Un mathématicien aux prises avec le siècle

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°526 Juin/Juillet 1997Par : Laurent SCHWARTZRédacteur : Michel DEMAZURE, professeur à l’École polytechnique, directeur du Palais de la découverte

On ne sera sans doute pas sur­pris par les trois pre­miers mots de l’autobiographie de Laurent Schwartz : “ je suis mathé­ma­ti­cien ”. Mais on le sera plus par le thème de l’avant-propos (qui est en fait le pre­mier cha­pitre, donc le cha­pitre zéro comme il se doit d’un mathé­ma­ti­cien) : “ le jar­din d’Éden ”. Laurent Schwartz y parle de ce jar­din d’Autouillet qu’il connut dès l’âge de 11 ans, et où encore aujourd’hui dit-il “ il y a plus de charme aux mathé­ma­tiques qu’à Paris ”.

À pro­pos d’oiseaux, d’arbres, de fleurs, de papillons, de sou­ve­nirs de famille, on retrouve toutes les carac­té­ris­tiques aux­quelles nous, ses amis, élèves et col­lègues, nous le recon­nais­sons : l’extraordinaire mémoire, l’amour de la nature, le goût des clas­si­fi­ca­tions et des déno­mi­na­tions, le style simple et clair, la pré­ci­sion des détails, les anec­dotes jamais embel­lies, les digres­sions appa­rentes mais dont cha­cune a sa fonc­tion, et jusqu’au “ timbre de sa voix ”.

L’organisation du texte, comme tou­jours chez Laurent Schwartz, est claire et astu­cieuse. Chro­no­lo­gie et thé­ma­tique col­la­borent tout au long des 13 (14) cha­pitres regrou­pés en trois par­ties : “ années de jeu­nesse ”, “ au soleil de la science ”, “ au coeur du com­bat poli­tique ”. C’est bien d’une vie entière, mul­tiple, dont il s’agit, ou plu­tôt de trois vies qui s’entrecroisent : les mathé­ma­tiques, la poli­tique, les papillons.

Regret­tons que la plu­part des cri­tiques aient choi­si de ne par­ler que de très peu des thèmes abor­dés, en esca­mo­tant l’unité reven­di­quée par Laurent Schwartz, celle du mathé­ma­ti­cien qui (der­nier para­graphe, page 528) “ transport(e) (sa) rigueur de rai­son­ne­ment dans la vie courante ”.

Les his­to­riens disent que les siècles com­mencent en France aux années 15 : 1715, 1815, 1915. Et que le XXe a fini en 1989, lors de la chute du mur de Ber­lin. Laurent Schwartz, né en 1915 et bien par­ti pour enta­mer lar­ge­ment le XXIe, est donc par excel­lence un homme de ce siècle-ci, le siècle de la poli­tique, des enga­ge­ments et des illu­sions, et comme il l’écrit, “ aux prises ” avec lui.

Laurent Schwartz a sou­vent dit qu’il n’avait pas choi­si de mili­ter (pour le trots­kysme, pour la réforme, pour les droits de l’homme), que cela s’était impo­sé à lui, quitte à l’empêcher de se consa­crer à ses acti­vi­tés de pré­di­lec­tion, la recherche mathé­ma­tique, “ le bon­heur d’enseigner ”. Mais “ la décou­verte mathé­ma­tique est subversive ” …

Dans le foi­son­ne­ment de ce livre, on trou­ve­ra beau­coup de choses, en plus de l’histoire per­son­nelle de Laurent Schwartz, de sa famille et de ses proches : de l’histoire tout court, des anec­dotes, des mathé­ma­tiques, des réflexions poli­tiques, phi­lo­so­phiques, épis­té­mo­lo­giques glis­sées ça et là, l’air de ne pas y tou­cher. Il est dif­fi­cile de ne pas pas­ser à la pre­mière per­sonne, tout en sachant que cha­cun gla­ne­ra sa propre récolte.

Pour res­ter sur le ter­rain mathé­ma­tique, j’ai ain­si beau­coup aimé les remarques sur la décou­verte scien­ti­fique et la nature des mathé­ma­tiques (voir par exemple p. 224 sq., 256, 260–266) ; j’ai été émer­veillé de la capa­ci­té de Laurent Schwartz à recons­ti­tuer le che­mi­ne­ment qui l’a ame­né aux dis­tri­bu­tions (p. 227–250).

Natu­rel­le­ment, les lec­teurs de La Jaune et la Rouge por­te­ront une atten­tion par­ti­cu­lière au cha­pitre IX “ la réforme de l’École poly­tech­nique ”. En une tren­taine de pages, Laurent Schwartz y brosse l’histoire de ses années d’enseignement et de recherche à l’X, depuis sa nomi­na­tion comme pro­fes­seur en 1959 jusqu’à sa retraite en 1980. Là comme ailleurs, on pour­ra noter la rete­nue dont il fait preuve, comme à son habi­tude, dans la rela­tion des com­bats consi­dé­rables qu’il dût mener et du com­por­te­ment de cer­tains de ses opposants.

Avec l’humour qui lui est propre, il note pour conclure : “ Mais la vie est belle, et l’École poly­tech­nique a résis­té bon an mal an à la coexis­tence entre mili­taires, civils, pro­fes­seurs, étu­diants, cher­cheurs, secré­taires et moi ”.

Il est dif­fi­cile de rendre compte d’un tel livre, qui n’est pas de ceux qu’on résume en quelques for­mules. Au sor­tir de ces cinq cents pages, qui paraissent bien courtes – on dit que l’original était plus de deux fois plus long – on reste un peu aba­sour­di, tout autant de la quan­ti­té consi­dé­rable d’activités qu’a pu mener de front Laurent Schwartz, que de l’unité de vie qu’il a su mal­gré cela main­te­nir et de la constance de ses engagements.

“ Un homme libre ”, écrit-il, “ choi­sit tou­jours en défi­ni­tive ce qu’il fait ”. Comme je ne peux conclure ce trop bref compte ren­du sans pen­ser d’abord comme lec­teur à lui, le maître et l’ami (je n’aurais pas osé employer ce mot, s’il ne l’avait écrit lui-même), je n’emploierai pas à son sujet le mot de “ foi ”, qui cho­que­rait l’athée, mais celui de “ver­tu ”, qui plai­ra au lati­niste et au révolutionnaire.

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