1914–1918 – Quatre années sur le front

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°543 Mars 1999Par : Paul TUFFRAURédacteur : Marcel RAMA (41)

Paul Tuf­frau, pro­fes­seur de khâgne notam­ment à Louis-le-Grand, mais sur­tout pro­fes­seur d’histoire et de lit­té­ra­ture à l’École de 1928 à 1958. Bien peu de pro­fes­seurs de quelque dis­ci­pline que ce soit ont lais­sé un sou­ve­nir aus­si mar­quant que le sien auprès de tant et tant de géné­ra­tions de camarades.

Aucun besoin d’évoquer le folk­lore poly­tech­ni­cien (“ le géné­ral Bou­lan­ger se sui­ci­da… ” et le célèbre “ pous­se­rais-tu… ”) : ce qu’il ensei­gnait – par­don, ce dont il nous enchan­tait – ne fai­sait l’objet d’aucune colle, d’aucune pâle, d’aucun exam ; aucune néces­si­té donc de suivre, d’écouter. Et pour­tant rela­tées, expo­sées, pro­fes­sées par lui, l’histoire et la lit­té­ra­ture nous captivaient.

Nous savions qu’il avait fait toute la Pre­mière Guerre mon­diale comme offi­cier de troupes sur le front, en pre­mière ligne dans les tranchées.

Jeune nor­ma­lien de la rue d’Ulm (pro­mo­tion 1908) il part en 1914 comme sous-lieu­te­nant de réserve. Bles­sé plu­sieurs fois, déco­ré de la croix de guerre dès juin 1915, il reçoit, le visage ban­dé, la Légion d’honneur sur le front des troupes le 9 octobre 1915 avec une seconde cita­tion à l’ordre de l’Armée. Il ter­mine la guerre chef de bataillon.

Pen­dant quatre ans, il par­tage au quo­ti­dien avec ses hommes et ses cama­rades leur vie, leurs souf­frances et leurs joies. Et il écrit.

Il envoie régu­liè­re­ment des articles au quo­ti­dien Le Jour­nal sous le pseu­do­nyme de Lieu­te­nant E.R., qui seront édi­tés chez Payot en 1917 sous le titre Car­net d’un Com­bat­tant. Mais sur­tout il tient des car­nets per­son­nels où il note tout, au jour le jour. Ce sont ces car­nets dont sa fille, Madame Fran­çoise Cam­bon, s’est déci­dée à publier aujourd’hui la plus grande par­tie, n’ayant écar­té que les pas­sages à carac­tère trop intime.

La pré­sente recen­sion s’approprie de très larges extraits de l’avant-propos par lequel Madame Cam­bon pré­sente l’ouvrage, beau­coup mieux que je ne sau­rais le faire.

Cet ouvrage, qui donc “ raconte ” la Grande Guerre presque au jour le jour, pré­sente le double inté­rêt de suivre les mou­ve­ments d’avancée et de recul des armées alliées en France, tout au long des mois de 1914 à 1918, et, en même temps, de don­ner une vision vivante de ce qu’ont été ces quatre années pour tant d’hommes pen­dant cette période cru­ciale de l’histoire.

Ce qui fait le côté excep­tion­nel de ces notes, c’est non seule­ment qu’elles ont été écrites par un homme qui a par­ti­ci­pé plei­ne­ment au com­bat, qui en a vécu toutes les dif­fi­cul­tés et toutes les hor­reurs, mais aus­si qu’elles sont le fait d’un écri­vain et d’un véri­table humaniste.

Il passe de tran­chée en tran­chée, expo­sé comme ses hommes aux balles, aux gre­nades, aux obus qui éclatent autour d’eux, tuant beau­coup, bles­sant d’autres, les ren­ver­sant sou­vent, au milieu d’invraisemblables chaos de morts défi­gu­rés, muti­lés, d’innombrables membres humains arra­chés, dispersés.

Et cepen­dant il reste sen­sible à la beau­té des pay­sages, à la dou­ceur du prin­temps, à l’harmonie et au charme des vil­lages qu’il tra­verse. L’éclatement des cou­leurs à l’automne dans les mon­tagnes de l’Est l’émerveille. Pour­tant, pas un ins­tant, il ne peut oublier la guerre. Il en est par­tie pre­nante, mais ce contraste entre cet enga­ge­ment et cette dis­po­ni­bi­li­té fait jus­te­ment de ces notes une oeuvre sin­gu­lière, car il appré­hende en même temps tous les aspects de la vie, mais aus­si de la mort.

Il voit les choses avec luci­di­té, en souffre et ne cache pas les larmes qui lui montent aux yeux quand tel de ses hommes ou tel de ses com­pa­gnons est tué. En même temps, il aime cette vie qui lui per­met de ser­vir une cause qui, pour lui, est fon­ciè­re­ment juste.

Il refuse d’être rat­ta­ché à un état-major – car il a été repé­ré par des hommes comme Man­gin –, et il ne se sent lui-même que lorsqu’il monte en ligne, avec les siens, quand il étu­die le ter­rain, et lève des cro­quis de l’armée d’en face pour déter­mi­ner avec pré­ci­sion l’emplacement des mitrailleuses ; il ne s’expose pas de façon inutile, mais ne se sou­cie guère des balles qui le cherchent. Il n’y a chez lui aucun désir de “ paraître ”. Il fait, tout sim­ple­ment, ce qu’il estime être son devoir. Ouvert et atten­tif aux autres, il a, pour l’abnégation des “ poi­lus ” avec les­quels il vit, une admi­ra­tion profonde.

On ne trouve chez lui aucune haine pour l’ennemi : il en parle avec beau­coup d’humanité et sait com­prendre ou ima­gi­ner la souf­france de ceux d’en face. Il a la même com­pas­sion pour l’Allemand, fau­ché en pleine jeu­nesse, que pour celui des siens qui n’atteindra jamais ses vingt ans.

Il tra­ver­se­ra, en novembre 1918, à la tête de son bataillon, l’Alsace et la Lor­raine, dont il raconte l’accueil ardent et enthou­siaste qui le bou­le­verse : “ J’ai le remords main­te­nant d’avoir consi­dé­ré la ques­tion d’Alsace et Lor­raine comme une ques­tion poli­tique, alors qu’elle est une ques­tion d’humanité vivante et souf­frante, de sang et de chair. ”

On trouve tout dans ces notes, écrites à chaud sans aucune recherche, comme on trouve tout dans la vie ; et cette “ coha­bi­ta­tion ” d’épisodes dou­lou­reux, atroces trop sou­vent, et de moments de détente, de réflexion, par­fois même de gaie­té, fait vivre avec lui les évé­ne­ments qu’il a vécus.

Paul Tuf­frau sera démo­bi­li­sé en mars 1919, alors que la moi­tié seule­ment des jeunes nor­ma­liens de sa géné­ra­tion par­tis dès 1914 sont reve­nus vivants. Il n’oubliera jamais l’abnégation des com­bat­tants qui ont accep­té de vivre dans des condi­tions épou­van­tables, sans se plaindre, qui ont don­né leur vie sans comp­ter, car c’est elle qui a don­né la vic­toire à la France.

Mais il retrou­ve­ra aus­si “ avec une joie intime les pay­sages fami­liers ” […] “ La vie reprend, les choses sont les mêmes, nous seuls avons changé. ”

Avec l’appui mar­qué de Madame Cam­bon, j’espère vous avoir convain­cus, que vous ayez ou non connu Paul Tuf­frau, de lire ces Car­nets. Vous y trou­ve­rez ou retrou­ve­rez le même pro­fond inté­rêt que celui que nous por­tions à l’écouter.

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