Thalès, entreprise citoyenne en Australie

Dossier : L'AustralieMagazine N°592 Février 2004
Par Jean-Loup PICARD (64)

En novembre 1993, il y a juste dix ans, je me trou­vais à Can­ber­ra, avec notre équipe, devant une entre­prise dif­fi­cile, pour gagner un très impor­tant pro­jet, rela­tif à la réno­va­tion du sys­tème de contrôle du tra­fic aérien de ce conti­nent (qui repré­sente 11 % de la sur­face du globe…).

Deux ans aupa­ra­vant, nous avions été sélec­tion­nés pour ce pro­jet, mais un puis­sant concur­rent (amé­ri­cain !) avait contes­té la pro­cé­dure d’ac­qui­si­tion, nous entraî­nant dans un pénible pro­ces­sus poli­ti­co-juri­dique, avec une forte emphase média­tique, comme il est fré­quent en Australie.

La Com­mis­sion d’en­quête par­le­men­taire dési­gnée sur ce litige avait recon­nu le carac­tère irré­pro­chable de notre approche, mais nous devions recons­truire notre image, expri­mer posi­ti­ve­ment la vision de notre pré­sence en Australie.

Certes, notre entre­prise Thom­son-CSF dis­po­sait de bons anté­cé­dents, en tant que four­nis­seurs de radars ; sur­tout, nous avions dès 1986 consti­tué une socié­té locale pour inté­grer des sys­tèmes de sonars des­ti­nés aux nou­veaux sous-marins de la classe Col­lins. Cet inves­tis­se­ment nous avait valu de gagner ensuite des contrats signi­fi­ca­tifs dans le domaine naval, en 1990, et en 1994, dans un contexte de com­pé­ti­tion tra­di­tion­nel­le­ment très vive ; les com­pé­tences tech­niques locales que nous avions ras­sem­blées s’im­po­saient de manière croissante.

Médi­tant sur cette expé­rience, nous nous effor­cions de répondre à trois pré­oc­cu­pa­tions très pré­sentes chez les déci­deurs du Commonwealth :

  • les grands pro­grammes d’in­ves­tis­se­ment aus­tra­liens, qu’il s’a­gisse de défense ou d’in­fra­struc­tures diverses, moti­vaient les entre­prises amé­ri­caines et euro­péennes, mais ne géné­raient pas de retom­bées locales, au-delà des tra­di­tion­nelles sous-trai­tances de faible inté­rêt technologique ;
  • les entre­prises petites et moyennes aus­tra­liennes, dans ces domaines tech­niques pré­ci­sé­ment, fai­saient preuve de com­pé­tence et d’in­no­va­tion, mais pei­naient à gagner une part de mar­ché sur les mar­chés de réfé­rence, trop éloi­gnés, d’A­mé­rique et d’Europe ;
  • l’ex­pan­sion com­mer­ciale natu­relle de l’Aus­tra­lie devait se confir­mer sur la zone Asie-Paci­fique en pleine expan­sion ; mais la fai­blesse de la struc­ture indus­trielle aus­tra­lienne ne lui donne voca­tion, ni à concur­ren­cer l’offre des pays occi­den­taux pour les sys­tèmes com­plexes, ni à concur­ren­cer l’offre des pays asia­tiques pour les com­po­sants et équi­pe­ments à très bas coûts.


Répon­dant à ces pré­oc­cu­pa­tions, nous avons éla­bo­ré une réponse, elle-même fon­dée sur trois engagements :

  • nous n’al­lions pas expor­ter depuis l’Eu­rope le futur sys­tème de Contrôle du tra­fic aérien, mais le déve­lop­per sur place, à Mel­bourne, en créant une socié­té d’une cen­taine d’in­gé­nieurs, reliés à l’Eu­rope par un labo­ra­toire » vir­tuel » (un pre­mier exemple de col­la­bo­ra­tion inten­sive via Internet) ;
  • nous n’al­lions pas éta­blir un » chan­tier pro­vi­soire » (pour trois ou quatre ans, la durée de déve­lop­pe­ment de ce sys­tème) mais ins­ti­tuer notre base aus­tra­lienne avec une double mis­sion pérenne (a sus­tai­nable indus­trial basis ) : pro­mou­voir les solu­tions de notre groupe dans toute l’A­sie-Paci­fique (nous avons éta­bli à cette occa­sion une hol­ding, Thom­son-CSF Paci­fic Hol­ding, avec le concours d’é­mi­nents direc­teurs aus­tra­liens) ; consti­tuer un centre d’ex­cel­lence tech­nique pour un ensemble d’ap­pli­ca­tions nou­velles expé­ri­men­tées en Aus­tra­lie (par exemple, la navi­ga­tion des avions pour les vols trans­océa­niques, hors de por­tée des radars).
  • enfin, nous nous enga­gions à sous-trai­ter le maxi­mum de pres­ta­tions aux entre­prises locales dans les domaines tech­niques identifiés.


Pré­pa­rant la pré­sen­ta­tion de notre offre, fon­dée sur ces concepts, nous cher­chions un titre, une devise, concré­ti­sant cette ambi­tion. Notre conseiller, spé­cia­liste des rela­tions publiques (en abré­gé » a P.R. « , très impor­tant en Aus­tra­lie !) me sug­gé­ra le terme de stra­té­gie » multidomestique « .

Cette approche fut un suc­cès, et le terme » mul­ti­do­mes­tique » fit flo­rès, et s’ins­crit aujourd’­hui comme un des prin­cipes stra­té­giques majeurs de notre groupe, aujourd’­hui dénom­mé Thalès.

Nous sommes implan­tés indus­triel­le­ment dans 17 pays, dans des cir­cons­tances et selon des confi­gu­ra­tions dif­fé­rentes, mais, par­tout, s’ex­prime la volon­té de main­te­nir des capa­ci­tés tech­niques proches de nos clients, gérées stric­te­ment dans le res­pect des poli­tiques locales (ce qui est impor­tant dans des domaines de sou­ve­rai­ne­té, tels que la Défense), et assu­rées d’une péren­ni­té grâce au fonc­tion­ne­ment du réseau tech­nique et com­mer­cial du groupe.

En Aus­tra­lie, nous avons tenu nos enga­ge­ments. Pour s’en tenir au domaine du contrôle du tra­fic aérien, nous avons réa­li­sé, en temps et en heure, l’im­por­tant pro­jet de réno­va­tion des infra­struc­tures, jugé indis­pen­sable pour les jeux Olym­piques de Syd­ney ; sur­tout, avec le sup­port des auto­ri­tés aus­tra­liennes, nous avons gagné avec notre équipe locale, grâce à la qua­li­té de cette réfé­rence excep­tion­nelle, un impor­tant contrat en Chine conti­nen­tale en 2001, illus­trant l’am­bi­tion d’o­ri­gine, qu’une capa­ci­té tech­nique, pro­je­tée en Aus­tra­lie, pou­vait appor­ter le béné­fice d’une seconde pro­jec­tion, essen­tielle, dans la région.

Por­tés par ces suc­cès, nous nous sommes décla­rés can­di­dats à l’ac­qui­si­tion de l’in­dus­trie aus­tra­lienne de Défense, encore déte­nue par l’É­tat et pro­po­sée à la pri­va­ti­sa­tion, en 2000.

Nous avons acquis cette socié­té (Aus­tra­lian Defence Indus­tries) en par­te­na­riat 50–50 avec la socié­té aus­tra­lienne Transfield.

Présence de Thalès en Australie
Pré­sence de Tha­lès en Australie

Cet inves­tis­se­ment, joint aux pré­cé­dentes ini­tia­tives conduites en Aus­tra­lie, posi­tionne désor­mais Tha­lès comme le prin­ci­pal acteur aus­tra­lien dans nos domaines d’ac­ti­vi­té (Défense-Sécu­ri­té), et l’Aus­tra­lie comme une des prin­ci­pales enti­tés de notre groupe par­mi nos implan­ta­tions » multidomestiques « .

Cette expé­rience déve­lop­pée depuis vingt ans s’est avé­rée extrê­me­ment riche ; les échanges d’in­gé­nieurs, de diri­geants, entre nos enti­tés aus­tra­lienne, fran­çaise, anglaise, néer­lan­daise, amé­ri­caine ou cana­dienne sont fré­quents et faciles ; nombre de nos » expa­triés » euro­péens en Aus­tra­lie ont d’ailleurs adop­té la double natio­na­li­té ; beau­coup de nos col­lègues aus­tra­liens conduisent des car­rières très posi­tives en Europe.

Cette suc­cess sto­ry rejoint les témoi­gnages de nom­breuses entre­prises fran­çaises qui ont déve­lop­pé leurs acti­vi­tés en Aus­tra­lie de manière très satis­fai­sante, avec le sup­port d’un gou­ver­ne­ment géné­ra­le­ment très accueillant et prag­ma­tique (je me sou­viens de la période cri­tique des der­niers essais nucléaires fran­çais dans la région, au cours de laquelle le dia­logue res­ta sûr et sin­cère sur les sujets d’in­té­rêts éco­no­miques et stra­té­giques communs).

Le Com­mon­wealth encou­rage de manière effi­cace, et sub­ven­tionne, le déve­lop­pe­ment des nou­velles tech­no­lo­gies ; la for­ma­tion des ingé­nieurs, les méthodes de col­la­bo­ra­tion avec les uni­ver­si­tés et les centres publics de recherche sont ali­gnés sur les meilleurs stan­dards ; le coût de revient, dans nos acti­vi­tés tech­niques, est signi­fi­ca­ti­ve­ment infé­rieur aux coûts enre­gis­trés en Europe et aux USA.

Certes, toute belle his­toire com­porte des aléas. Dans le domaine de la défense et de la sécu­ri­té, où nous opé­rons, nous subis­sons depuis mi-2002 les consé­quences des débats poli­tiques oppo­sant l’Aus­tra­lie, asso­ciée aux USA, et la » vieille Europe » repré­sen­tée par la France.

Dans un amal­game flou, invo­qué par cer­tains fonc­tion­naires, tout ce qui est » fran­çais » devien­drait sus­pect, en matière de sécurité.

Notre groupe qui se pose aus­si bien en » citoyen » aus­tra­lien qu’a­mé­ri­cain, anglais, cana­dien, néer­lan­dais, alle­mand, ou nor­vé­gien (par­mi d’autres…) est bien convain­cu que nous sau­rons pré­ser­ver, en Aus­tra­lie, le cli­mat de confiance, et les formes de coopé­ra­tion qui ont fait leur preuve pour le plus grand béné­fice de ce pays, où nous avons inau­gu­ré cette approche » mul­ti­do­mes­tique « , il y a dix ans.

Pour preuve de notre convic­tion et de notre enga­ge­ment, nous nous sommes fixé pour objec­tif cette année d’é­ta­blir en Aus­tra­lie un centre de recherche du groupe, à l’ins­tar de ce que nous venons d’é­ta­blir à Singapour.

Réa­listes pour le court terme, ambi­tieux pour le long terme, nous ne pou­vons qu’in­ci­ter les grandes entre­prises fran­çaises à nous suivre sur cette aven­ture aus­tra­lienne, qui sus­cite chez nos cadres et diri­geants confiance et enthou­siasme, avec un grand res­pect pour la qua­li­té de cette démo­cra­tie, la trans­pa­rence de ses pra­tiques, la qua­li­té des pro­fes­sion­nels ren­con­trés, et l’ex­cel­lente conver­gence cultu­relle entre nos sociétés.

Notre groupe a inves­ti en Aus­tra­lie pour le long terme, avec la convic­tion que ce conti­nent sau­ra gérer avec intel­li­gence et équi­libre sa posi­tion de car­re­four entre l’A­mé­rique, l’Eu­rope et l’Asie.

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