Le viaduc de Millau

Soutenir la France qui entreprend

Dossier : ExpressionsMagazine N°708 Octobre 2015
Par Michel BERRY (63)

La France est morose. On n’entend par­ler que de crois­sance, trop molle, de défi­cit, trop éle­vé, de rigueur, pas assez ou trop sévère. On a l’œil bra­qué sur des indi­ca­teurs macro-éco­no­miques qui donnent l’impression de vivre dans un film au ralen­ti dans un monde qui bouge vite.

Qui cela peut-il faire rêver ? Pas les jeunes en tout cas de plus en plus nom­breux à rêver d’un ailleurs merveilleux.

Un monde nouveau

“ Les catastrophes paraissent naturelles alors que les réussites semblent anecdotiques ”

Pour­tant, un monde nou­veau naît, dyna­mique et por­teur de sens. C’est ce qui res­sort des tra­vaux de l’École de Paris du mana­ge­ment1, qui a enga­gé depuis vingt ans une explo­ra­tion fon­dée sur la des­crip­tion et le débat.

Se révèlent ain­si des expé­riences pas­sion­nées, inso­lites, enthou­sias­mantes, mais intra­dui­sibles dans la langue de bois économique.

En dessous des radars des médias

Mais cette France qui naît est en des­sous des radars des médias, plus por­tés à annon­cer les mau­vaises nou­velles que les bonnes.

L’EXEMPLE D’AXON’ CABLE

Joseph Puzo, fils d’immigré italien, devenu ingénieur en France, rachète une petite filiale de Volvo qui vivotait, lançant un des premiers LMBO et négociant avec virtuosité avec les Suédois et les banques.
En quelques décennies, il amène Axon’ Cable, avec une énergie et une imagination étonnantes, au sommet des technologies et lui donne une place prépondérante sur le marché des câbles et systèmes de connexion pour l’électronique de pointe. (Voir Élisabeth Bourguinat, Réinventer l’industrie, Les Aventures de Joseph Puzo, Les Ateliers Henry Dougier, juin 2015.)

L’émotion fait vendre et élire et, en période de crise, les catas­trophes paraissent natu­relles alors que les réus­sites semblent anec­do­tiques si on n’a pas les clés pour les comprendre.

Or, si les sinistres s’expliquent faci­le­ment par des causes éco­no­miques, les suc­cès ont des res­sorts qui échappent aux expli­ca­tions quan­ti­fiées pri­sées aujourd’hui. Si l’on sait démul­ti­plier les actions des entre­pre­nants, on aide­ra à une renais­sance de la société.

Voir des ini­tia­tives se mul­ti­plier autour de soi peut don­ner envie d’en faire autant, et créer une atmo­sphère d’optimisme serait bien­ve­nu aujourd’hui.

DES « ENTREPRENANTS » PARTOUT

Nous appe­lons « entre­pre­nant » un acteur qui se sai­sit d’une oppor­tu­ni­té pour créer des acti­vi­tés nou­velles. Le créa­teur d’entreprise fait par­tie de cette caté­go­rie, mais celle-ci est plus large, car on trouve des entre­pre­nants dans tous les domaines.

Cela favo­rise la mul­ti­pli­ca­tion d’entreprenants, qui engendrent de puis­santes dyna­miques lorsqu’ils font par­ta­ger un rêve : chan­ger le monde, conqué­rir de grands espaces, cor­ri­ger des injus­tices, lan­cer des défis esthé­tiques, etc.

Dans les entreprises

“ Des transformations qui paraissaient impossibles en attaquant les problèmes de front ”

Les start-ups foi­sonnent, avec des pos­si­bi­li­tés renou­ve­lées par le numé­rique. Les Fran­çais ne sont pas à la traîne et les X ne sont pas en reste, puisque vingt à qua­rante élèves par pro­mo­tion créent leur entre­prise peu après leur sor­tie de l’École.

La Jaune et la Rouge a créé une rubrique « Dix ques­tions à un X entre­pre­neur ». Ces créa­teurs rêvent sou­vent de chan­ger le monde, pour dire un jour comme Ber­nard Char­lès, direc­teur géné­ral de Das­sault Sys­tèmes : « L’histoire de Das­sault Sys­tèmes com­mence par un rêve : la 3D allait per­mettre d’imaginer, conce­voir, inven­ter, apprendre, produire.

ILS NE SAVAIENT PAS QUE C’ÉTAIT IMPOSSIBLE, ALORS ILS L’ONT FAIT

Même dans des industries très structurées, des jeunes peuvent lancer des innovations de rupture. L’aéronautique est le domaine des technologies de pointe, sauf pour les cabines : des parois en plastique‚ une moquette‚ des sièges en métal couverts de coques plastiques. Avec une certaine naïveté‚ un ancien des Mines de Paris, un des Ponts et un normalien mineur décident en 2011 de dessiner des sièges d’avion en composite et en titane. Beaucoup plus légers, ils doivent réduire la consommation de 3 % à 5 %.
Ils ne savaient pas que le cadre réglementaire et le conservatisme des compagnies aériennes rendraient ce projet impossible‚ alors ils l’ont fait. (Voir Vincent Tejedor, « La naissance improbable du siège d’avion en composite », séminaire Ressources technologiques et innovation, janvier 2015.)

[…] Ce rêve n’était pas autant for­ma­li­sé, mais c’est aujourd’hui notre ambi­tion ; celle-ci repose sur la convic­tion qu’une déma­té­ria­li­sa­tion de l’industrie est en cours et qu’elle va modi­fier les règles de par­tage de la valeur2. »

Même dans l’industrie, qu’on dit décli­nante, on trouve des réus­sites excep­tion­nelles d’entreprises, même petites, qui révo­lu­tionnent leur sec­teur ou prennent une place essen­tielle sur leur mar­ché. On trouve dans de grandes entre­prises des entre­pre­nants qui s’attachent à ren­ver­ser les logiques en place.

Chris­tophe Mid­ler (74) retrace la créa­tion de la Logan3. Ce pro­jet est d’abord consi­dé­ré comme une idée folle et, sans l’appui de Louis Schweit­zer, il n’aurait pas pu voir le jour.

Une équipe de per­sonnes aguer­ries, qui n’avaient plus rien à prou­ver, a été consti­tuée à l’écart des struc­tures cen­trales, et la réus­site est allée bien au-delà des espé­rances. La gamme Entry de Renault est aujourd’hui très ren­table et les acteurs du pro­jet ont décou­vert que faire simple et pas cher peut être très motivant.

Dans le monde associatif et coopératif

L’économie sociale et soli­daire a accé­dé à la recon­nais­sance avec la loi du 31 juillet 2014. Les besoins aux­quels elle répond ne cessent de croître avec le déli­te­ment du lien social, et des entre­pre­nants se multiplient.

Vu la raré­fac­tion des moyens, il leur faut de l’imagination, et celle-ci ne manque pas. Cer­tains pro­jets sont même deve­nus des « labo­ra­toires » que viennent étu­dier des entreprises.

Un pro­jet tech­nique qui fait rêver, comme le via­duc de Mil­lau, peut trans­for­mer un ter­ri­toire. © TK0779 / FOTOLIA

DES JARDINS DE COCAGNE

Pour créer des activités d’insertion en faveur d’inscrits au RMI, Jean-Guy Henckel propose de leur faire cultiver des légumes bio qu’ils vendront à des familles s’abonnant à un panier hebdomadaire varié. Il est pris pour un rêveur, mais il lance une campagne de recrutement de clients avec un succès exceptionnel.
Des bénéficiaires du RMI sont recrutés et encadrés par des techniciens qualifiés. Des contacts festifs sont organisés entre clients et producteurs. Les exclus s’impliquent, renaissent, se socialisent. Les Jardins de Cocagne se multiplient et des DRH viennent étudier la façon dont on y gère les relations entre les personnes fragiles. (Voir Jean-Guy Henckel, « La solidarité est dans le jardin », séminaire Vies collectives, novembre 2008.)

Dans les territoires

On trouve de nom­breux entre­pre­nants ter­ri­to­riaux. Un pro­jet tech­nique qui fait rêver peut trans­for­mer un ter­ri­toire. Le via­duc de Mil­lau était un défi tech­nique : le plus haut pont du monde. Le groupe Eif­fage devait le finan­cer sur fonds propres, ce qui sup­po­sait que le per­son­nel, action­naire à 28 %, accepte le risque finan­cier, ce qu’il a fait avec enthousiasme.

On pou­vait craindre qu’une ville de 22 000 habi­tants soit désta­bi­li­sée par l’arrivée d’un chan­tier de 500 per­sonnes. Les dis­po­si­tions prises l’ont au contraire revi­ta­li­sée, avec même une aug­men­ta­tion du nombre des mariages et de la nata­li­té. De nom­breux tou­ristes viennent admi­rer le via­duc, ce qui relance l’économie locale4.

Un maire per­sé­vé­rant trans­forme pro­fon­dé­ment sa ville : Jean-Fran­çois Caron‚ né dans un bas­sin minier bas­tion du syn­di­ca­lisme‚ suc­cède à son père comme maire de Loos-en-Gohelle‚ agglo­mé­ra­tion de 7 000 habi­tants, en optant pour l’écologie‚ ce qui n’allait pas de soi dans sa région.

Il lance un pro­jet de ville durable qu’il affine avec per­sé­vé­rance sur trois fronts : envi­ron­ne­ment‚ éco­no­mie ancrée sur le déve­lop­pe­ment durable‚ et vivre ensemble. Les résul­tats éton­nants font de sa ville une réfé­rence et il est réélu en 2008 avec 82‚1 % des voix et en 2014 avec 100 %. Il s’interroge à pré­sent sur la façon de tirer par­ti de son expé­rience au-delà de sa ville5.

Les voitures d'Autolib'
Auto­lib’ est une aven­ture un peu folle d’entrepreneurs.

L’AVENTURE AUTOLIB’

Autolib’ est une aventure un peu folle d’entrepreneurs : Vincent Bolloré‚ qui emmène son groupe familial sur les voies de l’innovation technologique et du développement durable, et Polyconseil‚ cabinet spécialisé dans les technologies des télécommunications et la conduite de projets audacieux.
Le projet, mené en un temps record, a mobilisé jusqu’à 29 X, les mieux à même, selon Sylvain Géron (92), de travailler vite sur des sujets hypercomplexes. (Voir Sylvain Géron, « Les vingt-neuf polytechniciens d’Autolib’ », La Jaune et la Rouge, septembre 2015.)

Dans l’administration

On a com­pa­ré l’administration fran­çaise à un mam­mouth, pour­tant des entre­pre­nants font adve­nir des trans­for­ma­tions impos­sibles en atta­quant les pro­blèmes de front.

“ La réalisation d’un entreprenant peut être observée comme une œuvre d’art ”

Jean-Marc Le Par­co (88) hérite du ser­vice de la métro­lo­gie du minis­tère de l’Industrie. Ses fonc­tion­naires sont déso­rien­tés et ne savent même plus expli­quer leur métier à leurs proches. Il pousse, non sans mal, ses agents à aller sur le ter­rain, alors qu’ils ne fai­saient plus que gérer des sous-trai­tants, et ils découvrent avec sur­prise qu’ils sont mieux accueillis que les sous-traitants.

Il orga­nise des contrôles-sur­prises après avoir pré­ve­nu des jour­na­listes, et Le Pari­sien publie un article lyrique sur le savoir-faire et l’utilité des agents de la métro­lo­gie. Le moral remonte. La créa­tion de sémi­naires dans la salle de confé­rences des ministres à Ber­cy, avec des ani­ma­tions ori­gi­nales, encou­rage les échanges d’expérience.

Pro­gres­si­ve­ment, les fonc­tion­naires retrouvent fier­té et effi­ca­ci­té6.

LA STAR DE TRAPPES

Les activités culturelles peuvent être des moyens privilégiés pour tisser le lien social. Alain Degois, enfant abandonné recueilli par des personnes généreuses, veut rendre ce qui lui a été donné. Prenant le surnom de Papy, il lance à Trappes des matches d’improvisation théâtrale entre équipes mixtes. L’activité prend un essor considérable et fait découvrir Jamel Debbouze, Sophia Aram et d’autres. Elle a des vertus pacificatrices, l’obligation de la mixité des équipes étant providentielle dans le contexte actuel.
Par une démarche longuement méprisée par les institutions culturelles, il réinvente la culture populaire. Pour nombre de jeunes, c’est lui la personne importante de Trappes. (Voir Alain Degois, « Le surprenant rayonnement du bouffon de Trappes », séminaire Création, mars 2915.)

LE MANAGEMENT REVISITÉ

Com­ment tirer par­ti de ces belles his­toires, mar­quées par la sin­gu­la­ri­té de leurs auteurs ? Cette sin­gu­la­ri­té est une force, c’est le moteur d’expériences fortes, mais aus­si une limite : la réus­site des uns ne féconde pas for­cé­ment les autres.

“ Favo­ri­ser la conta­gion de l’esprit entreprenant ”

Jean-Fran­çois Caron n’a ain­si pas encore « conta­mi­né » ses com­munes voi­sines, l’une d’entre elles, Hénin-Beau­mont, sui­vant par exemple une tra­jec­toire toute différente.

La recherche et la for­ma­tion au mana­ge­ment ont pour objet de répandre de bonnes pra­tiques. On a cru que les sciences de ges­tion pour­raient être pour les mana­gers ce que la balis­tique est pour les artilleurs, un moyen de tirer au but grâce à de savants calculs.

Mais ce rêve des années 1960 a avor­té7. On a alors moins misé sur la science, tout en cher­chant des réponses uni­ver­selles, mais, quand on étu­die les pra­tiques, on voit que les bonnes réponses sont tou­jours à réin­ven­ter localement.

Une œuvre d’art

Loos-en-Gohelle
Loos-en-Gohelle est une réfé­rence en matière de ville durable.
© BRAD PICT / FOTOLIA

Je pro­pose de filer une ana­lo­gie avec l’art, qui, lui, est tour­né vers la pro­duc­tion du sin­gu­lier. La réa­li­sa­tion d’un entre­pre­nant peut être ain­si obser­vée comme une œuvre. Or, les artistes se cultivent avec pas­sion, en étu­diant les autres créa­teurs, y com­pris très dif­fé­rents d’eux, pas pour les imi­ter, mais pour nour­rir leur propre création.

La cri­tique les pousse à se dépas­ser et contri­bue à une mise en intrigue de l’art qui cap­tive le public et l’aide à acqué­rir une culture. Les entre­pre­nants gagne­raient, de même, à s’inspirer d’autres sans les singer.

Par ana­lo­gie avec l’art, il fau­drait orga­ni­ser des expo­si­tions ou des repré­sen­ta­tions dans les­quelles les entre­pre­nants pour­raient expo­ser ce qu’ils font, et per­met­tant de dis­cu­ter avec eux de leurs choix, de leurs fier­tés et de leurs regrets. C’est ce que fait l’École de Paris en orga­ni­sant des séances d’échanges et de débats sur des aven­tures d’entreprenants.

Tout le monde ne peut tou­te­fois déga­ger le temps néces­saire pour par­ti­ci­per à des séances de deux ou trois heures, et des comptes ren­dus minu­tieu­se­ment rédi­gés sont dif­fu­sés. Le lec­teur de La Jaune et la Rouge sait qu’il y a aus­si régu­liè­re­ment des articles allant dans ce sens.

Ce que les X peuvent apporter

AU-DELÀ DE L’ENTREPRISE

Des besoins considérables sont apparus au-delà des champs couverts par les entreprises. Le récent numéro de La Jaune et la Rouge consacré à l’année 1865 a montré qu’à l’époque les X ne se cantonnaient pas à la science, la technique ou l’économie, mais que certains se sont investis dans des projets sociétaux comme la création de la Croix-Rouge ou de la Société nationale des sauveteurs en mer, et qu’ils ont été très actifs dans les débats sur l’organisation de la société.

Il reste à per­cer les « cloi­sons de verre » des médias, et à favo­ri­ser la conta­gion de l’esprit entre­pre­nant. La com­mu­nau­té des X, vu son aura et les com­pé­tences qu’elle réunit, peut gran­de­ment y contri­buer. Nom­breux sont en leur sein les entre­pre­nants qui pour­raient en sou­te­nir d’autres, par des rela­tions de l’ordre du compagnonnage.

C’est du reste une dyna­mique de ce type que l’X enclenche avec son accé­lé­ra­teur X‑UP. Sou­te­nir la France qui entre­prend, dans quelque domaine que ce soit, voi­là qui pour­rait être un beau pro­jet pour notre com­mu­nau­té. Il vien­drait à point au moment où l’on sent émer­ger un nou­veau monde, d’une logique dif­fé­rente de celui qu’on connaît et por­teur de sens. Il mon­tre­rait aux jeunes qu’on peut encore nour­rir de beaux rêves sur notre territoire.

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1. http://www.ecole.org
2. Ber­nard Char­lès, « La 3D une révo­lu­tion du mana­ge­ment ? », sémi­naire Vie des affaires, novembre 2004.
3. Ber­nard Jul­lien, Yan­nick Lung et Chris­tophe Mid­ler, L’Épopée Logan, Dunod, 2012.
4. Jacques God­frain, « Le via­duc de Mil­lau, tour Eif­fel du Lar­zac », sémi­naire Entre­pre­neurs, villes et ter­ri­toires, février 2006.
5. Phi­lippe Gagne­bet, « Rési­lience éco­lo­gique, Loos-en-Gohelle, ville “durable” », Les Ate­liers Hen­ry Dou­gier, sep­tembre 2015.
6. Jean-Marc Le Par­co, « Réen­thou­sias­mer des fonc­tion­naire en quête de repères », La Jaune et la Rouge, février 2013.
7. La Jaune et la Rouge, dos­sier « Les sciences de la ges­tion » (conçu par Michel Ber­ry), juin-juillet 1985.

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