Claude Thélot (65), le souci de la mesure

Dossier : AtypiXMagazine N°Claude Thélot (65), le souci de la mesure
Par Claude THELOT (65)

Il est connu en France pour avoir, à la demande du gou­ver­ne­ment de Jean-Pierre Raf­fa­rin, pré­si­dé en 2003 et 2004 au grand débat natio­nal sur l’avenir de l’école. Pour­tant, il n’est ni uni­ver­si­taire, ni poli­tique, ni énarque. Il est Poly­tech­ni­cien et admi­nis­tra­teur de l’INSEE.

Claude Thé­lot s’est adon­né toute sa car­rière à la mesure de la socié­té. Loin de la voir comme un exer­cice ingrat, il en sou­ligne volon­tiers les ver­tus : « La mesure et l’évaluation per­mettent de mieux com­prendre, mais aus­si d’objectiver le des­sein poli­tique et de le pré­ser­ver du pur rap­port de force, ce à quoi, à défaut, revien­drait fata­le­ment le jeu politique ».

Faute d’adopter des outils de mesure lisibles du grand public et stables dans le temps, les experts se dis­cré­ditent aux yeux de l’opinion. Il ne peut plus alors y avoir de débat public. C’est le plus fort qui impose sa loi.

Claude ne nie pas la com­plexi­té des outils de mesure des phé­no­mènes sociaux, ni les débats sans fin aux­quels peuvent prê­ter le choix des indi­ca­teurs, tels que ceux des per­sonnes sans emploi, bap­ti­sées « chô­meurs » par le BIT et l’INSEE, et « deman­deurs d’emploi » par Pôle emploi, selon des défi­ni­tions dif­fé­rentes et sujettes à gloses poli­tiques sans fin.

Pour­tant, au contraire des uni­ver­si­taires qui, dans le sillage de Claude Lévi-Strauss, ont renon­cé à mesu­rer pour adop­ter une approche pure­ment qua­li­ta­tive, fon­dée sur les dif­fé­rences, Claude pré­tend que la mesure est non seule­ment sou­hai­table, mais aus­si pos­sible. « La bonne vision d’une socié­té, c’est celle qu’on a à hau­teur d’hélicoptère. » Ni trop haut, ni trop bas. Au car­re­four des deux Frances, celle d’en haut et celle d’en bas.

A l’X, pres­sen­tant un clas­se­ment médiocre, Claude n’a pas sui­vi la pré­pa­ra­tion à l’ENA dis­pen­sée aux élèves can­di­dats à cette pres­ti­gieuse école. Contre toute attente, son clas­se­ment de sor­tie lui en aurait pour­tant ouvert les portes. Il entre donc à l’INSEE où il apprend à mesu­rer la socié­té. A 35 ans, il publie Tel père, tel fils ?, essai sur la mobi­li­té sociale, abon­dam­ment illus­tré de chiffres, qui l’aventure aux confins de la sociologie.

En 1990, après 20 ans de car­rière à l’INSEE, il aspire aux res­pon­sa­bi­li­tés. Une oppor­tu­ni­té se pré­sente, de chef de ser­vice à la direc­tion de l’évaluation et de la pros­pec­tive du minis­tère de l’éducation natio­nale. En fait, le direc­teur par­tant au même moment, sou­te­nu par le ministre Lio­nel Jos­pin, il hérite de son poste.

Le voi­là direc­teur d’administration cen­trale. Défi redou­table ! Il se sou­vient de la répar­tie de De Gaulle à un can­di­dat au gou­ver­no­rat de l’Algérie un peu inti­mi­dé par ce qui l’attendait : « Vous gran­di­rez ! », et se lance. Pen­dant sept ans, il fait le métier de « pas­seur » entre ces deux mondes que sont d’un côté celui des experts, des cher­cheurs et des éva­lua­teurs et de l’autre, celui des poli­tiques et de l’opinion. Il crée « des pas­se­relles entre la com­pré­hen­sion et l’action ».

Il convainc son ministre de publier des sta­tis­tiques déran­geantes sur les Zones d’éducation prio­ri­taire (ZEP), qui montrent que 15 % d’entre elles ont usur­pé leur titre. Dans la même veine, il obtient l’autorisation de publier un État de l’école puis une Géo­gra­phie de l’école qui mettent à mal la croyance à l’égalité répu­bli­caine, mais dont il a plai­dé qu’ils seront un for­mi­dable sti­mu­lant entre les mains des rec­teurs et des chefs d’établissements.

La suite confirme la jus­tesse de son intui­tion. Il observe les luttes féroces entre énarques et rec­teurs au sein de l’appareil minis­té­riel, mais tient son cap. Quand il quitte son poste, sept ans plus tard, il a fait de sa direc­tion un poids lourd du ministère.

En 1997, il rejoint la Cour des Comptes où il prend en charge l’édition (au sens anglais du terme) du rap­port annuel de la Cour sur la Sécu­ri­té sociale. Mais lorsque le gou­ver­ne­ment Raf­fa­rin veut lan­cer un grand débat sur l’avenir de l’école, ses ministres Luc Fer­ry et Xavier Dar­cos sug­gèrent de le lui confier. « Une consul­ta­tion de masse comme ce débat néces­site de vraies com­pé­tences d’ingénieur. Je les avais déve­lop­pées en assu­rant naguère les éva­lua­tions de masse des élèves en début de CE2, de sixième et de seconde. C’est sans doute pour­quoi on a fait appel à moi.

De telles opé­ra­tions peuvent être très valo­ri­santes pour les X corp­sards, qui ont en temps ordi­naire du mal à s’imposer dans un uni­vers admi­nis­tra­tif domi­né par les énarques. » A la manœuvre à la tête d’une com­mis­sion d’une cin­quan­taine de per­son­na­li­tés, au nombre des­quelles d’anciens ministres et la fine fleur de l’intelligentsia pari­sienne, Claude doit faire preuve d’une grande capa­ci­té d’analyse et plus encore de synthèse.

Ses pré­co­ni­sa­tions doivent por­ter non seule­ment sur le « quoi » de l’École (ce qu’elle doit faire, etc.)– ce sur quoi tout un cha­cun s’accorderait volon­tiers – mais aus­si, en bon ingé­nieur, sur le « com­ment » : com­ment assu­rer l’atteinte des objec­tifs qu’on a fixés à l’Ecole. Non­obs­tant cinq défec­tions en cours de route, de membres qui n’auront pas vou­lu s’impliquer dans le tem­po exi­geant qu’il a impo­sé à sa com­mis­sion ou pour désac­cord de fond, celle-ci clô­ture ses tra­vaux sou­dée et unanime.

Claude est quelque peu réser­vé sur la mode actuelle du ran­king, qui aurait pour­tant pu le com­bler. L’indicateur PISA, des connais­sances des jeunes de 15 ans ? Il est inté­res­sant, mais ne mesure pas tout, sin­gu­liè­re­ment pas l’aptitude à vivre ensemble qui est l’un des devoirs essen­tiels de l’École. De plus, la culture fran­çaise, qui stig­ma­tise l’échec, péna­lise de fait les jeunes Fran­çais, car ceux-ci pré­fé­re­ront ne pas répondre que de ris­quer une mau­vaise réponse.

Claude déplore le dédain des res­pon­sables fran­çais pour les règles et les normes, lais­sées trop volon­tiers à la dis­cré­tion des agents d’exécution. Quant au trop fameux « clas­se­ment de Shan­ghai », il estime qu’on lui fait trop d’honneur et que le mau­vais clas­se­ment de la France est immé­ri­té. Pour lui, l’Europe n’a pas encore su s’organiser pour pro­po­ser un clas­se­ment alter­na­tif crédible.

Le Times Higher Edu­ca­tion Ran­king reste encore trop dans l’esprit de Shan­ghai qui pri­vi­lé­gie à outrance la taille et l’académisme, c’est-à-dire qui donne aux indi­ca­teurs liés à la recherche un poids plus éle­vé qu’à ceux liés à l’enseignement, ce qui n’a pas beau­coup de sens dans le contexte d’une uni­ver­si­té de masse. Il admet tou­te­fois que ce clas­se­ment a eu le mérite de réveiller les uni­ver­si­taires et poli­tiques fran­çais : la (bonne) loi sur l’autonomie des uni­ver­si­tés est un des signes, une des consé­quences de cette prise de conscience.

Glo­ba­le­ment tou­te­fois, il ne peut que déplo­rer une lente et nette dégra­da­tion de l’éducation en France depuis une quin­zaine d’années, notam­ment en ce qui concerne la maî­trise des prin­ci­paux fon­da­men­taux ; le fran­çais, les mathé­ma­tiques de base et le « vivre ensemble ».

Poster un commentaire