Portrait de Lavoisier

1968 — 1970 Six corps réunis en un seul

Dossier : Les 50 ans du Corps de l'armementMagazine N°734 Avril 2018
Par Alain CRÉMIEUX (55)

La IVe République avait pré­paré le ter­rain, Mes­mer l’a fait. Adieu le corps des poudres, le Génie mar­itime, l’arme­ment ter­restre, les télé­com­mu­ni­ca­tions, les ingénieurs mil­i­taires de l’air et les ingénieurs hydro­graphes désor­mais fusion­nés dans le corps de l’armement. 

La Qua­trième République, sou­vent abu­sive­ment décriée depuis, avait large­ment défriché le ter­rain. Le pro­jet de réal­i­sa­tion d’armements nucléaires, dont on peut retrou­ver les orig­ines dans la créa­tion du Com­mis­sari­at à l’énergie atom­ique en 1945, avait reçu une impul­sion majeure en 1954, alors que Pierre Guil­lau­mat, futur min­istre des Armées de la Cinquième République, était admin­is­tra­teur général au CEA. 

Mais, en 1968, la « Force de frappe », comme on l’appelait alors, de pro­jet était dev­enue pro­gramme. La pre­mière explo­sion avait eu lieu à Reg­gane en 1960 et le pre­mier pro­to­type de Mirage IV avait décol­lé de Melun-Vil­laroche le 17 juin 1959. 

REPÈRES

L’auteur de cet article a demandé, lors d’une conversation seul à seul avec Pierre Messmer, quelle avait été la raison principale de la création de la DMA.
L’une des réponses a été « que cette réorganisation et la place donnée à l’armement étaient liées à l’idée que l’on se faisait à l’époque, et pas à tort, de l’importance de la technique dans l’armement des décennies à venir.
Trois techniques que l’on ne maîtrisait pas encore en France allaient dominer la défense : l’atome, l’électronique et les engins. »

UN PREMIER REGROUPEMENT EN 1961

La délé­ga­tion min­istérielle pour l’Armement, la DMA, avait été créée en avril 1961. On avait ain­si regroupé, sous l’autorité du général Lavaud, des direc­tions qui dépendaient depuis 1958 de trois délégués et qui rel­e­vaient même aupar­a­vant de trois secré­tari­ats d’État. Dès 1965, elle avait été réor­gan­isée sur un sché­ma dit staff and line à la mode de l’époque.

“ La Quatrième République avait largement défriché le terrain ”

Les direc­tions tra­di­tion­nelles avaient été rebap­tisées Direc­tions tech­niques de l’armement ter­restre, des con­struc­tions navales, et de l’air, la direc­tion des Poudres con­ser­vant sa dénom­i­na­tion antérieure. 

Les nou­velles direc­tions chargées des Pro­grammes et affaires indus­trielles, des Affaires inter­na­tionales et des Per­son­nel et affaires générales s’étaient vu con­fi­er des respon­s­abil­ités d’ordre politique. 

La Direc­tion des recherch­es et moyens d’essais, la DRME, ancêtre de la DRET, aujourd’hui dis­parue, et surtout la Direc­tion tech­nique des engins étaient sig­ni­fica­tives du désir de pré­par­er l’avenir. Le nucléaire rel­e­vait d’une « mis­sion », la mis­sion atome, en charge des rela­tions avec le CEA/DAM.

DES ÉQUIPEMENTS COMPLÈTEMENTS TRANSFORMÉS

À LA CONQUÊTE DE L’ESPACE

En 1957, les Soviétiques avaient, pour la première fois, mis en orbite un satellite artificiel de la Terre. En 1961, Youri Gagarine avait été le premier homme à effectuer un vol spatial. Depuis, Américains et Soviétiques étaient au coude à coude dans la course spatiale.
Comme chacun sait, le Président Kennedy avait assigné à son pays l’objectif « de faire atterrir l’homme sur la Lune et de le ramener sur Terre sain et sauf avant la fin de la décennie », objectif réalisé en 1969.

C’est que les pro­grès sci­en­tifiques et tech­niques per­cep­ti­bles à cette époque allaient de toute évi­dence pro­fondé­ment chang­er la nature des arme­ments. Des mod­i­fi­ca­tions de struc­tures étaient néces­saires. Il faut rap­pel­er d’ailleurs que l’arme nucléaire n’était pas la seule cause de ces transformations. 

Enfin, l’électronique et l’informatique promet­taient des appli­ca­tions nou­velles aus­si bien dans le domaine mil­i­taire que dans le domaine civ­il. Et pour­tant le corps de l’armement ne serait créé qu’en 1968. C’est que les cinq corps dits tra­di­tion­nels avaient des per­son­nal­ités affir­mées par une longue histoire. 

UNE HISTOIRE QUI REMONTE À 1336

Il est néces­saire, pour com­pren­dre ces dif­férences, qui se sont amenuisées au point d’être aujourd’hui à peine per­cep­ti­bles, de remon­ter assez loin. Com­mençons par le corps des Poudres. C’est en 1336 qu’une charte avait été don­née aux fab­ri­cants de poudres par le roi Philippe VI, en 1665 que la Ferme des poudres et salpêtres avait été créée par Louis XIV, en 1775 qu’elle avait été trans­for­mée en Régie par Louis XVI, puis en 1791 qu’elle était dev­enue Agence. 

Dev­enue civile en 1940, elle avait été remil­i­tarisée à la Libéra­tion. Il est impor­tant de sig­naler qu’elle dis­po­sait alors du mono­pole de la fab­ri­ca­tion des poudres et explosifs, mono­pole qui sera mal vu de Brux­elles et fini­ra par disparaître. 

Les ingénieurs des poudres étaient donc les héri­tiers d’une longue his­toire. Leurs anciens com­pre­naient de grands chimistes comme Antoine Lavoisi­er et François Berthelot. 

Ils avaient con­servé cette spé­cial­ité de chimistes au sein du min­istère des Armées et de la toute nou­velle DMA. Cela fai­sait d’eux un corps certes plus lié à l’Armée de terre qu’aux deux autres armées mais, bien évidem­ment, toutes trois étaient leurs clientes. Beau­coup d’entre eux avaient fait de la recherche en début de car­rière et le choix du corps des Poudres per­me­t­tait en général à ceux qui le souhaitaient de faire une thèse. 

Enfin, nom­breux étaient les ingénieurs des poudres, surtout les jeunes qui, vivant à prox­im­ité d’une poudrerie, y dis­po­saient d’un loge­ment, élé­ment qui par­tic­i­pait à la cohé­sion du corps, au sen­ti­ment d’appartenance à une communauté. 


Les ingénieurs des poudres sont les héri­tiers de Lavoisi­er. © ORION_EFF

Le Cuirassé Solférino
Le cuirassé Solferi­no, con­stru­it sur les plans d’Henri Dupuy de Lôme, entrant dans le port de Portsmouth en 1866. © ORION_EFF

LE GM, HÉRITIER DES MAÎTRES CHARPENTIERS DE LA MARINE

Les ingénieurs du Génie mar­itime (GM) étaient avant tout liés à la mer. C’est plus qu’un tru­isme. Ils com­mençaient leur car­rière par un voy­age autour du monde sur la Jeanne d’Arc et y côtoy­aient leurs futurs cor­re­spon­dants, officiers de marine. Cer­tains y seraient même plus tard instruc­teurs. Ils se retrou­vaient de nou­veau au voisi­nage immé­di­at des marins et de leurs bateaux lors de leur pre­mière affec­ta­tion, générale­ment dans un port. 

DE GRANDES RÉALISATIONS

Comme les ingénieurs des poudres et comme les ingénieurs des fabrications d’armement terrestre, les GM étaient des réalisateurs. Ils exerçaient même un monopole de fait pour la réalisation des vaisseaux de ligne.
Ils réaliseraient d’ailleurs, comme ingénieurs de l’armement, les sous-marins nucléaires (SNLE et SNA) et les porte-avions de la Marine nationale jusqu’à aujourd’hui.

Cer­tains garderaient avec ce pre­mier port (Toulon, Brest, Cher­bourg, Lori­ent…) un lien qui ne se romprait pas quand ils prendraient leur retraite dans la région. 

Leur his­toire remon­tait aux maîtres char­p­en­tiers de marine et la pre­mière École du génie mar­itime avait été instal­lée à Paris en 1741 (elle avait été créée à Toulon quelques années auparavant). 

Les pre­miers arse­naux roy­aux avaient été créés par Riche­lieu en 1631, ce qui con­duirait à don­ner son nom à plusieurs navires de la Royale dont celui qui, à peine achevé, appareil­la de Brest pour Dakar le 17 juin 1940. Le ser­vice du Génie mar­itime avait été insti­tué sous le Consulat. 

Les ingénieurs du Génie mar­itime avaient ensuite con­stru­it les vais­seaux des régimes suc­ces­sifs. L’un de leurs anciens, Hen­ri Dupuy de Lôme, avait été le réal­isa­teur du pre­mier vais­seau de ligne à vapeur, du pre­mier cuirassé et du pre­mier sous-marin. 

DES CANONS AUX ARMES NUCLÉAIRES

Les ingénieurs des fab­ri­ca­tions d’armement ter­restre étaient aus­si des indus­triels. Ils assur­aient, à côté d’industriels privés comme Pan­hard ou Manurhin, la fab­ri­ca­tion des prin­ci­paux arme­ments des­tinés à l’Armée de terre : chars, engins blind­és, canons, armes de petit cal­i­bre, etc. Leur tech­nique repo­sait prin­ci­pale­ment sur la métal­lurgie et la mécanique. 

Tir de missile M4.
Tir de mis­sile M4. © DGA ESSAIS DE MISSILES

L’Établissement tech­nique cen­tral de l’armement en est le témoin et con­serve la mémoire du général Esti­enne, con­sid­éré comme le père des chars. 

Depuis la créa­tion, en 1933, de la DEFA, la Direc­tion des études et fab­ri­ca­tions d’armement, les ingénieurs des fab­ri­ca­tions d’armement réal­i­saient donc dans leurs arse­naux, à Tarbes ou à Roanne, à Tulle ou à Rennes, les prin­ci­paux matériels des­tinés à l’Armée de terre. 

Ces fab­ri­ca­tions néces­si­taient à l’époque de nom­breux ouvri­ers et tech­ni­ciens qui étaient civils. Les ingénieurs, eux, étaient mil­i­taires et la dis­tinc­tion était forte­ment ressen­tie. Les ingénieurs se fai­saient d’ailleurs sou­vent appel­er par leur grade d’équivalence (et cela, au moins jusque dans les années soixante). 

Si les tech­niques dont dépen­dent les matériels ter­restres ne sont pas, à cette époque, les plus mod­ernes ou celles qui pro­gressent le plus rapi­de­ment, cela n’a pas empêché les ingénieurs de l’armement ter­restre de s’intéresser à celle qui va car­ac­téris­er la géopoli­tique de la deux­ième moitié du vingtième siè­cle (et pour l’instant aus­si celle du vingt et unième), le nucléaire. 

“ C’était une voie possible pour participer à ce que certains appelleront l’aventure nucléaire ”

De nom­breux ingénieurs ont été détachés au CEA et plusieurs ingénieurs de la DEFA furent à l’origine de la créa­tion de la DAM, dont l’ingénieur général Chanson. 

Claire­ment, les ingénieurs qui, à la sor­tie de l’École poly­tech­nique, choi­sis­saient le corps des fab­ri­ca­tions d’armement envis­ageaient une car­rière indus­trielle, avec, en général, des débuts en province. Cer­tains savaient d’emblée que c’était une voie pos­si­ble pour par­ticiper à ce qu’ils appelleront « l’aventure nucléaire ».
 

Char Leclerc.
Char Leclerc. © CAUSSE RICHARD

LES TÉLÉCOMMUNICATIONS MILITAIRES, CORPS CRÉÉ EN 1950

Les ingénieurs des télé­com­mu­ni­ca­tions mil­i­taires étaient les élec­tron­i­ciens de l’armement ter­restre. Leur corps avait été créé en 1950 ; c’était donc un corps jeune. Ils dépendaient pour la plu­part de la Sec­tion d’études et de fab­ri­ca­tion des télé­com­mu­ni­ca­tions (SEFT) ou du bureau TELEC de la DEFA, créés eux-mêmes à par­tir des organ­ismes de l’Armée de terre qui s’occupaient des Trans­mis­sions depuis leur début, c’est-à-dire depuis la Pre­mière Guerre mon­di­ale ou un peu avant. 

Leur lien avec l’Armée de terre était très fort et lors de la créa­tion du corps de l’armement beau­coup étaient encore d’anciens officiers. Ils se dis­tin­guaient cepen­dant des ingénieurs des fab­ri­ca­tions d’armement en ce que, s’ils fai­saient des études dans cer­tains domaines, ils con­fi­aient tou­jours les réal­i­sa­tions à l’industrie. Et en 1968, l’industrie élec­tron­ique était totale­ment privée. 

LE CORPS DES INGÉNIEURS MILITAIRES DE L’AIR

Le corps des ingénieurs mil­i­taires de l’air était aus­si un corps jeune. Sa créa­tion remon­tait à 1935. La plu­part de ses mem­bres, au moment de la créa­tion du corps de l’armement, étaient des poly­tech­ni­ciens ayant effec­tué leur séjour en école d’application à Supaéro, école créée en 1909 qui a été trans­férée de Paris à Toulouse en 1968. 

Ils étaient presque tous affec­tés dans la région parisi­enne ou à Toulouse. Il y avait cepen­dant deux ate­liers indus­triels de l’aéronautique (AIA) à Cler­mont-Fer­rand et à Bor­deaux, un à Cuers et un à Alger, avec une annexe à Bli­da jusqu’en 1962. Il y en avait eu deux autres, à Rayak (Liban) et à Casablanca. 

Premier vol du Mirage IV
Le pre­mier pro­to­type de Mirage IV a décol­lé de Melun-Vil­laroche le 17 juin 1959. CC US DEFENSEIMAGE

DES EXPERTS ET DES CHERCHEURS

Les ingénieurs de l’air, comme les ingénieurs militaires des télécommunications, n’étaient pas des industriels. Ils faisaient des essais au Centre d’essais en vol de Brétigny-sur-Orge et au Centre d’essais aéronautiques de Toulouse et pouvaient faire de la recherche en se faisant détacher à l’Onera.
La plupart d’entre eux travaillaient donc en passant des contrats d’études, d’essais et de fabrication à l’industrie aéronautique. Cette industrie était en plein essor au moment de la création du corps de l’armement.
Cet essor avait d’ailleurs eu un effet d’aspiration, et de nombreux ingénieurs de l’air, comme Henri Ziegler, détenaient des postes de direction dans cette industrie.

1970 : LE RATTACHEMENT DU CORPS DES INGÉNIEURS HYDROGRAPHES

Enfin, un six­ième corps, le corps des ingénieurs hydro­graphes, sera inté­gré dans le corps de l’armement deux ans plus tard, en 1970. Il était mod­este par sa taille, mais tenu en haute estime dans la Marine et dans les milieux sci­en­tifiques comme en témoigne le nom­bre des ingénieurs hydro­graphes ayant été mem­bres ou cor­re­spon­dants de l’Académie des sci­ences (15 ingénieurs sur 153 depuis 1814, année de la créa­tion du corps). 

Leur prox­im­ité avec les officiers de marine, qu’ils côtoy­aient en per­ma­nence à la mer, était plus opéra­tionnelle que celle des ingénieurs du Génie mar­itime et les cartes et doc­u­ments qu’ils pro­dui­saient étaient d’usage per­ma­nent sur les passerelles. 

Il atti­rait ceux qui avaient un goût pour l’aventure, notam­ment exo­tique, pour la tech­nique appliquée et pour le développe­ment des sci­ences du posi­tion­nement et de la descrip­tion de l’océan.

UNE TRIPLE MOTIVATION

Tels sont les corps, aus­si mis­ci­bles que l’eau et l’huile, que Pierre Mess­mer déci­da donc de réu­nir en un corps unique, en même temps d’ailleurs que les corps de san­té des trois armées. 

Cette déci­sion était cohérente avec la déci­sion, prise dès le début de la Cinquième République ou peu après, de rassem­bler sous une autorité unique les ser­vices respon­s­ables des armements. 

“ Rassembler sous une autorité unique les services responsables des armements ”

La moti­va­tion, rap­pelée explicite­ment par Pierre Mess­mer était triple : ori­en­ter un nom­bre impor­tant d’ingénieurs vers les tech­niques nou­velles qui n’étaient pas spé­ci­fiques d’une armée (il s’agissait de l’atome, des engins, de l’électronique et de l’informatique) ; en ori­en­ter égale­ment vers la recherche qui était aus­si de moins en moins spé­ci­fique ; avoir donc la pos­si­bil­ité de les muter d’une direc­tion à une autre sans les dif­fi­cultés inhérentes à l’existence de corps dif­férents et gérés différemment. 

Le min­istre était d’autre part inqui­et des dif­fi­cultés de recrute­ment à l’École poly­tech­nique et de la fuite de nom­breux ingénieurs vers le privé ou l’industrie nation­al­isée. Les caus­es en étaient cer­taine­ment mul­ti­ples (appel de l’industrie, préférence pour les « bottes recherche », désaf­fec­tion générale pour le ser­vice de l’État, aug­men­ta­tion du nom­bre de places offertes, con­di­tions financières…). 

La créa­tion du corps s’est accom­pa­g­née d’une reval­ori­sa­tion indi­ci­aire qui n’a pas eu les effets escomp­tés mais a enrayé la dégradation. 

Le para­doxe est que, cinquante ans plus tard, il n’apparaît absol­u­ment pas qu’il y ait une cor­réla­tion évi­dente entre le rang de sor­tie des jeunes ingénieurs et leur suc­cès dans la pro­fes­sion. Les con­tre­ex­em­ples ne man­quent pas.

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