Un étranger sur le toit

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°595 Mai 2004Par : Maurice MerguiRédacteur : Michel Louis LÉVY (57)Editeur : Éditions Nouveaux Savoirs – 2003 - 10 ter, rue Janssen, 75019 Paris.

En 1987 et 1990, Phi­lippe Sol­lers publiait dans la col­lec­tion l’Infini, chez Gal­li­mard, les deux tomes de L’Invention de Jésus de Ber­nard Dubourg. Selon cet auteur, une bonne part du Nou­veau Tes­ta­ment s’expliquait par la tech­nique juive d’interprétation, dite midrash, qui consi­dère la Bible hébraïque comme Parole divine, abso­lue et intem­po­relle. Mau­rice Mer­gui s’attaque ici, à la suite de Dubourg, à une par­tie volu­mi­neuse du cor­pus : les gué­ri­sons, résur­rec­tions et miracles opé­rés par Jésus. Il géné­ra­lise l’explication par le pro­cé­dé de la “ double entente ”, c’est-à-dire du texte à double sens, pour ne pas dire triple ou mul­tiple : l’étranger sur le toit, c’est le païen en cours de conver­sion ! Dans ce type d’apologues, quelqu’un cherche à entrer dans un lieu figu­rant l’Alliance, mais il y a un pro­blème, en fait la Loi elle-même, qui mul­ti­plie les obs­tacles aux conver­sions. Le pro­blème cen­tral du midrash est en effet la conver­sion des nations “à la fin des temps ” : com­ment les gue­rim, les étran­gers, accep­te­ront la Torah ? com­ment seront-ils accueillis dans le peuple d’Israël ? et que devien­dra alors celui-ci, s’il perd l’exclusivité de la Loi ?

La méta­phore du para­ly­tique est l’une de celles dont use le midrash. C’est que la pra­tique de la Loi est appe­lée hala­kha, dont le sens propre est “marche”. Le païen qui ne connaît pas la Loi est logi­que­ment un han­di­ca­pé qui ne peut pas mar­cher. C’est aus­si un “ pauvre ”, par oppo­si­tion au “ riche ”, pos­ses­seur de la Loi. Ou encore un “ petit enfant ” par oppo­si­tion à la “grande per­sonne” qui l’a étu­diée. La Loi, elle, est sou­vent assi­mi­lée à l’eau, qui puri­fie le corps et l’âme (d’où le bain rituel, qui devient le bap­tême) ou au repas dont se nour­rit l’affamé, d’où la pré­sence per­ma­nente du “ ban­quet ”, lieu sym­bo­lique de la géné­ro­si­té divine. À la fin des temps, la conver­sion uni­ver­selle est mar­quée par un fes­tin auquel Dieu convie toutes les nations et auquel les convives assistent allon­gés, sur le mode du ban­quet antique, pour évo­quer leur mort et leur renais­sance immi­nente ; d’où la Cène évan­gé­lique qui ins­ti­tue l’Eucharistie, mais d’où aus­si le Seder pas­cal de la Haga­dah juive, où l’on mange “ accou­dé ” et qui s’adresse aux enfants, c’est-à-dire aux païens…

Mer­gui rap­pelle ce que per­sonne n’aurait dû oublier, que l’Histoire sainte n’est pas l’Histoire. Elle se place dans un temps “ escha­to­lo­gique ”. Il n’y a rien de cho­quant à com­pa­rer la consis­tance his­to­rique des livres de Ruth ou de Jonas à celle des fables de La Fon­taine : Le loup et l’agneau et Le cor­beau et le renard sont des récits tout aus­si “ édi­fiants ”. Les exé­gètes du midrach auraient ain­si pro­duit et ensei­gné les para­boles qui, de tra­duc­tion en tra­duc­tion, allaient deve­nir évan­gé­liques. Au pas­sage appa­rais­sait la pos­si­bi­li­té d’une loi “ légère ”, pour l’humanité conver­tie, cen­trée autour des Dix Com­man­de­ments, s’opposant à la loi “ lourde ”, réser­vée au peuple juif, incluant la cir­con­ci­sion, la nour­ri­ture casher, la pure­té conju­gale et le strict res­pect du Shab­bat.

Appa­rais­sait aus­si le per­son­nage de Paul, qui s’appelle d’abord Saül, par allu­sion au roi Saül, c’est-à-dire Cheol, nom hébraïque des Enfers ; qui vient de Tarse, par allu­sion à Jonas, pas­sa­ger pour Tarse ; qui pour­suit (per­sé­cute) d’abord les Chré­tiens, par allu­sion à Saül pour­sui­vant David ; qui est “ ren­ver­sé ” sur le che­min de Damas (Damas­cus), parce que DMSQ, Deme­cheq, est ana­gramme de MQDS, Miq­dach, le Sanc­tuaire, que Damas, c’est le Temple bou­le­ver­sé, et que le che­min de Damas, c’est la sub­ver­sion ; qui tra­verse plu­sieurs contrées sans pou­voir les conver­tir (Actes des apôtres 16,6 et suiv.), par allu­sion aux ânesses de Saül que celui-ci cherche sans les trou­ver (I Samuel 9, 4 et suiv.) ; qui annonce aux Galates (de Galouth, Exil) “ Il n’y a ni Juif, ni Grec ; il n’y a ni esclave, ni homme libre ; il n’y a ni homme, ni femme ”, parce que devant la mort (le Cheol), il n’y a ni natio­na­li­té, ni condi­tion, ni sexe qui tiennent, il n’y a que des mortels…

La thèse de Dubourg et Mer­gui per­met d’expliquer bien des points pro­blé­ma­tiques : si un des apôtres s’appelle Judas, c’est par allu­sion à Juda, YHWDH, Yehou­dah, qua­trième fils de Jacob ; si Judas tra­hit Jésus, fils de Joseph, pour trente deniers, c’est par allu­sion à la vente de Joseph par ses frères, sur la sug­ges­tion de Juda, et à la valeur “ gué­ma­trique ” de YHWDH, trente ; si Jésus monte au sup­plice en por­tant sa croix, c’est par allu­sion à Isaac qui monte au sacri­fice en por­tant le bois de son bûcher ; si Hérode mas­sacre les Inno­cents, c’est par allu­sion à Pha­raon qui condamne à mort les petits gar­çons hébreux ; si Marie est une jeune fille (Almah’), c’est par allu­sion à Myriam, soeur de Moïse (confon­due par le Coran avec Marie), qui sauve son petit frère en confiant son ber­ceau au Nil : le petit frère de la vierge Myriam dans son ber­ceau pré­fi­gure ain­si le fils de la Vierge Marie dans sa crèche. Et ain­si de suite…

N’y a‑t-il pas là, pour l’école laïque, une façon d’aborder les thèmes bibliques, sans atten­ter à la foi ou à l’identité de qui­conque et en paci­fiant au contraire les rela­tions “ intercommunautaires ” ?

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