摸着石头过河 : Traverser la rivière en tâtonnant pierre à pierre

Dossier : ExpressionsMagazine N°698 Octobre 2014Par : Pierre-Étienne GIRARDOT (09), ingénieur chez Total

Tra­vers­er la riv­ière en tâton­nant pierre à pierre. Cette phrase de Deng Xiaop­ing véhicule des valeurs essen­tielles de la Chine mod­erne que j’essaierai de faire miennes dans cet article.

Prag­ma­tisme, preuve par l’exemple ou humil­ité sont en effet autant de qual­ités néces­saires pour bross­er le por­trait d’un pays aus­si complexe.

En effet, cela ne fait que six mois que je suis arrivé en Chine, pays dont je ne con­nais­sais aupar­a­vant pas plus que quelques clichés. Six mois que je vis l’aventure d’un expa­trié au quo­ti­di­en sans avoir la moin­dre idée, le matin, de com­ment se ter­min­era la journée. Six mois que je ne com­prends pas grand-chose à la manière dont les locaux man­gent, par­lent, écrivent, et encore bien moins à ce qu’ils pensent.

Bref, six mois que j’ai l’agréable impres­sion de réap­pren­dre tout de A à Z et de retourn­er en enfance. Cet élan de jeunesse s’étant donc accom­pa­g­né de mul­ti­ples voy­ages (selon l’adage bien con­nu), c’est à la lumière de mes divers­es excur­sions que je choi­sis d’exprimer mes sen­ti­ments à pro­pos de la Chine.

Sans pour autant tra­vers­er la riv­ière de Deng ni en son­der les pro­fondeurs, ces villes sont autant de pier­res qui m’ont per­mis de tâter le pouls de ce mer­veilleux pays.

PÉKIN – 北京

Une semaine après mon arrivée, je cherche tou­jours mon « chez moi ». Je m’éclipse des bureaux pour aller vis­iter un apparte­ment. En pas­sant dans les allées du cen­tre com­mer­cial d’à côté, je ne suis déjà plus sur­pris de voir une suc­ces­sion de bou­tiques rem­plies de marchan­dis­es, grouil­lantes de vendeurs, mais dés­espéré­ment boudées par les chalands.

J’arrive finale­ment devant l’immeuble. Les pans de façade qui com­men­cent à se décrocher me font com­pren­dre que dix ans est déjà un âge bien avancé pour une tour péki­noise. L’appartement, ni rangé ni net­toyé pour la vis­ite, n’est pas plus ras­sur­ant. Je ren­tre donc bredouille.

“ Avant tout, construire sur les points communs ”

Il est déjà 22 heures quand je ressors. Devant moi, dans la rue désertée, un arbre se met à bouger et me tire de mes pen­sées. Je n’ai pas rêvé, il y a bien un homme per­ché sur une branche, sec­ouant le feuil­lage pour en faire tomber les feuilles mortes. Plus loin, un de ses col­lègues bal­aie, à son rythme.

L’allocation des ressources est une des pre­mières choses qui m’a éton­né ici. Ressources humaines d’abord : Pékin four­mille de petits boulots dont la pro­duc­tiv­ité n’a pas l’air spé­ciale­ment con­trôlée. Ressources matérielles ensuite : le souci du détail a l’air absent et le sur­di­men­sion­nement omniprésent.

D’aucuns diront que cela se rap­proche d’une forme d’inefficacité. Et pour­tant, cela marche. Si Rome ne s’est pas bâtie en un jour, Pékin, ville de vingt mil­lions d’habitants aux infra­struc­tures impres­sion­nantes, ne s’est bâtie qu’en dix ans.

En 2005, avant les jeux Olympiques, seules deux des treize lignes de métro actuelles étaient con­stru­ites. Le TGV reliant la cap­i­tale à Shang­hai (1 300 km) n’a, lui, pas mis plus de trois ans.

Cela marche, mal­gré cette impres­sion con­stante de créa­tion d’entropie si désagréable aux Occidentaux.

Cela marche, peut-être parce qu’il faut aller chercher l’efficacité ailleurs. L’optimisation ne se situe pas dans le factuel ni dans le quan­ti­tatif, mais dans l’humain.

Ain­si, un col­lègue racon­tant à un cou­ple d’amis qu’il est allé nag­er s’est vu retourn­er deux réponses.

Le mari, Français. – Ah bon ? Com­bi­en de temps ? cher­chant tout de suite à se comparer.
La femme, Chi­noise. – C’est génial, tu sais nag­er ! En plus tu as le courage d’y aller toutes les semaines, félicitations !

Ici, c’est le fameux guanxi, la rela­tion, qui compte. Il con­vient de don­ner de la face à son inter­locu­teur et de cul­tiv­er une bonne entente dans la durée via une réciproc­ité de com­pli­ments et de ser­vices. Avant de faire ressor­tir les points de désac­cord, on pense avant tout à con­stru­ire sur les points communs.

SUZHOU & HANGZHOU 苏州和杭州

Moi. – Tu as vu, aujourd’hui il fait beau, l’air n’est pas pollué.
Elle. – Ah ?
Moi. – Com­paré à Pékin ça n’a rien à voir. Le ciel est bleu, regarde !
Elle. – Moi je le trou­ve gris. Il faut que tu ren­tres en France, là-bas le ciel est vrai­ment bleu.
Moi. – Tu veux rester en France alors après tes études ?
Elle.(le vis­age s’assombrissant) Non, mon devoir est ici. Je suis respon­s­able de mes par­ents. Vous, vous avez la chance d’avoir une retraite ; ici, ils n’ont rien. Mais si je ren­tre, hors de ques­tion de tra­vailler dans une grande ville. C’est trop pollué.

Quand je repense à cette anec­dote, j’ai d’abord peur. Bien plus que nos fac­ultés d’adaptation, c’est notre capac­ité à oubli­er qui m’émeut.

“ Quel temps fait-il ?
Il fait pollué ”

Com­ment se fait-il qu’après toutes ces années passées à la cam­pagne, j’oublie la couleur du ciel ? Com­ment se fait-il que quand on demande aux enfants : « Quel temps fait-il ? », ceux-ci répon­dent par : « Il fait pollué » ?

Si la mémoire, aus­si bien indi­vidu­elle que col­lec­tive, dis­paraît à ce rythme, com­ment être con­fi­ant quant à notre capac­ité à lut­ter con­tre la pol­lu­tion de notre planète ou le réchauf­fe­ment climatique ?

De manière plus prag­ma­tique, on peut s’interroger sur la capac­ité du Par­ti à résoudre ces prob­lèmes, en dépit de son influ­ence sur les secteurs indus­triels clés. Quelle est sa véri­ta­ble marge de manœu­vre, depuis les trau­ma­tismes de 1989 – Tian’an­men – et 1991 – la chute du PC russe ?

Il s’agit de nav­iguer entre Charybde et Scyl­la, ne pas détéri­or­er l’équilibre social sans dégrad­er le cap­i­tal environnemental.

Ter­mi­nons cepen­dant sur une note pos­i­tive, car la dynamique sem­ble s’inverser. La sphère sociale s’empare peu à peu des prob­lèmes envi­ron­nemen­taux et le gou­verne­ment n’a pas d’autre choix que d’y répon­dre. Le pro­jet CTO doit ain­si véri­fi­er des normes très strictes (effi­cac­ité énergé­tique, con­som­ma­tion d’eau), le ren­dant ain­si bien plus effi­cace que les usines du même genre déjà construites.

Par ailleurs, la Chine expéri­mente actuelle­ment des sys­tèmes de quo­tas de CO2 dans sept zones pilotes, avant prob­a­ble­ment d’élargir à l’échelle nationale.

Le poids du substrat social

LES INÉGALITÉS

Une caractéristique essentielle de la Chine contemporaine est l’inégalité. Deng avait bien prévu le phénomène : « Certains doivent devenir riches avant les autres. »
Ainsi la blogosphère chinoise fait état d’un clivage entre les gaofushuai (grands, riches et beaux) et les diaosi (vous m’épargnerez la traduction qui a à voir avec l’anatomie masculine). Ceux qui ont pu s’enrichir d’un côté (grâce à leurs connexions avec le Parti ?), et ceux qui sont restés dans la misère de la campagne de l’autre.
Le problème est bien là, lancinant. Pour l’instant, la croissance élevée du PIB est avec l’animosité contre le Japon le ciment d’un pays fragilisé par ses distorsions internes : inégalités et diversités culturelles.
Jamais je ne me serais attendu à ce qu’un ami chinois ayant étudié en France me dise un jour : « Contrairement à la Chine, la France est un vrai pays socialiste. »

Ce qui ressort aus­si de cette con­ver­sa­tion, c’est le poids du sub­strat social. L’ascendant des par­ents est immense : pour elle, c’est l’obligation de revenir en Chine ; pour un autre ami français, c’est un mariage mixte annulé au dernier moment.

De façon générale, la société chi­noise, héri­tière du con­fu­cian­isme, donne l’impression d’être rigoureuse­ment organ­isée, clas­si­fiée, en ordre de bataille pour les défis à venir.

Rien de tel que le lan­gage pour mieux l’apprécier : on peut ain­si dis­tinguer huit façons de dire « oncle », selon qu’on désigne le frère cadet, aîné, mater­nel, pater­nel ou l’époux de la sœur cadette, aînée, mater­nel, paternel.

NINGBO – 宁波

J’ai égale­ment eu l’occasion de me ren­dre à Ning­bo suite à l’invitation d’une amie. Au fur et à mesure de la journée, les dif­férences avec Pékin me saut­ent aux yeux. Les bou­tiques Chanel, Dior, Louis Vuit­ton, etc., défi­lent une à une, toutes plus « bling-bling » les unes que les autres ; dans la rue, crois­er une Maserati est mon­naie courante.

Le soir, après avoir bu un verre dans une rue pavée bor­dée de bars, imi­ta­tion par­faite du Quarti­er latin, nous ren­trons chez elle.

Alors que ses par­ents appar­ti­en­nent à la classe moyenne de Ning­bo, je m’étonne de décou­vrir un apparte­ment de très grande sur­face (l’étage entier de l’immeuble), recou­vert de mar­bre et d’appareils de domo­tique dernier cri.

XI’AN – 西安

Simon. – Chauf­feur, nous voulons aller dans le quarti­er musulman.
Le chauf­feur.O ksâ dans l’coin mslman ?
Simon. – Oui, dans le quarti­er musulman…
Le chauf­feur. Pal’sud j’vozimène, ça bon ?
Simon. – Euh, OK.

Voilà cer­taine­ment ce que don­nerait en français la con­ver­sa­tion de mon ami avec le chauf­feur de taxi. Le patois local n’avait plus grand-chose à voir avec le man­darin, le fameux putonghua.

La Chine, dans toute sa diver­sité, nous sautait au vis­age. Elle ne cessera de me frap­per lors de toutes mes excur­sions : ain­si, à Shang­hai, « mer­ci » ne se prononce pas xiex­ie mais yaya, à l’ouest dans le Xin­jiang, « bon­jour » se dit même Salam Ale­cum.

Mais reprenons le fil de mon épisode à Xi’an. Mon livre m’indiquait que je ver­rais dans le quarti­er musul­man les descen­dants des Arabes qui s’étaient instal­lés ici au moment de la Route de la soie.

“ L’uniformité se dégage du peuple chinois ”

Mais le décor n’avait pour ain­si dire pas changé : mêmes bou­tiques, mêmes faciès qu’ailleurs dans la ville. À y regarder de près, une ou deux femmes por­taient des voiles dans le fond d’une bou­tique. C’était bien le seul indice.

À y regarder de près, voire de très près ; c’est aus­si ce qu’il nous a fal­lu faire pour trou­ver la mosquée, et nous ren­dre compte que c’était un lieu de culte musul­man. Avant de décou­vrir la salle de prière finale, tout lais­sait penser que nous étions dans un palais chi­nois avec sa suc­ces­sion clas­sique de portes.

J’ai donc égale­ment été mar­qué par l’uniformité qui se dégage du peu­ple chi­nois. Comme sur le dra­peau, où les petites étoiles (cen­sées représen­ter les minorités) ne sont là qu’en faire-val­oir de l’étoile prin­ci­pale : la majorité des Hans.

Comme durant le show du Nou­v­el An de la TV chi­noise (regardé par près d’un mil­liard de téléspec­ta­teur), où un chant tra­di­tion­nel tibé­tain a la même valeur de diver­tisse­ment que Sophie Marceau chan­tant La Vie en rose.

Comme dans l’histoire chi­noise où deux des trois dernières dynas­ties issues d’invasions étrangères (les Yuan de Mon­golie et les Qing de Mand­chourie) ont finale­ment été assim­ilées dans la masse d’un pays qui regroupe désor­mais un habi­tant ter­restre sur cinq.

En équation ou en proverbe

Si j’étais français, j’inventerais une pirou­ette pour ratio­nalis­er tout ce qui précède. Une équa­tion ne ferait pas d’ombre au tableau pour jouer au jeu de tous les expa­triés en Chine : que va devenir ce pays dans les années à venir ?

L’AVEUGLE TÂTANT L’ÉLÉPHANT

Un jour, un groupe d’aveugles rencontra un éléphant. Le premier toucha une patte et s’exclama : « L’éléphant est comme une colonne ! » ; le second empoigna la queue et rétorqua : « Pas du tout, il ressemble à un serpent ! » Et le troisième de conclure, après s’être approché de l’oreille : « Vous faites fausse route, c’est en fait un ventilateur. »
Ce proverbe ou chengyu, très fréquent en chinois, est souvent utilisé pour évoquer la difficulté d’appréhender des choses aussi complexes que la Chine, véritable pays continent. Il moque la prétention de qui croit détenir une vérité absolue et permet ainsi d’éviter de conclure en laissant une porte de sortie aux avis divergents.

Allez, puisqu’il faut me met­tre dans la peau du per­son­nage jusqu’au bout, je dirais que l’équation de Kaya ne serait pas malvenue :

Hangzhou =
Xi’an x Ning­bo x Pékin

Pol­lu­tion =
pop­u­la­tion x richesse x efficacité

Il faudrait ensuite broder autour de cette égal­ité et pren­dre des hypothès­es for­cé­ment tran­chantes pour ali­menter le débat.

Si j’étais chi­nois, je me con­tenterais de qua­tre syllabes :

盲人摸象
(L’aveugle tâtant l’éléphant)

Guo­mao

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Silouanerépondre
11 août 2015 à 10 h 42 min

Social­isme en Chine ?
“Jamais je ne me serais atten­du à ce qu’un ami chi­nois ayant étudié en France me dise un jour : « Con­traire­ment à la Chine, la France est un vrai pays social­iste. »” J’aime le contrairement.
Et il y a 30 ans, déjà un cor­re­spon­dant améri­cain dis­ait : “L’avenir du cap­i­tal­isme est en Chine et celui du social­isme en Europe.”

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