Une révolution majeure pour la France et l’Europe

Dossier : BIG DATAMagazine N°693 Mars 2014
Par Didier LOMBARD (62)

Dans le sillage des télé­com­mu­ni­ca­tions, tous les sec­teurs de l’économie ont été tou­chés par l’explosion du numé­rique. Tous ont dû s’adapter aux nou­veaux modèles d’affaires repo­sant sur la numé­ri­sa­tion de tous les seg­ments de leur chaîne de valeur.

REPÈRES

L’automne 2006 marque un tournant de la révolution numérique. Les débits de données sur les réseaux mobiles se sont envolés au cours du mois de novembre. On a observé une multiplication des flux numériques par plus de vingt dans un intervalle de temps extrêmement court. Ces taux de croissance impressionnants étaient le reflet de l’adoption par le grand public de tous les services numériques présents sur les smartphones.
Cette migration extrêmement rapide ne concernait pas uniquement les opérateurs de télécommunications, même si la part de leurs revenus provenant du transport de la voix analogique allait très vite s’effondrer, au bénéfice d’un trafic numérique massif dont ils avaient précédemment décidé de faire cadeau à leurs clients considérant que ce trafic resterait marginal en valeur

Commerce électronique et réseaux sociaux

Les pre­miers à faire les frais de l’opération ont clai­re­ment été les acteurs du sec­teur de la musique. Tout le sys­tème de dis­tri­bu­tion, en par­ti­cu­lier celui du réseau de dis­quaires, a été bou­le­ver­sé. Cela à une époque où aucune expli­ca­tion n’avait encore été don­née à ce phénomène.

Par la suite, un grand nombre de ser­vices numé­riques sont appa­rus, tou­chant tous les sec­teurs de l’économie. Ain­si, le com­merce élec­tro­nique a pris une place domi­nante pour dis­tri­buer pra­ti­que­ment tous les pro­duits et les recy­cler. Les réseaux sociaux se sont déve­lop­pés à grande vitesse.

Agir à toute heure et en tout lieu à partir de terminaux mobiles

L’ensemble des ser­vices finan­ciers ont dû s’adapter aux exi­gences de leurs clients qui veulent désor­mais pou­voir agir à toute heure et en tout lieu à par­tir de leurs ter­mi­naux mobiles.

Ce mou­ve­ment s’étend à des pro­fes­sions que l’on n’attendait pas for­cé­ment dans les affaires numé­riques : ain­si les anti­quaires, qui pro­posent com­mu­né­ment via Inter­net de recher­cher à tra­vers l’ensemble de leur réseau de bou­tiques le meuble d’époque dont on peut rêver.

La presse a dû, quant à elle, déve­lop­per très rapi­de­ment des ver­sions élec­tro­niques de ses publi­ca­tions et elle peine encore aujourd’hui à trou­ver une nou­velle rentabilité.

Une régulation locale inopérante

Aucune pro­fes­sion n’est exemp­tée. Chaque entre­prise doit réagir et s’adapter à de nou­veaux modèles d’affaires, sous peine d’être sup­plan­tée par de nou­veaux acteurs plus modernes. La pro­tec­tion appor­tée par les dis­po­si­tifs locaux de régu­la­tion, hexa­go­nale ou euro­péenne, dans dif­fé­rents sec­teurs devient par­fai­te­ment inopé­rante puisque le réseau Inter­net est par essence mondial.

Toutes ces migra­tions suivent un cours accé­lé­ré, faci­li­té par la pro­fu­sion de nou­veaux ter­mi­naux acces­sibles au grand public (smart­phones, tablettes) et par la mon­tée en puis­sance des réseaux à très haut débit.

L’époque des données massives

Il serait faux de pen­ser que la par­tie est jouée et de croire que la révo­lu­tion numé­rique est terminée.

La deuxième phase arrive, encore plus impres­sion­nante que la pre­mière. Le temps des don­nées mas­sives, des big data, arrive. La plu­part des grands acteurs opé­rant sur Inter­net sont déjà confron­tés à des ques­tions com­plexes de sto­ckage et de trai­te­ment de don­nées de plus en plus plé­tho­riques. Les plus visibles sont, bien sûr, les acteurs omni­pré­sents dans notre vie quo­ti­dienne que sont Google, Face­book, Twit­ter, Ama­zon, etc.

Le domaine le plus visible est celui de la santé

Les volumes de don­nées et les flux d’interrogations à trai­ter par cha­cun de ces acteurs ont crû à une vitesse tel­le­ment rapide qu’il a fal­lu déve­lop­per des méthodes de sto­ckage et de trai­te­ment spécifiques.

À côté du monde des ser­vices, une autre source mas­sive d’information est pro­duite par les grands ins­tru­ments scien­ti­fiques comme l’accélérateur de par­ti­cules Large Hadron Col­li­der au CERN ou par le futur Large Synop­tic Sur­vey Teles­cope qui devrait être mis en ser­vice en 2015.

Les objets connectés

L’arrivée mas­sive de nou­velles géné­ra­tions de cap­teurs minia­tures et de pro­ces­seurs connec­tés va don­ner une impul­sion sup­plé­men­taire à ce monde des don­nées mas­sives. Le trai­te­ment per­son­na­li­sé de toutes ces don­nées faci­li­te­ra, avec encore plus d’acuité, la vie pra­tique en met­tant à dis­po­si­tion à tout moment des infor­ma­tions per­ti­nentes pour adap­ter son com­por­te­ment face aux aléas de l’existence.

Le domaine le plus visible à l’heure actuelle est cer­tai­ne­ment celui de la san­té, pour lequel de nom­breuses ini­tia­tives encore embryon­naires ont été prises ; les cap­teurs déve­lop­pés par nos indus­triels per­mettent de mesu­rer de façon per­ma­nente des para­mètres vitaux, nou­velle approche d’un moni­to­ring au ser­vice de la prévention.

Le Consu­mer Show de Las Vegas de jan­vier 2014 a per­mis de consta­ter que le nombre de pro­jets indus­triels, en par­ti­cu­lier d’origine fran­çaise, dans ce domaine est en crois­sance expo­nen­tielle. Certes, il reste encore un cer­tain effort de nor­ma­li­sa­tion à faire pour per­mettre à toutes ces mer­veilles tech­no­lo­giques de fonc­tion­ner ensemble, mais l’intérêt du public pour la pré­ven­tion puis le trai­te­ment de cer­taines mala­dies est extrê­me­ment vif.

Un effort de normalisation

On per­çoit le carac­tère sen­sible de l’utilisation de toutes ces don­nées, car c’est l’intérêt per­son­nel de cha­cun des uti­li­sa­teurs qui seul doit conduire à ouvrir l’utilisation d’une nou­velle base de don­nées et d’en croi­ser les infor­ma­tions avec d’autres bases.

Un effort de nor­ma­li­sa­tion, pro­ba­ble­ment au niveau mon­dial ou de chaque conti­nent, est néces­saire, tout en devant à la fois res­pec­ter la liber­té, prin­cipe fon­da­men­tal du Net, et un droit uni­ver­sel. Tous les sec­teurs de l’économie seront à nou­veau touchés.

Ain­si, après avoir été annon­cé à de nom­breuses reprises comme immi­nent, l’Internet des objets est en train de véri­ta­ble­ment prendre son essor. Tous les objets vont à terme être connec­tés, pour four­nir des infor­ma­tions qui seront trai­tées au niveau local, puis cen­tra­li­sées, et in fine réper­cu­tées en qua­si-temps réel vers cha­cun d’entre nous à tra­vers des ser­vices utiles et personnalisés.

Volume, vélocité et variété

Dans ce contexte, les champs de recherche et de déve­lop­pe­ment asso­ciés au domaine des don­nées mas­sives vont concer­ner, d’une part, la ges­tion de ces nou­veaux types de bases de don­nées mas­sives en conju­guant les trois V, fac­teurs d’efficience : volume, vélo­ci­té et varié­té, et d’autre part la créa­tion de nou­veaux ser­vices uti­li­sant la richesse excep­tion­nelle de ces gise­ments de données.

Une mul­ti­tude de sec­teurs appli­ca­tifs seront concer­nés, dont de nom­breux seg­ments encore impos­sibles à ima­gi­ner aujourd’hui. L’analyse d’une grande masse de don­nées ouvre sur l’intelligence du pas­sé et de l’avenir, des causes et des effets.

Des ini­tia­tives encore embryon­naires dans le domaine de la santé.

Un service sur mesure

De nombreux autres acteurs, moins visibles, possèdent également des bases de données très fournies sur le comportement de leurs clients, à commencer par les opérateurs de télécommunications. L’ensemble de ces données dévoile le détail de notre vie quotidienne. Elles permettent de suivre nos déplacements grâce à la géolocalisation, d’analyser les courriels et les parcours sur Internet, de connaître l’ensemble de nos contacts et de nos comportements : consommations de télécom – munications et d’électricité, voyages en train ou par avion, activités bancaires avec toutes les transactions que nous menons habituellement.
Ces informations ne sont heureusement pas divulguées à des tiers, en particulier par les organisations qui appliquent des codes de déontologie très clairs sur ce sujet.
Il n’empêche que cette mine de données constitue un gisement à partir duquel on peut créer de nombreux services à valeur ajoutée, sur mesure, pour faciliter la vie de chacun. On perçoit déjà à travers quelques services que certains acteurs n’hésitent pas à nous « aider » après avoir pris la précaution de nous faire approuver préalablement un texte juridique très protecteur pour le fournisseur de services mais assez incompréhensible pour l’utilisateur.

Aujourd’hui, l’Europe est principalement un vaste espace de consommation

Sans être trop sévère, on peut dire que l’Europe a raté la pre­mière phase de la révo­lu­tion numérique.

Les grands acteurs indus­triels et des ser­vices de l’Internet sont aux États-Unis ou en Asie. La valeur engen­drée par les 500 mil­lions de consom­ma­teurs euro­péens est ain­si siphon­née par des acteurs issus d’autres continents.

L’Europe a raté la première phase de la révolution numérique

Dès lors, par une sorte de « néo­co­lo­nia­lisme numé­rique », nous assis­tons à un décou­plage géo­gra­phique crois­sant entre pro­duc­tion des équi­pe­ments (Asie) et des ser­vices (États-Unis) d’une part, et consom­ma­tion d’autre part (Europe).

Dans la chaîne de valeur, il nous reste ce qui n’est pas « délo­ca­li­sable » : la logis­tique de dis­tri­bu­tion phy­sique (ache­mi­ne­ment des com­mandes) et les infra­struc­tures locales de télécommunications.

Une nouvelle frontière

Le dronr Parrot
De nom­breux pro­jets indus­triels fran­çais ont été pré­sen­tés au récent Consu­mer Show de Las Vegas, ici le drone Par­rot. © PARROT

Mais les jeux ne sont pas faits. L’avènement géné­ra­li­sé des big data est encore devant nous et il se pré­sente comme une nou­velle fron­tière, un nou­veau défi à rele­ver. En effet, avec les don­nées numé­riques mas­sives, on est en pré­sence d’une véri­table rup­ture, tan­gible et illus­trée par le fait qu’il nous faut uti­li­ser les pré­fixes super­la­tifs issus du grec pour en mesu­rer les ordres de gran­deur et de pro­gres­sion : chaque étape repré­sente une mul­ti­pli­ca­tion par mille du volume précédent.

Des techniques spécifiques

Pour trai­ter toutes ces don­nées mas­sives, les tech­no­lo­gies à mettre en oeuvre sont tout à fait spé­ci­fiques, si on veut évi­ter des phé­no­mènes de type appren­ti sor­cier où les ser­veurs et leur masse de don­nées pour­raient se révol­ter et induire des fonc­tion­ne­ments erra­tiques et incontrôlables.

On a déjà expé­ri­men­té, à une échelle modeste, ce genre d’incident avec les pre­miers réseaux IP dont les pannes ou la main­te­nance ne connais­saient aucune limite d’espace ni de temps ; un défaut consta­té en Suisse pou­vait avoir son ori­gine en Espagne sur une faute mineure com­mise il y a plus de six mois, pas facile à trou­ver rapidement.

Les atouts de l’Europe

Heu­reu­se­ment, l’Europe pos­sède un cer­tain nombre d’opérateurs mon­dia­le­ment recon­nus dans la ges­tion des don­nées mas­sives ; elle pos­sède éga­le­ment des start-ups qui ont com­men­cé à s’intéresser à des sujets par­ti­cu­liers liés à la ges­tion des vraies don­nées massives.

Un grand nombre d’acteurs mon­diaux s’appuie sur ce tis­su d’entreprises et de com­pé­tences pour exer­cer déjà leur acti­vi­té dans le sto­ckage des grandes bases de don­nées. La pro­chaine étape sera bien sûr, en com­plexi­té et en dimen­sion, tota­le­ment dif­fé­rente de l’étape actuelle.

Mille millia​rds de mille sabords

Une page de texte représente 20 à 30 kilo-octets ; une séquence musicale quelques mégaoctets ; une vidéo : 1 gigaoctet ; une grosse bibliothèque : 1 téraoctet ; une pile de DVD de 60 étages : 1 pétaoctet ; l’ensemble des informations engendrées depuis l’origine des temps jusqu’au milieu des années 2000 : quelques exaoctets ; toutes les données produites l’an dernier : 2 zettaoctets et, enfin, la capacité supposée de stockage de la NSA (National Security Agency) : 1 yottaoctet.

Les acteurs devront prendre garde à de nou­veaux para­mètres aux­quels le consom­ma­teur sera extrê­me­ment sen­sible : per­ti­nence des don­nées, sécu­ri­té de leur conser­va­tion, acces­si­bi­li­té aux infor­ma­tions à par­tir de n’importe quel point d’intervention.

L’Europe peut jouer un rôle déci­sif sur cette deuxième phase de la révo­lu­tion du numé­rique, dans le déve­lop­pe­ment des réseaux et des ser­vices numé­riques mas­sifs. On pour­rait sug­gé­rer avec un peu de malice qu’il lui suf­fi­rait d’y consa­crer la même ardeur que cela a été le cas, avec suc­cès, dans l’aéronautique, l’un des rares sec­teurs indus­triels qui a réel­le­ment fait l’objet d’une volon­té commune.

Et l’on retrouve là une varié­té de modes d’interventions qui sont néces­saires pour réus­sir face à cet enjeu : for­ma­tion, édu­ca­tion, recherche, régle­men­ta­tion, nor­ma­li­sa­tion, finan­ce­ment de pro­jets, poli­tique fis­cale, etc.

Tout cela doit être conçu et mené à bien pour garan­tir au Vieux Conti­nent ses marges de manoeuvre dans l’économie mon­diale, une liber­té inhé­rente au réseau Inter­net, une sécu­ri­té et une pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles pour les uti­li­sa­teurs et les citoyens européens.

Une des sept ambitions

Le thème des don­nées mas­sives a été choi­si par la com­mis­sion France 2030 pré­si­dée par Anne Lau­ver­geon comme l’une des sept ambi­tions pour l’innovation dans notre pays. Cet enjeu est évi­dem­ment natio­nal mais il doit être pen­sé au niveau du conti­nent euro­péen dans le contexte d’une éco­no­mie déjà mondialisée.

L’évolution des équilibres démographiques pèse sur les rapports de force économique

C’est d’autant plus néces­saire que l’évolution des équi­libres démo­gra­phiques au plan mon­dial va consi­dé­ra­ble­ment peser sur les rap­ports de force éco­no­mique entre les conti­nents. Comme le sou­ligne, de façon ima­gée, l’économiste sué­dois Kjell Nord­ström, le pin code de l’humanité est en train de chan­ger. Il passe de 1114 à 1135 (chaque chiffre ren­voie à l’évolution de la popu­la­tion des conti­nents amé­ri­cain, euro­péen, afri­cain et asiatique).

Il fau­dra tenir compte de cette pro­fonde modi­fi­ca­tion des équi­libres démo­gra­phiques pour conce­voir une poli­tique ration­nelle dans le domaine des don­nées massives.

Pour en savoir plus

Didier Lom­bard, L’Irrésistible Ascen­sion du numé­rique. Quand l’Europe s’éveillera,
Paris, Odile Jacob, 2011.

Ne nous y trom­pons pas. Pour la France comme pour l’Europe, être au ren­dez-vous de la révo­lu­tion des don­nées mas­sives et y tenir notre rang ne sau­rait rele­ver d’un simple pro­gramme par­mi d’autres.

C’est une prio­ri­té majeure. Elle devra être gérée comme un pro­jet d’envergure, struc­tu­rant pour notre indé­pen­dance et pour notre économie.

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