Un polytechnicien sur l’estrade

Dossier : ExpressionsMagazine N°684 Avril 2013
Par Christian JEANBRAU (63)

L’administration ne consi­dé­rant pas mon diplôme d’ingénieur de l’École poly­tech­nique comme méri­tant la caté­go­rie 1, réser­vée aux licen­ciés es mathé­ma­tiques, j’émarge au bud­get du minis­tère de l’Éducation pour 680 F par mois. Brève exploitation.

On par­ve­nait à ins­til­ler une salu­taire crainte à coups d’heures de retenue

Ray­mond Schiltz était pro­vi­seur. C’était, comme on disait à Tarbes, « un mon­sieur ». Il pro­me­nait à tra­vers le lycée sa sil­houette courte et ronde et son nœud papillon en même temps que son assu­rance de pro­vi­seur de l’établissement le plus pres­ti­gieux de France et ses réfé­rences d’agrégé de Lettres clas­siques. Il était en fait très content de récu­pé­rer un ancien élève de l’une de ses taupes, pas­sé par l’X, comme « pro­fes­seur » et, furieux du sta­tut qu’on me réser­vait, retour­na la situa­tion en quinze jours, me fit nom­mer pro­fes­seur contrac­tuel, m’élevant ain­si au trai­te­ment d’un agré­gé et trans­for­mant du jour au len­de­main en 1470 F mes 680 F de la veille. Belle augmentation.

Grâces en soient ren­dues à Ray­mond Schiltz. Je l’amusais, je crois. Je me suis réga­lé toute l’année, dans les conseils de classe qu’il écra­sait de son auto­ri­té sour­cilleuse, à le voir faire droit sans dif­fi­cul­té à tous les avis de débu­tant que je clai­ron­nais avec une enthou­siaste assu­rance dans le repli plu­tôt silen­cieux des col­lègues che­vron­nés qui, devant lui, fai­saient sou­vent pro­fil bas.

Mais j’embellis peut-être, tout au plai­sir de repen­ser à ces temps où je ne dou­tais encore de rien, et fort peu de moi.

Des X dans l’enseignement

Dans le cadre du Forum social a été orga­ni­sé en juin 2008 un col­loque au Col­lège de France sur le thème « Lut­ter contre l’exclusion par le sys­tème édu­ca­tif1 », au cours duquel deux X ensei­gnants, Chris­tian Jean­brau (63) et Fran­çois Gau­del (66), sont inter­ve­nus. Ce thème a ensuite été exploi­té en publiant un cer­tain nombre d’articles sur l’école, et par­ti­cu­liè­re­ment sur les poly­tech­ni­ciens qui avaient exer­cé ou exer­çaient encore ce métier d’enseignant.

Citons, par exemple, Cœur de prof. L’Année sab­ba­tique d’un cadre sup dans l’enseignement secon­daire, de Ber­nard Houot (63)2, ou encore plu­sieurs articles de Fran­çois Gau­del. Il est inté­res­sant d’approfondir ce mixage d’un X et d’un enseignant.

Est pro­po­sé ici un extrait d’un ouvrage3 que vient de publier Chris­tian Jean­brau, extrait où il raconte ses débuts d’enseignant au lycée Louis-le- Grand.

D’autres cama­rades ont ensei­gné dans le secon­daire. Ils pour­raient éga­le­ment évo­quer leur vécu d’enseignants et pré­sen­ter leurs points de vue sur les pro­blèmes du sys­tème éducatif.

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1. La Jaune et la Rouge, hors-série, juin 2008.
2. Cal­mann-Lévy, 1991.
3. Cet ouvrage, publié sons le nom d’Auguste Sejan, peut être consul­té sur le site :
http://www.thebookedition.com/ed-nat-auguste-sejan-p-87259.html

Un grand frère

J’embellis sûre­ment. J’ai beau­coup ramé avec ces classes de seconde, avec l’une des scien­ti­fiques sur­tout, que j’avais prise en main le pre­mier jour de façon catas­tro­phique. C’était un ven­dre­di après-midi. J’avais deux heures de cours avec eux. J’étais par­ti de la rue Dunois la fleur au fusil et sans la moindre idée de ce qu’était une classe, vue de l’estrade.

Compte tenu de ce que j’ai été capable ou plu­tôt inca­pable de réa­li­ser, jouant au « grand frère » et nar­rant des sou­ve­nirs de ma propre sco­la­ri­té au lieu de me pré­oc­cu­per d’installer une auto­ri­té plus dis­tante, j’aurais peut-être dû le soir même, luci­de­ment, au vu du cha­hut si aisé­ment obte­nu, démis­sion­ner et me tour­ner vers des tâches plus conformes à mon tempérament.

Du bon usage des colles

J’ai rec­ti­fié le tir dès le len­de­main pour la prise en charge des autres classes. Mieux. Le fias­co ini­tial n’a pas fait tache d’huile et les dégâts, pour­tant indis­cu­tables, sont mal­gré tout res­tés limités.

Lycée Louis-le-Grand
Louis-le-Grand, un des plus pres­ti­gieux lycées de France.

On par­ve­nait encore à l’époque à ins­til­ler une salu­taire crainte à coups d’heures de rete­nue, même si le cahier spé­cial sur lequel nous consi­gnions les noms des col­lés, assor­tis du motif de la colle, mani­fes­tait l’existence de récur­rences pou­vant faire dou­ter de l’efficacité abso­lue du remède.

Name dropping

J’ai naï­ve­ment construit, lors du pre­mier contact avec la seconde lit­té­raire, les condi­tions d’un inci­dent comique qui m’est res­té. Cette classe, qui regrou­pait des élèves fort médiocres, sem­blait s’être fait une spé­cia­li­té des patro­nymes connus. Y faire l’appel s’apparentait à une lec­ture du Who’s Who.

Le pre­mier jour donc, je fais rem­plir à cha­cun, pour le décou­vrir, une fiche d’information et à chaud, je pro­cède après avoir rele­vé ces fiches à un pre­mier tour d’horizon oral des noms. Volon­té de com­men­cer à repé­rer les têtes.

Dans l’enthousiasme du débu­tant et la satis­fac­tion de m’entendre énon­cer : « Men­dès-France », « Mer­leau-Pon­ty » et bien d’autres noms qui ne me reviennent pas aujourd’hui, je demande à chaque fois : « Mais seriez-vous parent avec l’homme poli­tique… Mais seriez-vous parent avec le phi­lo­sophe…», pour obte­nir régu­liè­re­ment en réponse : « C’est mon oncle » ou « C’est un cou­sin de mon père », etc.

Vous ne seriez pas parent avec ?

Évi­dem­ment, quelques Mar­tin et Durand rési­duels n’ont pas droit à l’honneur de mon ques­tion­ne­ment. Sou­dain, fiches en vrac, appa­raît un « Jésus » que machi­na­le­ment j’appelle.

Et les voir réus­sir eût rele­vé du miracle

Et dans le silence fré­mis­sant de la classe, alors que j’ai déjà en main la fiche sui­vante, une petite voix s’élève et demande : « Mais vous ne seriez pas parent avec…?» sans qu’il soit néces­saire à l’insolent d’aller plus loin pour déclen­cher un fou rire géné­ral auquel je ne pou­vais que me joindre, ren­dant un hom­mage confus à l’à‑propos du gamin, dût-il me coû­ter un peu de mon auto­ri­té ininstallée.

Pour comble de mal­chance, ce dam­né « Jésus » avait pris pour meilleur ami un nom­mé « Lar­che­vêque ». Ça ne s’invente pas. J’étais gâté. Ne jamais, dis­trait, deman­der : « Où est Lar­che­vêque ? », la réponse fusant, tou­jours la même et dans l’hilarité : « Mais voyons, M’sieur, avec Jésus. » Aucun des deux n’était bien fort et les voir réus­sir eût rele­vé du miracle.

Col­leurs récurrents
Les col­leurs eux-mêmes étaient par­fois récur­rents, l’un d’entre eux était un jeune agré­gé de lettres. Il me semble qu’il était par ailleurs délé­gué syn­di­cal. Ses motifs fleu­ris fai­saient mon bon­heur. Je me sou­viens en par­ti­cu­lier qu’il s’attachait à repro­duire sans modi­fi­ca­tion les pro­pos des élèves ayant pro­vo­qué sa sainte colère. Ain­si : « Deux heures de rete­nue à l’élève Untel pour avoir dit à son voi­sin d’une voix forte : Arrête de me tâter la banane. »

Bah, quand j’y repense, je n’ai fina­le­ment pas eu de trop mau­vais rap­ports avec eux. J’en ai revu un quelques années plus tard, il se nom­mait Manon, pré­texte pos­sible à dif­fé­rentes saillies qui ont alors échap­pé à ses cama­rades. Je l’ai retrou­vé interne des hôpi­taux et au che­vet de ma fille à Saint-Vincent-de-Paul, l’été 1976.

Il m’est presque tom­bé dans les bras. Et moi je le revoyais, en classe, me nar­guant avec un bal­lon qui cir­cu­lait de main en main (eh oui, en cours de maths, à Louis-le-Grand et en 1966), un bal­lon dont je ne par­ve­nais pas à me rendre maître.

Il m’a pro­mis de bien veiller aux prises de cor­ti­sone que requé­rait le trai­te­ment. Étonnant.

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