Einstein à la maison des Polytechniciens

Énigme polytechnicienne

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°631 Janvier 2008Par : Pierre BOULESTEIX (61)

Einstein à la Maison des X, rue de Poitiers, en 1922

Cinq cama­rades ont répon­du : Jean-Marie Metz­ger (X 71), Jacques Dela­fosse (X 43), Georges Don­na­dieu (X 55), Jean-Louis Bobin (X 54) et Fran­çois Ber­got (X 65). Pour le « qui ? », les cinq, et cer­tai­ne­ment tous les autres lec­teurs, ont bien sûr recon­nu Albert Ein­stein au centre du cli­ché. Ensuite cela se complique.

En ce qui concerne le « où ? », c’est une sur­prise qu’un seul, G. Don­na­dieu, et encore avec un point d’interrogation, ait pro­po­sé la Mai­son des Poly­tech­ni­ciens. C’est bien cela (et très exac­te­ment le salon des colonnes, le second à droite sur cour au rez-de-chaus­sée)… car sinon en quoi l’énigme serait-elle « poly­tech­ni­cienne » ? À l’époque en cause (prin­temps 1922, voir ci-des­sous) la Mai­son des X n’y était encore que loca­taire du « Club de la renais­sance fran­çaise ». J.-L. Bobin a indi­qué Paris pour « un dîner très sor­bon­nard » ; J.-M. Met­zer, J. Dela­fosse et F. Ber­got ont avan­cé Bruxelles où se tenaient les congrès Sol­vay ras­sem­blant les plus grands savants du monde entier.

Pour les « quand ? » et « en quelles cir­cons­tances ? », ain­si que seul J.-L. Bobin l’a indi­qué, c’est lors de la visite qu’Einstein accom­plit à Paris du 28 mars au 6 avril 1922. Trois ans après la fin de la guerre cette visite sus­ci­ta de vifs débats : c’était le pre­mier Alle­mand reçu offi­ciel­le­ment en France depuis le conflit et l’Académie des sciences annu­la les confé­rences pré­vues quai de Conti après que trente de ses membres ont mena­cé de quit­ter les lieux si « l’invité » y péné­trait. Les ori­gines juives du savant furent aus­si une ligne de cli­vage. Peut-être ce dîner est-il celui qui a sui­vi la confé­rence du ven­dre­di 31 mars au Col­lège de France, évé­ne­ment mon­dain en plus que d’être scien­ti­fique : le phi­lo­sophe Hen­ri Berg­son, mais aus­si diverses com­tesses et prin­cesses vou­lant, à leur niveau, appro­fon­dir la conver­gence entre Ein­stein (l’espace-temps) et Proust (À la recherche du temps perdu)…

Enfin « quels autres ? »

  • (D’abord à la droite d’Einstein) Paul Lan­ge­vin (1872−1946), qui l’avait invi­té puis qui sau­va le voyage, pro­mo­teur en France de la rela­ti­vi­té res­treinte dont il intro­dui­sit l’enseignement au Col­lège de France en 1910, fon­da­teur des congrès Sol­vay en 1911, briè­ve­ment lié à Marie Curie ;
  • Charles Fabry (1867−1945), X 1885, phy­si­cien (optique) ;
  • Charles Édouard Guillaume (1861−1938), phy­si­cien suisse, prix Nobel de phy­sique en 1920, qui décou­vrit l’alliage Invar, puis deux inconnus ;
  • Paul Appell (1855−1930), en 1922 rec­teur de l’académie de Paris, pré­sident de la Socié­té mathé­ma­tique de France, ensuite fon­da­teur de la Cité uni­ver­si­taire de Paris, cou­sin d’Émile Picard et beau-père d’Émile Borel ;
  • (ensuite, à la gauche d’Einstein) Louis Lapicque (1866−1952), phy­sio­lo­giste du sys­tème ner­veux, mais sur­tout voi­sin et ami de vacances des Per­rin, Curie, Joliot, Lan­ge­vin à la « petite Sor­bonne » sur­nom bien jus­ti­fié du hameau de Lau­nay à Plou­baz­la­nec près de Paimpol ;
  • Marie Curie (1867−1934), prix Nobel de phy­sique en 1903 (avec Pierre Curie et Hen­ri Bec­que­rel) et de chi­mie en 1911 (dont G. Don­na­dieu a fait le bilan de san­té par radies­thé­sie), puis un inconnu ;
  • Émile Picard (1856−1941), mathé­ma­ti­cien (algèbre) ;
  • (enfin dans l’angle en bas à gauche du cli­ché, sous un éclai­rage violent) Émile Borel (1871−1956), mathé­ma­ti­cien des pro­ba­bi­li­tés, ministre de la Marine en 1925, gendre de Paul Appell ;
  • (légè­re­ment pen­ché) Jean Bec­que­rel (1878−1953), X 1897, pro­fes­seur de phy­sique à l’École poly­tech­nique dès 1919 où il fut le pre­mier à ensei­gner la rela­ti­vi­té res­treinte, fils d’Henri.

Tous sauf Guillaume (parce que Suisse) et Marie Curie (parce que femme) étant ou devant être ensuite membres de l’Académie des sciences. En plus de leurs liens scien­ti­fiques nombre des convives avaient donc entre eux des rela­tions fami­liales ou ami­cales, voire sen­ti­men­tales ; dès lors l’ambiance de la soi­rée dut être excellente !

Il y eut long­temps une belle entente entre Ein­stein et Lan­ge­vin jusqu’à la mort de ce der­nier en 1946, par la phy­sique (depuis le pre­mier congrès Sol­vay en 1911) et par la poli­tique (l’Allemand paci­fiste et le Fran­çais drey­fu­sard, anti­fas­ciste et pré­sident de la Ligue des droits de l’homme). Les deux savants s’aidèrent réci­pro­que­ment, ain­si Lan­ge­vin faci­li­ta-t-il l’accueil d’Einstein à Prin­ce­ton en 1934 après qu’il a dû quit­ter l’Allemagne.

Espé­rons que l’esprit du plus grand génie de la phy­sique au xxe siècle a souf­flé sur les mil­liers de réunions, déjeu­ners, dîners, céré­mo­nies et autres cir­cons­tances poly­tech­ni­ciennes qui, depuis quatre-vingt-cinq ans, ont eu pour cadre le salon des colonnes de la Mai­son des X !

Pour l’autorisation de repro­duc­tion ain­si que pour les ren­sei­gne­ments four­nis, que soit remer­cié le Centre de res­sources his­to­riques de l’École supé­rieure de phy­sique et chi­mie indus­trielles de la Ville de Paris où cette pho­to­gra­phie avait été remar­quée dans l’exposition « La phy­sique de Paul Lan­ge­vin, un savoir partagé ».

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