Sosthène MORTENOL (1880) fils d’esclave, marin et artilleur

Dossier : TrajectoiresMagazine N°710 Décembre 2015
Par Alain PIERRET

La brillante his­toire du pre­mier noir admis à l’É­cole (il y eut un métis et un créole aupa­ra­vant). Bien clas­sé, il choi­sit la car­rière d’officier de marine où ses connais­sances et ses qua­li­tés for­cèrent l’admiration et le res­pect de ses pairs. Il bour­lin­gua sur tous les océans et rem­pi­la pen­dant la guerre de 14 comme res­pon­sable de la défense anti­aé­rienne de Paris.

Le supé­rieur des Frères de l’Instruction chré­tienne de Ploër­mel au col­lège de Pointe-à- Pitre avait remar­qué le jeune Sos­thène et pous­sé sa famille à sol­li­ci­ter une bourse pour lui per­mettre d’aller ter­mi­ner ses études à Bordeaux.

Reçu troi­sième à Saint-Cyr, Mor­te­nol pré­fère Poly­tech­nique où il a été admis 19e sur 210. Ter­mi­nant à la 18e place, il choi­sit de ser­vir dans la Marine.

Appel de la mer qu’il voyait quo­ti­dien­ne­ment, recon­nais­sance pour son père qui lui avait accor­dé son plein soutien ?

À sa sor­tie de l’École, il effec­tue une croi­sière d’instruction le long des côtes afri­caines sur l’Alceste, la Jeanne de l’époque. Avec trois cama­rades il choi­sit l’artillerie de marine, obte­nant les meilleures notes : selon l’amiral major géné­ral de la Marine à Brest, « Mor­te­nol s’est mon­tré bien supé­rieur à ses cama­rades sous tous les rapports ».

Embarquements

Dès lors com­mence pour le jeune offi­cier une longue série d’embarquements, d’abord sur le cui­ras­sé Duper­ré en Médi­ter­ra­née, puis à Mada­gas­car sur l’aviso Bis­son pen­dant la cam­pagne menée par Gallieni.

Reve­nu en Médi­ter­ra­née sur une canon­nière, nom­mé sur les côtes afri­caines, il retrouve à Libre­ville l’Alceste qui achève une exis­tence bien rem­plie comme ponton-hôpital.

Fati­gué par ce séjour, il revoit la Gua­de­loupe en congé de conva­les­cence ; ce sera sa der­nière visite dans son île natale.

Il rejoint ensuite l’école des tor­pilles héber­gée à Tou­lon sur l’Algé­si­ras, puis Cher­bourg où il exerce son pre­mier com­man­de­ment, le tor­pilleur Dehor­ter, Tou­lon de nou­veau, Brest comme offi­cier d’artillerie du Jem­mapes.

Mor­te­nol est ren­voyé à Mada­gas­car. En 1900, après un nou­veau retour en Médi­ter­ra­née où il com­mande cette fois un groupe de tor­pilleurs, on le trouve au Gabon où il dirige la sta­tion locale à bord de l’Alcyon. Il reçoit les remer­cie­ments de l’Espagne et la médaille de la cou­ronne de Prusse pour avoir por­té assis­tance à des navires en difficulté.

Déceptions

“ Mortenol s’est montré bien supérieur à ses camarades sous tous les rapports ”

Entre-temps, il a épou­sé une fille de la Guyane, veuve d’un pro­fes­seur de mathé­ma­tiques. Le couple n’a pas d’enfant et sa femme dis­pa­raît après dix ans de mariage. En 1903, il renou­velle sa demande d’admission à l’École supé­rieure de Marine, qui aurait pu lui valoir les étoiles d’amiral. Can­di­dat numé­ro 1 sur 5 du pré­fet mari­time de Brest, avec une appré­cia­tion par­ti­cu­liè­re­ment élo­gieuse, il n’est cepen­dant pas rete­nu par son minis­tère. Cou­leur de peau, affaire des fiches ?

Capi­taine de fré­gate, Mor­te­nol rejoint à deux reprises l’escadre d’Indochine, d’abord comme second du cui­ras­sé Redou­table au moment du désastre infli­gé à Tsu­shi­ma par les Japo­nais à la marine russe, ensuite en qua­li­té de com­man­dant d’une flot­tille de tor­pilleurs sur les côtes indochinoises.

Retour en France

À son retour en France, il est pro­mu offi­cier de la Légion d’honneur, capi­taine de vais­seau. Nom­mé à la tête des ser­vices mari­times de la défense à Brest, il est éga­le­ment char­gé du désar­me­ment du cui­ras­sé Car­not. Tâche peu exal­tante alors que la Grande Guerre vient de commencer.

Il cherche à s’employer de façon vrai­ment utile à son pays, d’autant que l’approche de la retraite lui inter­dit désor­mais de bri­guer le com­man­de­ment d’un grand cuirassé.

À la tête de la défense anti-aérienne de Paris

Diri­geant la défense aérienne de la capi­tale, le capi­taine de vais­seau Prère meurt de mala­die. Mor­te­nol se porte can­di­dat. Son nom n’est pas incon­nu du géné­ral Gal­lie­ni, gou­ver­neur mili­taire de Paris, qui l’a ren­con­tré à Mada­gas­car et donne son accord.

En juillet 1915, il prend ses fonc­tions au lycée Vic­tor Duruy où siège Gal­lie­ni. Comme le rap­porte ce jour-là dans son agen­da le chef du 3e bureau Opé­ra­tions, « c’est un nègre. On est plu­tôt sur­pris de voir ce Noir pour­vu de cinq galons et offi­cier de la Légion d’honneur ; il paraît qu’il est très intel­li­gent ; c’est un ancien polytechnicien. »

Le 7 mars 1917, Mor­te­nol est atteint par la limite de son grade. À la tête du GMP et très satis­fait de ses ser­vices, Mau­nou­ry (1867) demande à le conser­ver. Ministre de la Guerre et bien­tôt pré­sident du Conseil, Paul Pain­le­vé2 « approuve cette proposition ».

Renforcer les moyens de défense

Lorsqu’il prend ses fonc­tions, Paris est sou­mis à des bom­bar­de­ments aériens répé­tés des fameux Zep­pe­lin, puis par une avia­tion alle­mande – Taube, Avia­tik – long­temps supé­rieure à la nôtre.

“ Il paraît qu’il est très intelligent ; c’est un ancien polytechnicien ”

Mor­te­nol ne peut que consta­ter de sérieuses lacunes maté­rielles. Les canons anti­aé­riens sont des 75 qui ne peuvent se redres­ser qu’à 45 degrés. Rapi­de­ment, il s’emploie à amé­lio­rer le fonc­tion­ne­ment de son ser­vice, à moder­ni­ser et à aug­men­ter les moyens dont il dis­pose. On a ins­tal­lé un modèle expé­ri­men­tal, capable de se redres­ser à la ver­ti­cale ; d’autres suivront.

Les postes de recherche aérienne ne dis­posent alors que d’un seul pro­jec­teur, de puis­sance réduite. Mor­te­nol en obtient plu­sieurs, trans­fé­rés d’autres sec­teurs ; plus tard, leur puis­sance éclai­rante est ren­for­cée. De même, les trans­mis­sions se voient consi­dé­ra­ble­ment amé­lio­rées, dou­blées par des lignes de secours.

À l’armistice, Mor­te­nol com­mande à 10 000 hommes, dis­pose de 65 pro­jec­teurs de grand dia­mètre, de près de 200 canons réel­le­ment adap­tés au com­bat anti­aé­rien – contre 10 au début de la guerre.

Mieux qu’un exemple, un modèle

Mis à la retraite, Mor­te­nol est pro­mu com­man­deur de la Légion d’honneur le 16 octobre 1920. Rési­dant à Paris, il s’engage dans l’association France-Colo­nies et s’occupe acti­ve­ment du bien-être de ses com­pa­triotes gua­de­lou­péens, en par­ti­cu­lier des marins pêcheurs. Il meurt en décembre 1930.

Si une démarche pour le faire entrer au Pan­théon en 1937 est res­tée sans suite, quelques témoi­gnages demeurent : une rue à Paris inau­gu­rée en 1985 par Jacques Chi­rac ; une sta­tue à Pointe-à-Pitre dévoi­lée en 1995 ; à Hen­daye, une vedette de la Socié­té natio­nale de sau­ve­tage en mer porte son nom.

Comme l’a écrit Jean­Claude Degras3 : « La réus­site de Mor­te­nol a une por­tée sym­bo­lique incon­tes­table dans l’inconscient col­lec­tif. Ses com­pa­triotes l’ont per­çu comme le pre­mier à avoir rom­pu avec le cercle infer­nal de l’inégalité et du racisme. » Le même auteur rap­pelle qu’en décembre 1950, le Guya­nais Gas­ton Mon­ner­ville, lui-même des­cen­dant d’esclave deve­nu pré­sident du Conseil de la Répu­blique, attes­tait que « Mor­te­nol [était] un admi­rable exemple. Mieux, un modèle. »

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1. Sur le registre du concours de 1880 figure la men­tion : « Marques appa­rentes : noir » (le mot « mulâtre » a été rayé). Mais, avant lui, un autre Antillais, Péri­non (1832), était entré à l’X. Il a joué un rôle majeur dans les épi­sodes d’abolition de l’esclavage en 1848. Cette fois, le registre du concours ne men­tionne pas sa cou­leur de peau, mais sa condi­tion de métis fils d’affranchi est bien connue.
2. Il fut pro­fes­seur à l’X.
3. Camille Mor­te­nol, le capi­taine des vents, 2008.

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