Trop d’intelligence tue l’intelligence, le système INAO en question

Dossier : La France et ses vinsMagazine N°612 Février 2006
Par Alexandre LAZAREFF

En guise de clin d’œil…
Pour un auto­di­dacte qui n’a fait que l’E­NA, il est piquant d’être publié dans le saint des saints de l’X.
Sur­tout pour une mise en cause des débor­de­ments de l’ex­cès de l’in­tel­li­gence technocratique.
Mer­ci à l’a­mi Lau­rens Del­pech de m’a­voir don­né ce privilège.


L’INAO est une appli­ca­tion exem­plaire du génie fran­çais, qui, par excès de zèle, peut tom­ber dans le « mal fran­çais ». Dans les années 1930, pour sau­ver un vignoble ren­du exsangue par la crise et réha­bi­li­ter des appel­la­tions bafouées par des fraudes inces­santes, les appel­la­tions d’o­ri­gine contrô­lée ont sacra­li­sé le lien avec le ter­roir. L’i­dée était noble : chaque appel­la­tion est un patri­moine com­mun qui doit être défen­du par la com­mu­nau­té des vigne­rons. Il s’a­git donc de pré­ser­ver de géné­ra­tion en géné­ra­tion la typi­ci­té de cha­cun des ter­roirs en pré­ser­vant des usages légaux, loyaux et constants. Un tra­vail de four­mi a été lan­cé sur l’en­semble du ter­ri­toire pour iden­ti­fier une mosaïque d’ap­pel­la­tions d’une incroyable pré­ci­sion et com­plexi­té qui sert de loi com­mune aux pro­duc­teurs. Le sys­tème est démo­cra­tique dans la mesure où ce sont les pro­duc­teurs qui ont le pou­voir local de déter­mi­ner les règles de pro­duc­tion et réga­lien puisque l’É­tat donne à ces règles force de loi.

Concurrence déloyale et nivellement vers le bas

Châ­teau de Pommard.

L’I­nao, meilleur sys­tème pos­sible pen­dant au moins un demi-siècle, semble aujourd’­hui rater sa cible. Tout ce dis­po­si­tif impres­sion­nant est orien­té pour pré­ser­ver la typi­ci­té, c’est-à-dire la per­son­na­li­té de cha­cun des vignobles par rap­port à son voi­sin. La déli­mi­ta­tion extrê­me­ment stricte de cha­cun des ter­roirs a per­mis d’i­den­ti­fier une mul­ti­tude de » micro-iden­ti­tés » qui ont leur cohé­rence mais deviennent illi­sibles à l’étranger.

Com­ment vou­lez-vous com­prendre à Seat­tle la dif­fé­rence entre un haut-médoc qui est » en bas » (en amont de la Garonne) et un médoc tout court, plus au nord ? Entre un pouilly-fumé à base de sau­vi­gnon dans la Loire et un pouilly-fuis­sé à base de char­don­nay en Bour­gogne ? Entre le clas­se­ment des crus de Saint-Émi­lion et celui du Médoc ?

L’an der­nier, il y avait 467 appel­la­tions d’o­ri­gine contrô­lée. On conti­nue d’en créer. Nous avons le pri­vi­lège de comp­ter 600 syn­di­cats viti­coles en France, et autant de pré­si­dents. En un mot, nous sommes pri­son­niers d’un entre­lacs de droits acquis qui bloque l’é­vo­lu­tion du sys­tème. Et, ô hor­reur, l’ap­pel­la­tion d’o­ri­gine contrô­lée refuse de deve­nir une garan­tie de qua­li­té, comme c’est le cas à Por­to, à Chian­ti et dans la Rio­ja. Ce sont les pro­duc­teurs eux-mêmes qui dégustent les vins de leurs propres appel­la­tions. D’où des taux d’a­gré­ment supé­rieurs à 99 %.

612-ga-04-medaille-nozet.jpgLoire, Châ­teau du Nozet.

Pouilly-Fuis­sé, Châ­teau Fuissé.

L’I­nao refuse de prendre en consi­dé­ra­tion ce que demande aujourd’­hui le consom­ma­teur du monde, c’est-à-dire la com­po­si­tion du vin, en un mot les cépages. Impos­sible d’é­crire sur une éti­quette » Bour­gogne Char­don­nay » ou » Gamay du Beau­jo­lais « . L’in­ten­tion est louable, puis­qu’il a fal­lu plus d’un mil­lé­naire pour construire la Bour­gogne viti­cole et que le rai­sin est acces­soire dans cette construc­tion. Mais la démarche est sui­ci­daire quand les consom­ma­teurs du monde basent leur édu­ca­tion sur les cépages. Bien sûr, on vous rétor­que­ra que tout cela peut figu­rer en carac­tères de police d’as­su­rance sur la contre-éti­quette, mais qui lit les contre-étiquettes ?

Plus grave, la concur­rence est déloyale entre les vins que nous pro­dui­sons et ceux que nous impor­tons. Dans le reste du monde s’im­pose la » règle des 85 % » : quand un cépage est men­tion­né sur l’é­ti­quette, il doit entrer dans la com­po­si­tion du vin à hau­teur d’au moins 85 %. Un char­don­nay cali­for­nien peut ne conte­nir que 85 % de char­don­nay et 15 % de cépages non iden­ti­fiés alors qu’un char­don­nay de Saint-Aubin qui intègre une grappe de rai­sin de l’autre côté du che­min est en fraude…

Nous avons de fac­to recon­nu ces pra­tiques quand, en 1983, l’Eu­rope a signé un accord avec les États-Unis pour admettre « tem­po­rai­re­ment » les pra­tiques œno­lo­giques amé­ri­caines et auto­ri­ser ces pro­duits à la vente.

Saint-Émi­lion, Châ­teau Che­val Blanc.

Les plus tur­bu­lents des vigne­rons n’hé­sitent pas à se « déclas­ser » pour échap­per à ces règles pénalisantes.

On assiste ain­si à des para­doxes : le Domaine de Tré­val­lon, une véri­table star, n’a plus le droit de s’ap­pe­ler « Coteaux d’Aix » alors qu’il por­tait haut le dra­peau de l’ap­pel­la­tion ; Dau­mas Gas­sac, l’un des vins les meilleurs et les plus chers du Lan­gue­doc, n’est qu’un vul­gaire vin de pays et, dans cer­taines régions du Sud, un vigne­ron qui veut faire une cuvée 100 % syrah n’a pas droit à l’ap­pel­la­tion, alors qu’il s’a­git du cépage rouge le plus ven­deur au monde.

La fronde a pris une impor­tance poli­tique en Ita­lie où, en par­ti­cu­lier en Tos­cane, les « super­ta­vo­la », super-vins de table, s’op­posent fron­ta­le­ment aux vins d’ap­pel­la­tions. Sas­si­caia, le Petrus ita­lien, n’a pas droit à l’ap­pel­la­tion parce qu’il intègre du caber­net sauvignon.

Pire, l’I­nao ne sou­haite pas déli­bé­ré­ment garan­tir la qua­li­té de cha­cun des vins pro­duits. Que dire d’une marque col­lec­tive dont cha­cune des com­po­santes peut être le meilleur ou le pire ? La force d’une chaîne est bien celle de son maillon le plus faible. Ce sys­tème consen­suel peut entraî­ner un nivel­le­ment vers le bas, en par­ti­cu­lier sur la ques­tion sen­sible de la dimi­nu­tion des ren­de­ments, aux consé­quences éco­no­miques immé­diates sur chaque exploi­ta­tion. Les ins­tances de cha­cune des appel­la­tions ont ten­dance à fer­mer les yeux lors des dégus­ta­tions d’a­gré­ment qui sont cen­sées éli­mi­ner les mou­tons noirs. Et cette décen­tra­li­sa­tion extrême, en don­nant le pou­voir à la base, pousse au conser­va­tisme, voire à l’im­mo­bi­lisme en par­ti­cu­lier sur les déli­mi­ta­tions et le choix des cépages.

Une viticulture à deux vitesses ?

Beau­jo­lais, Châ­teau de Corcelles.

Tout cela n’est, bien sûr, qu’un secret de poli­chi­nelle. Les pou­voirs publics ont enfin com­pris que le sys­tème actuel a atteint ses limites. Depuis une dizaine d’an­nées, les rap­ports sur le sujet se mul­ti­plient à un rythme endia­blé. En par­ti­cu­lier, un contrô­leur géné­ral du minis­tère de l’A­gri­cul­ture, Jacques Ber­tho­meau, a lan­cé un pavé dans la mare en plai­dant avec vigueur pour une viti­cul­ture à deux vitesses : d’une part un ren­for­ce­ment du sys­tème d’ap­pel­la­tions réser­vé à une élite et d’autre part la créa­tion de marques fortes se bat­tant à armes égales avec les pays du reste du monde et pou­vant s’af­fran­chir de la plu­part des contraintes régle­men­taires françaises.

Hélas, les solu­tions sont bien connues, mais elles sont poli­ti­que­ment inapplicables :

Sup­pri­mer des appel­la­tions surabondantes ?

Pas ques­tion de tou­cher aux droits acquis. La réponse poli­ti­que­ment cor­recte est « l’ap­pel­la­tion d’o­ri­gine est une pro­prié­té col­lec­tive que l’É­tat n’a fait que consta­ter. C’est aux pro­duc­teurs de déci­der de son deve­nir ». Impa­rable, en espé­rant que ces pro­duc­teurs sont mus par l’in­té­rêt géné­ral et non par des riva­li­tés de clocher.

Cor­ton, Châ­teau Cor­ton Grancey.

• Ne don­ner l’ap­pel­la­tion qu’aux vins qui en sont dignes ?
Il fau­drait, en rêvant, que les pro­cé­dures d’a­gré­ment soient impi­toyables, avec des experts indé­pen­dants (comme à l’Ins­ti­tut des vins du Dou­ro et de Por­to) ou des pro­duc­teurs d’autres régions (comme c’est le cas à l’I­nao pour les délimitations).

Le sys­tème est tel­le­ment blo­qué que l’ac­tuel pré­sident de la sec­tion vins de l’I­nao, René Renou, a déci­dé de le contour­ner en créant une autre caté­go­rie les AOCE (AOC d’ex­cep­tion) qui, elles, garan­ti­raient une qua­li­té supé­rieure, en pen­sant que les « AOC de base » auraient le choix entre s’é­le­ver ou disparaître.

Même cette réforme, pour­tant péri­phé­rique, a été enter­rée… Et pen­dant ce temps, nous ouvrons un bou­le­vard aux vins du monde.

Les « interdits »


Pome­rol, Châ­teau La Conseillante.
 

Ban­dol, Châ­teau Romassan.

• Les copeaux de chêne : les copeaux, iro­ni­que­ment sur­nom­més » quer­cus fer­men­tus » coûtent cent fois moins cher qu’un fût à 500 &euro ; HT et sont uti­li­sés en sachets ou en petits cubes pour don­ner le goût boi­sé si typique des vins du Nou­veau Monde. Les reli­gieux de Saint-Ger­main-des-Prés avaient mon­tré l’exemple en 1661 » pour faire du vin prompt à boire « .
• L’ar­ro­sage goutte à goutte : le prin­cipe fran­çais est que la vigne doit souf­frir, mais cer­tains rajoutent » avec modé­ra­tion « . L’ap­pel­la­tion des Coteaux d’Aix auto­rise ain­si l’ar­ro­sage des vignes jus­qu’au 1er juillet, mais pas celle des Côtes de Pro­vence. Pourquoi ?
• La remise en cause des cépages : l’ap­pel­la­tion Châ­teau­neuf-du-Pape est très fière de ses 13 cépages. Com­bien sont véri­ta­ble­ment indis­pen­sables. Aujourd’­hui, quand on lance une appel­la­tion, on limite le nombre des cépages à quatre ou cinq.
• L’ex­pé­ri­men­ta­tion. Le sys­tème fran­çais manque dra­ma­ti­que­ment de sou­pape de sûre­té. Sur cer­taines zones, avec cer­tains vigne­rons, il devrait être pos­sible d’ex­pé­ri­men­ter sous contrôle et non de manière sau­vage de nou­veaux cépages et de nou­velles techniques.
• Les OGM de la vigne. Les Fran­çais étaient en pointe sur cette recherche en Bour­gogne et en Cham­pagne. L’I­nao a décré­té un mora­toire. Les Cali­for­niens pour­suivent les recherches pour amé­lio­rer la résis­tance aux mala­dies. En France, le sujet est désor­mais tabou. Mes­sieurs les lin­guistes, trou­vez à ces expé­ri­men­ta­tions un autre nom moins barbare…
• Et éga­le­ment… Le mélange de rouge et de blanc pour faire du rosé, auto­ri­sé dans le monde mais inter­dit en France (sauf en Cham­pagne), l’ad­di­tion d’eau pour diluer un vin trop concentré.

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