idéologie qui pré­sente l’Occident comme isla­mo­phobe mène bataille en dif­fu­sant deux types de mes­sages. Le pre­mier de séduc­tion en direc­tion des musul­mans : l’Occident est aveu­glé par des pas­sions mau­vaises ; du fait de votre appar­te­nance à l’islam, vous n’y serez jamais vrai­ment accep­té ; la seule option hono­rable est de reje­ter ce monde qui vous rejette, de fuir ses séduc­tions, et de vous unir pour bâtir une contre-socié­té ordon­née selon vos lois. Le second mes­sage est à l’intention du monde occi­den­tal : si vos membres et vos lois luttent contre l’emprise d’une forme de socié­té ins­pi­rée par l’islam, c’est que vous avez renié vos idéaux de liber­té et de res­pect des opi­nions ; vous devez accep­ter cette emprise et pour­suivre de vos foudres ceux qui lui résistent.

Phi­lippe d’Iribarne montre que la dénon­cia­tion de l’islamophobie et son ima­gi­naire vic­ti­maire trouvent un puis­sant écho auprès de la post­mo­der­ni­té (dont il a dis­sé­qué les contra­dic­tions dans un autre ouvrage 2). Celle-ci a arbi­tré en effet entre les deux grands impé­ra­tifs des Lumières : le libre exa­men et l’égalité. En abso­lu­ti­sant le prin­cipe d’égalité, en par­ti­cu­lier sur les choix de vie indi­vi­duels, elle en vient à renon­cer à l’esprit cri­tique. Dans cette pers­pec­tive, le res­pect des musul­mans inter­di­rait de consta­ter cer­taines ombres, dès lors que cela pour­rait mettre en cause l’égalité fon­da­men­tale des religions.

« L’idée d’une société occidentale malade d’islamophobie a quelque chose d’assez irréel. »

À y réflé­chir posé­ment, l’idée d’une socié­té occi­den­tale malade d’islamophobie – stig­ma­ti­sant et dis­cri­mi­nant « les musul­mans » – a quelque chose d’assez irréel. Le nombre des études pré­ten­du­ment scien­ti­fiques est si grand que l’on s’interroge sur l’étendue de l’épidémie. Le livre dresse le por­trait cli­nique d’une intoxi­ca­tion et de ses effets. Sa lec­ture est capi­tale pour qui veut échap­per à la conta­gion idéologique.

Le plus grave peut-être est que l’accusation d’islamophobie nour­rit les res­sen­ti­ments de tous bords, à com­men­cer par ceux de musul­mans qui vou­draient s’intégrer, mais qui sont pous­sés, de bonne foi, à se réfu­gier sous l’emprise d’une contre-socié­té pour se pro­té­ger d’une isla­mo­pho­bie ima­gi­naire. La confu­sion entre­te­nue veut leur faire croire qu’ils trou­ve­ront leur place dans la socié­té fran­çaise en se dis­pen­sant de tout effort d’adaptation, et même en se retran­chant dans leurs dif­fé­rences. Phi­lippe d’Iribarne les invite au contraire à ne pas tom­ber dans le piège de leur vic­ti­mi­sa­tion au sein d’une socié­té fran­çaise ouverte et cepen­dant cri­tique par rap­port à ce qui contre­dit ses prin­cipes fondamentaux.

Au-delà du dévoi­le­ment d’une impos­ture idéo­lo­gique, une pro­po­si­tion cen­trale avan­cée par l’auteur est que l’on ne pour­ra rien construire si on ne se décide pas à dénouer le lien entre l’aspect spi­ri­tuel de l’islam et l’ordre social reje­tant des prin­cipes de liber­té et d’égalité qui lui est trop sou­vent associé.


1. Phi­lippe d’Iribarne, L’islam devant la démo­cra­tie, Gal­li­mard, 2013.

2. Phi­lippe d’Iribarne, Chré­tien et moderne, Gal­li­mard, 2016.

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