Les politiques publiques à l’épreuve des économies politiques locales

Dossier : Chine et environnementMagazine N°744 Avril 2019
Par Jean-François HUCHET
La mise en œuvre des politiques environnementales chinoises s’appuie largement sur les autorités locales dont le rôle est essentiel dans un pays aussi vaste. Mais, sur le terrain, concilier impératifs économiques et environnementaux n’est pas chose aisée.

L’État chi­nois a com­men­cé au début des années 2000 à mettre en place de véri­tables dis­po­si­tifs admi­nis­tra­tifs et juri­diques pour pro­té­ger l’environnement et les a ren­for­cés en 2013, en com­bi­nai­son avec le déve­lop­pe­ment de l’industrie des éner­gies renou­ve­lables. Il est encore tôt pour juger de l’efficacité de cette poli­tique volon­ta­riste. Le rôle des gou­ver­ne­ments locaux est un fac­teur impor­tant car ils avaient lar­ge­ment contri­bué jusqu’alors à aggra­ver les pro­blèmes environnementaux.


REPÈRES

Grand éta­blis­se­ment public d’enseignement supé­rieur et de recherche, l’Inalco enseigne et mène des recherches sur les langues d’Europe cen­trale et orien­tale, d’Asie, d’Océanie, d’Afrique et des popu­la­tions d’Amérique, ain­si que sur la géo­gra­phie, l’histoire, les ins­ti­tu­tions, la vie poli­tique, éco­no­mique et sociale des pays concernés. 


Planification centralisée et d’autonomie des provinces

À l’époque de Mao, l’appareil pro­duc­tif chi­nois avait été volon­tai­re­ment frag­men­té dans les régions, pour des rai­sons idéo­lo­giques et mili­taires, pour assu­rer l’autonomie de chaque région en cas de conflit à grande échelle. Il exis­tait bien un sec­teur d’État cen­tra­li­sé sou­mis à une pla­ni­fi­ca­tion de type sovié­tique mais il ne repré­sen­tait qu’un tiers de l’économie, à la dif­fé­rence de l’URSS où le sec­teur d’État en repré­sen­tait plus des deux tiers. En cela, l’économie chi­noise conser­vait une agi­li­té qui a contri­bué à son miracle ultérieur.

À par­tir de 1978, les réformes de Deng Xiao­ping ont encou­ra­gé les pro­vinces, muni­ci­pa­li­tés et dis­tricts à conti­nuer dans le même sens et à déve­lop­per une base indus­trielle com­plète sur chaque ter­ri­toire, très sou­vent grâce à des sub­ven­tions dégui­sées sous forme de cré­dits bancaires.

À par­tir de 1983–1984, pour des rai­sons d’efficacité, Deng Xiao­ping a dédou­blé l’appareil de com­mande de l’économie. Les grandes firmes d’État res­taient sou­mises au sys­tème de pla­ni­fi­ca­tion socia­liste cen­tra­li­sé, tan­dis que les PME d’État en étaient reti­rées pour être sou­mises à un sys­tème fis­cal et déci­sion­nel décen­tra­li­sé au niveau des gou­ver­ne­ments locaux. Ces der­niers conser­vaient une grande par­tie de ces res­sources fis­cales, et avaient un pou­voir de nomi­na­tion des direc­teurs des agences ban­caires régio­nales. Enfin, les diri­geants locaux du PCC étaient notés sur leurs résul­tats en matière de déve­lop­pe­ment éco­no­mique et de lutte contre le chô­mage, au moment où la crois­sance démo­gra­phique était forte. Par la suite quand la démo­gra­phie glo­bale a flé­chi, c’est l’exode rural qui a entre­te­nu la pres­sion démo­gra­phique au niveau urbain où se trou­vaient les centres de pro­duc­tion. C’est ain­si que les gou­ver­ne­ments locaux se sont lan­cés dans une course à la pro­duc­tion, qui a per­mis le miracle éco­no­mique chinois.

Une situation aggravée par l’autonomie des provinces

Pen­dant les années 1980 et une bonne par­tie des années 1990, les entre­prises indus­trielles pro­li­fé­raient tout en fabri­quant des pro­duits iden­tiques. Cela a conduit à une dis­per­sion sur tout le ter­ri­toire des cimen­te­ries, des acié­ries, de la construc­tion auto­mo­bile, de l’industrie du verre, de celle des télé­vi­sions, de celle des réfri­gé­ra­teurs. Et cela a conduit à de fortes sur­ca­pa­ci­tés de pro­duc­tion dans tous ces sec­teurs. Seuls en étaient exclus les sec­teurs à mono­pole d’État régle­men­té (pétrole, dis­tri­bu­tion élec­trique, télé­coms, trans­port aérien et ferroviaire).

À par­tir du milieu des années 1990, les gou­ver­ne­ments locaux ont dû restruc­tu­rer le sec­teur public sous leur contrôle, ce qui a entraî­né des licen­cie­ments mas­sifs, aus­si ont-ils dû com­pen­ser en conti­nuant de favo­ri­ser la crois­sance à tout prix, pour assu­rer la sta­bi­li­té sociale.

Plus récem­ment depuis 1999 à 2013, les plans de déve­lop­pe­ment de la construc­tion et des infra­struc­tures ont entre­te­nu la pro­li­fé­ra­tion d’entreprises et les surcapacités.

En 2014, on obser­vait des sur­ca­pa­ci­tés colos­sales, notam­ment dans les sec­teurs de l’acier, du ciment, du verre, de l’aluminium, de l’extraction minière, des cen­trales élec­triques au charbon.

Cette carac­té­ris­tique d’un déve­lop­pe­ment éco­no­mique entre­te­nant des sur­ca­pa­ci­tés mas­sives sur une longue durée a exa­cer­bé les pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux de la Chine.

“Le secteur d’État centralisé
soumis à une planification de type soviétique
ne représentait qu’un tiers de l’économie”

Une volonté politique en faveur de l’environnement

En 2012, la Natio­nal Deve­lop­ment and Reform Com­mis­sion (NDRC), la plus puis­sante des agences de pla­ni­fi­ca­tion chi­noises, a publié son pre­mier plan à l’échelle natio­nale pour le chan­ge­ment cli­ma­tique, avec de nom­breux objec­tifs pour 2020, notam­ment ajus­te­ment de la struc­ture indus­trielle, effi­ca­ci­té éner­gé­tique, cap­ta­tion de CO2, cen­trales élec­triques à char­bon ultra-super­cri­tiques (« char­bon propre »), mais aus­si trans­pa­rence et par­ti­ci­pa­tion citoyenne.

En 2013, le gou­ver­ne­ment cen­tral lance un « plan d’action de contrôle et de pré­ven­tion de la pol­lu­tion de l’air ». Dès 2014, de nom­breuses pro­vinces avaient pris des enga­ge­ments chif­frés de réduc­tion de la pol­lu­tion de l’air. Quant au gou­ver­ne­ment cen­tral, il pre­nait des mesures de fer­me­ture d’usines pol­luantes, d’interdiction de véhi­cules pol­luants, de désul­fu­ra­tion, déni­tri­fi­ca­tion et dépous­sié­rage des cen­trales élec­triques à charbon.

Les freins des économies régionales demeurent

Le gou­ver­ne­ment cen­tral vise donc la réduc­tion des sur­ca­pa­ci­tés, notam­ment grâce à la fer­me­ture des usines les plus pol­luantes. Mais les entre­prises publiques et pri­vées qui ont pro­li­fé­ré depuis quatre décen­nies conti­nuent de béné­fi­cier de la pro­tec­tion des auto­ri­tés locales.

Le vieux pro­verbe chi­nois dit : « Le ciel est haut et l’empereur est loin. » Il n’est pas rare que des usines soient fer­mées au moment d’une ins­pec­tion du gou­ver­ne­ment cen­tral, puis réou­vertes une fois l’inspection ter­mi­née. Les gou­ver­ne­ments locaux peuvent éga­le­ment « oublier » de réper­to­rier cer­taines usines.

Le gou­ver­ne­ment cen­tral a déci­dé de reprendre le contrôle du sec­teur minier et de fer­mer cer­tains sites. Mais les gou­ver­ne­ments locaux ont fer­mé les yeux pour un cer­tain nombre de mines qui ont conti­nué leur pro­duc­tion mal­gré une obli­ga­tion de fer­me­ture, tout sim­ple­ment en arrê­tant de com­mu­ni­quer leurs chiffres au Bureau des sta­tis­tiques. Ce type d’incertitude sur les PME a obli­gé à révi­ser à la hausse les chiffres de consom­ma­tion de char­bon de 3,7 à 4,2 mil­liards de tonnes en 2014.

Environnement vs stabilité sociale

De fait, il y a une injonc­tion contra­dic­toire du gou­ver­ne­ment cen­tral aux gou­ver­ne­ments locaux : d’un côté, res­pec­ter l’environnement, mais de l’autre côté, assu­rer la « sta­bi­li­té sociale » et la créa­tion d’emplois. Par ailleurs, d’importants lob­bies indus­triels cherchent à limi­ter les fer­me­tures. Dans ce contexte, les gou­ver­ne­ments locaux s’efforcent d’assurer un cré­dit ban­caire facile à leur tis­su indus­triel local. En fin de compte, les cam­pagnes de fer­me­ture d’usines ont des effets limi­tés. Le gou­ver­ne­ment cen­tral lui-même joue de temps à autre un rôle contra­dic­toire, comme lors du mini-plan de relance de 2015 pour l’immobilier et les infrastructures.

Pesanteurs administratives

Il y a aus­si les freins struc­tu­rels de l’organisation admi­nis­tra­tive. Déjà au niveau du gou­ver­ne­ment cen­tral, les ques­tions envi­ron­ne­men­tales n’ont accé­dé au même rang de prio­ri­té que l’économie qu’en 2008 avec la créa­tion du minis­tère de la Pro­tec­tion de l’environnement (MPE). Mais les freins étaient plus impor­tants à l’échelle locale où les bureaux de pro­tec­tion de l’environnement étaient hié­rar­chi­que­ment infé­rieurs aux autres bureaux muni­ci­paux, et ces freins res­tent encore très présents.

Par ailleurs il est ques­tion de l’exemplarité de l’État, car le sec­teur indus­triel d’État, bien que contrô­lé par le gou­ver­ne­ment cen­tral, reste une des prin­ci­pales causes de la pollution.

Enfin, la dis­tri­bu­tion des com­pé­tences en matière d’environnement entre plu­sieurs minis­tères au niveau cen­tral, et bureaux muni­ci­paux au niveau local, com­plique le trai­te­ment des dos­siers, comme l’illustre la dif­fi­cul­té de la ges­tion de l’eau du bas­sin du fleuve Jaune, impli­quant la col­la­bo­ra­tion de huit provinces.

“Des mouvements de yo-yo,
alternant volonté de progrès écologique et besoin de relance économique”

Concilier économie et protection de l’environnement

Le miracle éco­no­mique chi­nois depuis qua­rante ans a été lar­ge­ment basé sur le déve­lop­pe­ment éco­no­mique des pro­vinces chi­noises. Il s’est réa­li­sé grâce à une poli­tique de « crois­sance à tout prix », notam­ment au prix d’énormes sur­ca­pa­ci­tés qui ont ampli­fié la dégra­da­tion de l’environnement. Le gou­ver­ne­ment cen­tral a com­men­cé à cor­ri­ger ces pro­blèmes dès 1990, il a conso­li­dé la pro­tec­tion de l’environnement par les créa­tions du MPE en 2008 et le plan dédié envi­ron­ne­ment de 2013. Mais la crainte du flé­chis­se­ment de la crois­sance et de l’apparition de poches mas­sives de chô­mage consti­tue un frein puis­sant au niveau des gou­ver­ne­ments locaux. Si en 2013, on pou­vait consta­ter une vraie volon­té de fer­mer les usines en sur­ca­pa­ci­té, trois ans plus tard le 19e congrès du PCC a déci­dé une relance qui a inver­sé la ten­dance. Pour l’avenir, on risque d’observer de tels mou­ve­ments de yo-yo, alter­nant volon­té de pro­grès éco­lo­gique et besoin de relance éco­no­mique, avec sans doute une ten­dance à long terme vers le pro­grès éco­lo­gique. Pour cela, une réforme de la fis­ca­li­té, un chan­ge­ment de grille d’évaluation des diri­geants locaux et la crois­sance du sec­teur des ser­vices semblent indis­pen­sables pour chan­ger la donne.


Références :

The poli­ti­cal logic of eco­no­mic reform in Chi­na, Susan Shirk, Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Press, 1993

« China’s poli­cies and actions for addres­sing cli­mate change », the Natio­nal Deve­lop­ment and Reform Com­mis­sion, 2012

« Over­ca­pa­ci­ty in Chi­na : an impe­di­ment to the Party’s reform agen­da », Euro­pean Union cham­ber of com­merce in Chi­na, Bei­jing, 2016

La crise envi­ron­ne­men­tale en Chine, Jean-Fran­çois Huchet, Les Presses de Sciences Po, 2016

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