Un regard d’exil

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°544 Avril 1999Par : Gilles COSSON (57)Rédacteur : Gabriel PÉRIN (37)

Avec son cin­quième ouvrage et sous le titre un peu mys­té­rieux de : Un regard d’exil, notre cama­rade Gilles Cos­son confirme sa concep­tion d’un genre roma­nesque vivant et dyna­mique, au point de ren­contre de tous les apports, aspi­ra­tions, doutes, ten­sions et orages que brassent les vagues défer­lantes des jours et du destin.

Ce livre, plus encore que les pré­cé­dents, entend se situer sur deux plans complémentaires.

Il y a d’abord le plan lit­té­raire. L’auteur, grand voya­geur devant l’éternel et féru d’exotisme, mul­ti­plie les scènes, les images colo­rées ou les simples évo­ca­tions qui, par­ties de Paris, flottent ensuite sur les dje­bels farouches du Rif et les mon­tagnes d’Anatolie, puis fran­chis­sant les bords ravi­nés du fleuve Araxe, par­courent les pla­teaux de l’Arménie orientale.

Sur ce contexte géo­gra­phique s’appuie une intrigue simple et ori­gi­nale, inti­me­ment liée aux évé­ne­ments qui ont sui­vi la “ Grande Guerre ”, c’est-à-dire dans les années 1920, avec la mise en scène de grands per­son­nages his­to­riques comme le maré­chal Lyau­tey, le maré­chal Pétain, Abd el-Krim, Mus­ta­fa Kemal, le géné­ral russe blanc Wran­gel, sans comp­ter des inter­ve­nants moins connus, par exemple le phi­lo­sophe Léon Ches­tov. Les valeurs sen­ti­men­tales ne sont pas exclues de cette geste avec sur­tout deux amou­reuses sym­pa­thiques et ardentes, mais redoutables.

À noter que l’auteur se sent assez sûr de sa séduc­tion roma­nesque pour prendre le risque d’une action très linéaire où le temps est scan­dé par les titres des cha­pitres. Ain­si va-t-il droit devant, avec sim­pli­ci­té, insen­sible à cer­taines ten­dances actuelles qui font d’une intrigue tara­bis­co­tée et sub­ti­le­ment incom­pré­hen­sible une marque de talent.

À ce plan lit­té­raire se super­pose celui des idées défen­dues ou sim­ple­ment expo­sées dont on par­court les dédales en che­mi­nant dans la lec­ture roma­nesque et qui posent les grands pro­blèmes sou­le­vés à l’issue de la Grande Guerre. Il y a la ques­tion des natio­na­li­tés. La Tur­quie de Kemal se heur­tait aux Grecs, aux Kurdes et aux Armé­niens ; Abd el-Krim récla­mait l’indépendance à l’Espagne et à la France.

Il y a ensuite la ques­tion des croyances. Trois reli­gions s’opposaient bien qu’issues d’un même Livre ini­tial : le judaïsme, le chris­tia­nisme (ici sous sa forme ortho­doxe) et l’islam. Elles avaient cha­cune sa sagesse, mais aus­si hélas sa part d’intolérance et de fana­tisme. Et puis encore les ques­tions poli­tiques. Le gou­ver­ne­ment fran­çais Pain­le­vé- Briand s’est mon­tré assez jaco­bin et répres­sif dans la conquête du Rif ; mais c’est aux Soviets que revient la palme d’une tyran­nie attei­gnant le ter­ro­risme d’État, éla­bo­rée sous le cou­vert du “ cen­tra­lisme démo­cra­tique ” et mise en œuvre par le Guépéou.

Ce qui frappe le plus dans l’énumération de ces ques­tions, c’est leur carac­tère d’actualité brû­lante si on les replace en notre fin de mil­lé­naire. Les natio­na­li­tés c’est aus­si, de nos jours, les Serbes, les Koso­vars, les Pales­ti­niens, les Kurdes, les Magyars de Voï­vo­dine, les Kabyles, les Tibé­tains… et bien d’autres à tra­vers les cinq continents.

De plus ce n’est pas le moindre inté­rêt de l’ouvrage de Gilles Cos­son que de nous faire péné­trer dans les arcanes com­plexes d’une ques­tion dont les don­nées sont res­tées constantes au cours des siècles et les pro­blèmes jamais réso­lus, une ques­tion appa­rue à la fin du Moyen Âge, avec les avan­cées ter­ri­to­riales des Otto­mans par­ve­nus au-delà du pla­teau du Koso­vo et celles des Russes sous l’impulsion des Mos­co­vites d’Yvan le Grand, deux puis­sances nou­velles enca­drant et enser­rant dans leurs ambi­tions des terres mil­lé­naires comme l’Arménie.

Il s’agit de la ques­tion d’Orient. Cette ques­tion, qui embrasse toutes les terres ayant appar­te­nu à la “ Sublime Porte ”, reste encore au centre des périls majeurs du monde où nous vivons.

L’unité de l’ouvrage enfin est assu­rée par la per­ma­nence du nar­ra­teur : un cer­tain Nico­las Bal­ken­berg à la fois balte, russe blanc et fran­çais lequel ajoute aux débats idéo­lo­giques la richesse de sa vie inté­rieure, que l’auteur a vou­lu sans doute très proche de la sienne. Ce Nico­las, après les tour­ments de la révo­lu­tion sovié­tique, s’est reti­ré pen­dant quatre ans dans le silence du mont Athos.

Il lui en est res­té un sou­ve­nir ému de la vie contem­pla­tive, une méfiance ins­tinc­tive du ration­nel, une aspi­ra­tion vers la véri­té mys­tique dans l’union avec tout l’univers et une admi­ra­tion essen­tielle pour les œuvres de la création.

Ain­si dans Un regard d’exil, les choses et les faits inter­pellent constam­ment l’imaginaire. D’où la conjonc­tion d’un réa­lisme alerte et d’un roman­tisme régé­né­ré, sorte de puits fécond pour ali­men­ter une culture aimable digne des obses­sions de notre temps.

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