Tendances de société et territoire français

Dossier : La France en 2050Magazine N°603 Mars 2005
Par Jacques ANTOINE (48)

Dans les lignes qui suivent, nous for­mu­lons quelques hypo­thèses sur les impacts ter­ri­to­riaux pos­sibles, en France, des grandes ten­dances de socié­té à un hori­zon de plu­sieurs dizaines d’années.

Les grandes tendances

Au-delà de ce que nous appor­te­ront les nou­velles tech­no­lo­gies de l’é­poque, qu’il est dif­fi­cile de pré­voir, les socié­tés occi­den­tales seront mar­quées par une com­plexi­té crois­sante de leurs struc­tures et de leurs fonc­tion­ne­ments. Cette com­plexi­té condui­ra à des ten­sions, par­fois des rup­tures, entre des pôles oppo­sés consti­tuant des dou­blets anta­go­nistes. Le plus fon­da­men­tal est peut-être celui qui oppose la ten­dance à l’u­ni­ver­sa­lisme au déve­lop­pe­ment des spé­ci­fi­ci­tés cultu­relles. Il s’ex­prime éga­le­ment par la dia­lec­tique entre une mon­dia­li­sa­tion à ten­dance uni­for­mi­sante et la décen­tra­li­sa­tion ; ou encore entre glo­bal et local ; évo­quant alors, sous cette forme, de nom­breuses inci­dences sur les territoires.

L’une des consé­quences de la mon­dia­li­sa­tion, et des NTIC qui lui sont asso­ciées, est un état d’iso­tro­pie des lieux de com­mu­ni­ca­tion, et par suite d’une com­po­sante essen­tielle du fonc­tion­ne­ment des ter­ri­toires. À l’ho­ri­zon du milieu du XXIe siècle, on peut pen­ser que les médias et les moyens de com­mu­ni­ca­tion de l’in­for­ma­tion (Inter­net, télé­phone mobile, télé­vi­sion…) offri­ront les mêmes pos­si­bi­li­tés à par­tir de tous les points du ter­ri­toire fran­çais. Cette iso­tro­pie a de nom­breuses consé­quences, notam­ment quant à la loca­li­sa­tion des acti­vi­tés. Les inci­dences ter­ri­to­riales de la révo­lu­tion de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion seront très dif­fé­rentes de celles de la révo­lu­tion indus­trielle des XIXe et XXe siècles. Mais, tant dans la vie pro­fes­sion­nelle que dans la vie per­son­nelle, les besoins de contacts phy­siques et de den­si­té humaine sub­sis­te­ront. Il y aura encore des réunions et des déjeu­ners d’affaires.

La popu­la­tion de la France conti­nue­ra à croître pen­dant les trente pro­chaines années, mais plus len­te­ment, à la fois par excé­dent des nais­sances sur les décès et par immigration.

Les migra­tions inté­rieures sui­vront les ten­dances que nous évo­quons plus loin à pro­pos des rela­tions entre la ville et la cam­pagne. Disons tout de suite que, la nature ayant hor­reur du vide, les actuels ter­ri­toires ruraux de la France seront sou­mis à des pres­sions condui­sant à une aug­men­ta­tion de leur den­si­té. Quant aux immi­grants, qui seront tou­jours en majo­ri­té des pauvres de faible niveau de for­ma­tion, ils conti­nue­ront à poser aux muni­ci­pa­li­tés urbaines des pro­blèmes d’in­té­gra­tion, et d’a­bord d’im­plan­ta­tion et de logement.

Si les Fran­çais sont de plus en plus nom­breux, ils sont aus­si plus mobiles. Les emplois conjoints du temps et de l’es­pace sont liés à la dimi­nu­tion sécu­laire du temps de tra­vail. Et si le déve­lop­pe­ment des loi­sirs du quo­ti­dien ne conduit guère à des dépla­ce­ments signi­fi­ca­tifs, les migra­tions de week-end, et les migra­tions de court séjour qui s’al­longent suite à la RTT, sont appe­lées à se déve­lop­per. Les migra­tions rési­den­tielles prennent éga­le­ment d’autres formes, avec des pra­tiques de double rési­dence, de dis­so­cia­tion des lieux de tra­vail des adultes du foyer, et avec la recon­fi­gu­ra­tion des espaces-temps des familles recomposées.

Si l’on tient compte en outre des migra­tions de vacances, ces dif­fé­rentes formes de mobi­li­té dominent de plus en plus par rap­port aux migra­tions liées aux recherches et aux chan­ge­ments d’emplois. Si bien que, dans son étude pros­pec­tive 2020, la DATAR n’hé­site pas à dire que « l’i­mage de la France du futur est déjà là, à l’ombre des week-ends et des vacances ».

Au-delà de la mobi­li­té rési­den­tielle et de loi­sirs, la conti­nua­tion du cou­rant fort d’in­di­vi­dua­li­sa­tion des valeurs et des com­por­te­ments condui­ra à un indi­vi­du « zap­peur » dans dif­fé­rents domaines, notam­ment dans celui des com­por­te­ments politiques.

Autre ten­dance lourde : les Fran­çais sont de plus en plus sen­sibles aux qua­li­tés sani­taires – réelles ou répu­tées – et envi­ron­ne­men­tales de leur cadre de vie. La rela­tion que font les Fran­çais entre leur san­té et leur envi­ron­ne­ment, appa­rue dans les son­dages depuis une ving­taine d’an­nées, est main­te­nant un fait de socié­té impor­tant et média­ti­sé. Cer­tains vont jus­qu’à dire que l’aug­men­ta­tion des can­cers est liée à l’ar­ti­fi­cia­li­sa­tion géné­ra­li­sée de notre cadre de vie. Il s’en­suit que l’at­trac­ti­vi­té des poten­tiels de consom­ma­tion, de loi­sirs et de cadre de vie devient supé­rieure à celle des zones d’emploi.

Si bien que la ten­dance du XXIe siècle est de voir les entre­prises cher­cher à rejoindre les Fran­çais là où ceux-ci aiment vivre. À l’ho­ri­zon 2050, les ter­ri­toires gagnants seront ceux qui auront réus­si à accueillir les deux cou­rants : celui de la popu­la­tion rési­dente et celui de l’ac­ti­vi­té pro­duc­trice. Un bémol est à pré­voir cepen­dant. On peut en effet pen­ser que la crise de l’éner­gie des pro­chaines décen­nies, et ses réper­cus­sions sur l’en­vi­ron­ne­ment, dues à l’ef­fet de serre et au chan­ge­ment cli­ma­tique, condui­ront à de nou­velles contraintes de pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et de maî­trise de l’éner­gie dans la vie domes­tique. Il est dif­fi­cile aujourd’­hui de pré­fi­gu­rer ces contraintes, et encore plus dif­fi­cile d’en pré­voir les impacts ter­ri­to­riaux. On peut cepen­dant pen­ser que seront plus tou­chés les ter­ri­toires d’en­vi­ron­ne­ment sen­sible, notam­ment cer­tains hauts lieux actuels du tou­risme prédateur.

D’i­ci quelques décen­nies, que sera deve­nu le cou­rant de délo­ca­li­sa­tion des acti­vi­tés et des emplois, et quel aura été l’ordre de gran­deur de son impact sur le ter­ri­toire fran­çais ? Les études quan­ti­ta­tives et de syn­thèse sur cette ques­tion cru­ciale montrent qu’ac­tuel­le­ment les délo­ca­li­sa­tions pro­pre­ment dites ne repré­sentent qu’une très petite frac­tion des créa­tions d’emplois à l’é­tran­ger des entre­prises fran­çaises inves­tis­sant pour leur déve­lop­pe­ment hors de France. Délo­ca­li­sa­tion ou pas, il est clair que, pour les pro­chaines décen­nies, le bilan des créa­tions et des­truc­tions d’emplois sur le sol natio­nal est un de nos défis col­lec­tifs comme pour les autres pays riches, par­ti­cu­liè­re­ment ceux d’Eu­rope. La ques­tion est de conti­nuer à être par­mi les plus avan­cés en matière de recherche de pointe, de tech­no­lo­gies nou­velles et d’innovations.

La ville et la campagne

Les rela­tions, et les équi­libres ou dés­équi­libres, entre la ville et la cam­pagne, sont tou­jours un enjeu cen­tral des poli­tiques d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire. Et une dif­fi­cul­té majeure, parce que ces rela­tions sont le siège de ten­dances contra­dic­toires, ou pour le moins dif­fi­ciles à maîtriser.

La com­plexi­té du sys­tème villes-cam­pagnes conduit à dis­tin­guer main­te­nant au moins quatre caté­go­ries de ter­ri­toires : les centres-villes, les ban­lieues anciennes, les zones péri­ur­baines, les zones rurales. Les cou­rants et ten­dances com­prennent le fort attrait des Fran­çais pour la mai­son indi­vi­duelle avec jar­din, les valo­ri­sa­tions fon­cières en ville qui freinent la construc­tion de loge­ments sociaux, le dépeu­ple­ment des centres-villes et leur spé­cia­li­sa­tion au pro­fit de cer­taines caté­go­ries socio-démo­gra­phiques, les chan­ge­ments de péri­mètres et par­fois de fonc­tions entre les quatre caté­go­ries de ter­ri­toires, la voi­ture indi­vi­duelle iné­luc­table pour de nom­breuses loca­li­sa­tions, le coût et l’ab­sence de ren­ta­bi­li­té de la plu­part des trans­ports col­lec­tifs… Pour la cam­pagne, la coexis­tence main­te­nant de trois usages du ter­ri­toire : espace de pro­duc­tion, notam­ment agri­cole, cadre de vie-espace de nature et de régu­la­tion environnementale.

À l’é­che­lon d’une région com­por­tant une arma­ture urbaine de villes de tailles et de fonc­tions dif­fé­rentes enca­drant des ter­ri­toires ruraux, plu­sieurs sys­tèmes régio­naux sont pos­sibles, selon le rôle d’une métro­pole régio­nale, le degré de dif­fé­ren­cia­tion des pôles secon­daires, le poly­cen­trisme de cer­taines régions frontalières…

S’il fal­lait ten­ter de for­mu­ler des pro­nos­tics sur les futurs équi­libres ville-cam­pagne en France, nous dirions d’a­bord que la France rurale va se den­si­fier et se diver­si­fier avec des néo­ru­raux de plu­sieurs aca­bits : cita­dins en mal de cadre de vie, retrai­tés socia­le­ment actifs, étran­gers de l’Eu­rope du Nord… Ce qui ren­dra moins dif­fi­cile d’as­su­rer les ser­vices publics de proxi­mi­té, y com­pris dans la par­tie de la France rurale qui res­te­ra dépeuplée.

Paysage rural
La France rurale incor­pore des néo­ru­raux de plu­sieurs sortes. © ATLAS DE LA FRANCE VERTE, PHOTO J.-P. NACIVET
 

Pour les villes, les grands pôles régio­naux ne gagne­ront leur iden­ti­té et leur auto­no­mie par rap­port à la capi­tale qu’en se dif­fé­ren­ciant net­te­ment par une acti­vi­té éco­no­mique et cultu­relle domi­nante qui rayon­ne­rait sur les régions euro­péennes voi­sines et, au-delà, à l’In­ter­na­tio­nal : Tou­louse est déjà par­tie pour être dif­fé­rente de Nice et de Stras­bourg. Quant aux petites et moyennes villes, leur sort dépen­dra des points d’é­qui­libre dif­fé­rents que cha­cune devra trou­ver entre la ten­dance des acti­vi­tés éco­no­miques à la pola­ri­sa­tion ter­ri­to­riale et la ten­dance de la demande rési­den­tielle à l’é­ta­le­ment sur le territoire.

Les facteurs sociaux et les valeurs

Nous avons rap­pe­lé plus haut que les moyens de com­mu­ni­ca­tion auront bien­tôt la même dis­po­ni­bi­li­té en tous les points du ter­ri­toire fran­çais. Il s’en­suit que tout ce qui relève, tant dans les struc­tures que du fonc­tion­ne­ment de notre socié­té, de la nou­velle civi­li­sa­tion de l’im­ma­té­riel, voire du vir­tuel, est appe­lé à deve­nir homo­gène, en tout cas de moins en moins dif­fé­ren­cié, sur l’en­semble du ter­ri­toire fran­çais. Déjà, en 1981, un sémi­naire sur la pros­pec­tive du monde rural consi­dé­rait qu’il n’y avait pas ou plus de dif­fé­rences entre des valeurs urbaines et des valeurs rurales. Notre hypo­thèse est qu’au milieu du XXIe siècle peu de dif­fé­rences ter­ri­to­riales sub­sis­te­ront dans la façon selon laquelle les Fran­çais conçoivent et vivent leur reli­gion, leur vie syn­di­cale ou asso­cia­tive, leur enga­ge­ment civique. Certes des dif­fé­rences d’o­pi­nions et de sen­si­bi­li­tés sub­sis­te­ront, heureusement.

Mais elles seront liées au niveau d’é­du­ca­tion et au type de culture des gens – il y aura encore des isla­mistes – plus qu’à leur ori­gine territoriale.

S’a­gis­sant des sen­si­bi­li­tés poli­tiques, on sait que les tra­di­tions idéo­lo­giques régio­nales sont en France à la fois assez anciennes et assez fortes. On n’est pas de gauche dans le Nord, de tra­di­tion indus­trielle, de la même façon que dans le Sud-Ouest. On sait aus­si que la dia­lec­tique entre le glo­bal et le local va conduire à de nou­velles formes de gou­ver­nance au niveau local et régio­nal, plus par­ti­ci­pa­tives, et avec de nou­veaux équi­libres entre démo­cra­tie repré­sen­ta­tive et démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive. Ces nou­velles formes vont-elles se dif­fé­ren­cier selon les tra­di­tions poli­tiques et cultu­relles des ter­ri­toires ? Autre­ment dit, la France de gauche sera-t-elle plus par­ti­ci­pa­tive que la France de droite ? Rien n’est moins sûr.

On peut aus­si s’in­ter­ro­ger sur l’é­vo­lu­tion des soli­da­ri­tés ter­ri­to­riales, notam­ment dans les grandes villes.

D’un côté, on ne peut pas exclure l’hy­po­thèse du déve­lop­pe­ment de ghet­tos de sécu­ri­té pour les plus riches, consé­quence d’une autre hypo­thèse sur le main­tien, voire le déve­lop­pe­ment, des ten­dances à la vio­lence urbaine.

D’un autre côté, il n’est pas du tout sûr non plus que l’on aura trou­vé, dans les pro­chaines décen­nies, les solu­tions pour les îlots de pau­vre­té, de pré­ca­ri­té et de vio­lence, les zones de non-droit. Ici, le scé­na­rio opti­miste serait celui d’une moindre impli­ca­tion de la police ; et de l’in­ter­ven­tion beau­coup plus impor­tante de citoyens béné­voles, dans le cadre d’as­so­cia­tions spé­cia­li­sées. Ce scé­na­rio com­porte en effet plus lar­ge­ment, et en rela­tion avec le mou­ve­ment gran­dis­sant de la nou­velle gou­ver­nance des affaires publiques au niveau local, une hypo­thèse de déve­lop­pe­ment des struc­tures et des inter­ven­tions de ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler la socié­té civile, celle des citoyens. Sinon, le scé­na­rio alter­na­tif oppo­sé est celui de l’ag­gra­va­tion de la frac­ture sociale, géné­ra­trice de troubles graves.

Ce scé­na­rio n’est pas à exclure. Il n’est pas non plus fatal, comme le montrent par ailleurs les articles consa­crés à l’é­vo­lu­tion économique.

Conclusion

Plus qu’à d’autres époques, notre ave­nir est à la fois ouvert et incer­tain. Plu­sieurs scé­na­rios de socié­té sont pos­sibles. Les ten­dances lourdes auront peut-être moins de poids que les inci­dences des rup­tures. Sur le plan natio­nal, les frac­tures sociales auront tou­jours une base éco­no­mique, en termes d’emplois et de reve­nus. Mais leur véri­table ori­gine sera cultu­relle, fonc­tion des inéga­li­tés d’ac­cès à la socié­té de la connais­sance qui est le pre­mier chal­lenge mon­dial, lui-même sup­port de la paix ou du ter­ro­risme. Il res­te­ra tou­jours dif­fi­cile de don­ner réel­le­ment l’é­ga­li­té des chances à tous, quels que soient leur ori­gine et leurs sup­ports familiaux.

Ain­si on peut pen­ser que, même en dehors des scé­na­rios de frac­ture sociale les plus graves, la ségré­ga­tion des classes socio­pro­fes­sion­nelles et des mino­ri­tés cultu­relles risque de s’ac­croître sur le ter­ri­toire, aggra­vant les conflits et les désolidarités.

La com­plexi­té crois­sante de nos socié­tés et de leur contexte exige un effort accru de vigi­lance. La maî­trise de cette com­plexi­té passe par l’ap­ti­tude à domi­ner et à gérer des cou­rants contra­dic­toires, le dou­blet le plus impor­tant étant sans doute celui de l’o­rien­ta­tion vers l’u­ni­ver­sa­lisme, tout en main­te­nant l’o­ri­gi­na­li­té des spé­ci­fi­ci­tés cultu­relles. Pour ce qui est des équi­libres – ou dés­équi­libres – entre régions et entre villes de France, on ne voit guère, à l’ho­ri­zon des pro­chaines décen­nies, ce que pour­rait être un pro­jet fort d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire, impul­sé et ani­mé par l’É­tat. Les quelques grands amé­na­ge­ments d’in­fra­struc­tures rou­tières et fer­ro­viaires pro­je­tés n’au­ront que des effets du second ordre sur la carte socio-éco­no­mique de la France. C’est pour­quoi, avec d’autres auteurs, notre pro­nos­tic sur cette carte est qu’elle résul­te­ra prin­ci­pa­le­ment de la pro­lon­ga­tion des ten­dances lourdes, décrites ou non par notre article, en l’ab­sence, sou­hai­tée, d’hy­po­thèses de fortes rup­tures sociales.

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