Souvenirs du temps passé : le premier Point GAMMA en 1862, puis ceux de 1878, 1879

Dossier : Le Point GAMMA 2012Magazine N°675 Mai 2012

Notice sur la Fête

Par Émile Lemoine (1860), pre­mier orga­ni­sa­teur du Point Gamma
Extraits d’une Notice rédi­gée en 1901.
Le choix des pas­sages et les inter­titres sont de l’actuelle Rédaction.

À mes chers cama­rades, à leurs dames, à leurs demoi­selles, etc.
Le soleil passe ordi­nai­re­ment au point ver­nal sur l’équateur, c’est-à-dire au point γ, à l’équinoxe de prin­temps. Cette année, c’est le 21 mars à 7 h 32min 11s, temps moyen civil de Paris ; mais les poly­tech­ni­ciens sont assez forts, par défi­ni­tion, en astro­no­mie, pour modi­fier cette date avec effet rétro­ac­tif, s’il en est besoin, voi­là pour­quoi nous pou­vons célé­brer la fête du Point γ le 24 avril.

En 1861, j’étais jeune et beau, la jeu­nesse n’est plus, j’aime à croire en revanche que per­sonne ne me démen­ti­ra quand je dis que la beau­té est res­tée, tout en chan­geant légè­re­ment de carac­tère, donc j’étais jeune et beau, et de plus j’avais pour pro­fes­seur de géo­dé­sie, ain­si qu’à peu près tous mes cocons d’ailleurs, le capi­taine Laus­se­dat (depuis colo­nel et ancien direc­teur du Conser­va­toire, sinon de Musique, au moins des Arts et Métiers), savant bien connu et que j’ai l’honneur de comp­ter par­mi mes meilleurs amis. Il avait trente-cinq ans envi­ron, ce qui ne nous empê­chait pas de l’appeler le Père Laussedat.

De l’ennui à la fête

Ne digres­sons pas trop. La géo­dé­sie est une noble science, cap­ti­vante quand on la cultive, utile entre toutes, seule­ment l’apprendre au tableau en trente leçons, se mettre dans la tête des for­mules, les repères, les pré­cau­tions de la pra­tique, etc., oh ! Jamais pour autre chose l’ennui ne se concentre à un tel degré.

Le point γ avait un beau rôle dans toute une par­tie du cours où cette lettre fati­dique appa­rais­sait à chaque ins­tant, et je ne sais quelle idée me vint (par anti­no­mie sans doute, puisqu’il nous avait tant ennuyés) de célé­brer le pas­sage de Phoe­bus Apol­lon au point γ par une fête renou­ve­lée des peuples ado­ra­teurs du soleil.

S’amuser le plus possible

Je pré­ci­sai mon idée, elle mûrit rapi­de­ment dans l’austérité silen­cieuse de mes médi­ta­tions, j’esquissai un plan, je fis pas­ser un topo, d’abord dans notre pro­mo­tion où la pro­po­si­tion eut le suc­cès qu’elle méri­tait ; puis nous hono­râmes nos conscrards, ces conspuables glands jaunes, en leur com­mu­ni­quant le pro­jet ; ils n’avaient qu’à s’incliner res­pec­tueu­se­ment, mais ils le firent avec enthousiasme.

Le plan était simple : s’amuser le plus pos­sible dans le cadre d’une fête avec ouver­ture musi­cale, chan­sons, grand défi­lé cos­tu­mé, ban­nières illus­trées et danses.

Le père et la mouche

C’était donc déci­dé, mais de la coupe aux lèvres quelle dis­tance ! Obte­nir l’autorisation pour une chose sans pré­cé­dent et aus­si peu régle­men­taire, ou au moins avoir l’assurance de l’obturation ocu­laire de l’autorité de l’École pour les pré­pa­ra­tifs et pour l’exécution ; trou­ver les élé­ments d’un orchestre dans les deux pro­mo­tions, avoir une musique ori­gi­nale pour l’ouverture, répé­ter, four­nir aux cama­rades les moyens de se cos­tu­mer en les leur pré­sen­tant de manière qu’ils n’aient plus qu’à les mettre en oeuvre, pré­ci­ser tous les détails, etc.

C’était ma besogne obli­ga­toire, car dans toute chose qui se crée, il faut une mouche du coche qui bour­donne sans relâche et sur­tout agisse. Père du Point γ, j’en fus aus­si la mouche.

Un costume pour chacun

Pen­dant cinq semaines, à toutes les sor­ties du mer­cre­di et du dimanche, je me fis cour­tier ; je pre­nais les com­mandes des cocons et des conscrits : masques, papiers dorés, chi­nés, gau­frés, colo­riés, ori­peaux, étoffes, objets bis­cor­nus, selon la fan­tai­sie de cha­cun. Je les cher­chais dans Paris aux endroits idoines et je les rap­por­tais à l’École où je les livrais aux clients le len­de­main dans leurs salles res­pec­tives. Avec cela et divers objets emprun­tés au maté­riel de l’École, grands rideaux rayés de bleu qui entou­raient les lits, rideaux gris des fenêtres, abat-jour des lampes, etc., cha­cun de nous se com­po­sa un costume.

Cor­nu se char­gea de com­po­ser l’ouverture, un pot-pour­ri des airs de l’École.

Cueille le jour présent

J’aurais été heu­reux aus­si de reprendre mon bâton de chef d’orchestre et de conduire devant vous, à trente-neuf ans de dis­tance, l’ouverture du Point γ. Mais il y a pour moi, dans ce rôle, des impos­si­bi­li­tés de san­té devant les­quelles je m’incline avec phi­lo­so­phie (ne pou­vant faire autre­ment) ; je cède la place au jeune Pro­tée, réin­car­né sous les appa­rences de notre ami Gariel, j’admirerai sa maes­tria et vous vous direz : voi­là com­ment était jadis le com­pa­rable Lemoine. Je ne suis pas du tout de l’avis de Boi­leau quand il pré­tend que le moi est haïs­sable ; je m’aime beau­coup et je juge le mien tout à fait char­mant. J’espère d’ailleurs trou­ver près de vous de l’indulgence, parce que je suis per­sua­dé que ceux qui me connaissent pensent de moi beau­coup de bien que je n’en puis dire, tant à cause de ma modes­tie que pour ne pas humi­lier les camarades.

Sur ce, je vous confie comme conclu­sion ma maxime favo­rite : … dum loqui­mur fuge­rit invi­da Aetas, carpe diem, quam mini­mum cre­du­la pos­te­ro1.

1. « Pen­dant que nous par­lons, le temps jaloux s’enfuit. Cueille le jour pré­sent sans trop croire à l’avenir » (Horace, Odes).

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Éclipse de soleil

Extraits d’un article du début du XXe siècle.
Le choix des pas­sages et les inter­titres sont de l’actuelle Rédaction.

Lan­cé en 1862, le Point Gam­ma fut inter­rom­pu en 1870. Il fit sa réap­pa­ri­tion en 1877, pour être de nou­veau sus­pen­du en 1880, au motif du temps exces­sif que les élèves y consa­craient. Nous décri­vons ici les deux der­nières édi­tions de 1878 et 1879. La tra­di­tion fut reprise en 1919.

En 1878, Dou repré­sen­tait le soleil, Hum­bert était chef d’orchestre, la pay­sanne court-vêtue était Homolle. Ces trois cama­rades sont aujourd’hui ingé­nieurs des Ponts et Chaus­sées. Quant à la sédui­sante Ita­lienne, elle est deve­nue le révé­rend père Mar­chal, de la Com­pa­gnie de Jésus.

Premières lampes électriques

Les salles de billard, trans­for­mées pour la cir­cons­tance en gale­rie des glaces, sont éclai­rées par la lumière électrique.

Signa­lons, par­mi les prin­ci­paux tra­ves­tis­se­ments, le vrai kiosque à jour­naux de la salle 16, un majes­tueux grand prêtre, un sous-pré­fet, un artilleur de la garde, un juge, un pos­tillon, un offi­cier de marine, un zouave, un pom­pier, un jockey et la foule des pier­rots, débar­deurs, gen­tilles sou­brettes, élé­gants toréa­dors, etc.

Ajou­tons que les musi­ciens de l’orchestre étaient cou­verts, plu­tôt que vêtus, de défroques bigar­rées. Leur chef seul por­tait cor­rec­te­ment l’habit noir.

C’est ain­si qu’on va se tenir en joie jusqu’à l’heure du sou­per, auquel l’indulgence pater­nelle du géné­ral per­met d’ajouter quelques dou­ceurs, dou­ceurs mili­taires bien entendu.

Deux ou trois cents costumes

En 1879, le soleil était Belot, ingé­nieur des tabacs ; le chef d’orchestre Val­let, capi­taine d’artillerie. Citons, par­mi les nou­veaux cos­tumes, un véri­table car­di­nal sur sa mule, un obé­lisque cou­vert de hié­ro­glyphes, un poi­reau monstre accom­pa­gné d’une carotte géante, de vrais pauvres en haillons, une immense cocotte en papier, des astro­logues, des magi­ciens, etc.

Deux ou trois cents cos­tumes tour­billonnent dans la cour. Les mai­sons voi­sines, avec leurs façades rous­sies et lézar­dées qui sur­plombent, semblent grim­per les unes sur les autres pour mieux voir. Mais le soleil est deux fois de la fête. À l’heure où il ira se cou­cher, son sub­sti­tut ter­restre aura encore quelques heures de royau­té éphé­mère. Le bal se pro­longe jusque bien avant dans la soi­rée, dans une tente construite ad hoc et déco­rée de pochades fantaisies.

Trop, c’est trop

Main­te­nant, faut-il le dire ? Les pre­miers essais de Point Gam­ma nous parais­saient plus gais. C’était l’enfance de l’art, mais l’enfance avec ses jolies naï­ve­tés et son rire sonore. Le bal du 15 mars 1879 rap­pelle ses aînés, comme l’arlequin moderne, bro­dé et pas­se­men­té rap­pelle le héros de la comé­die ita­lienne dans ses loques bigar­rées. Trop de soie, trop de per­ruques blondes, trop de lumière. À force de vou­loir se sur­pas­ser, on en était arri­vé à des excès. L’autorité s’émut et la fête du Point Gam­ma fut interdite.

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