Rutabaga Swing

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°627 Septembre 2007Par : Didier Schwartz, mise en scène de Philippe OgouzRédacteur : Philippe OBLIN (46)

La faute à Vol­taire, qui veut que nous culti­vions notre jar­din : un acci­dent de jar­di­nage, jus­te­ment, m’assigne tem­po­rai­re­ment à rési­dence, de sorte que je n’ai pu me rendre au théâtre. Or je répugne à vous par­ler d’une pièce en me conten­tant de l’avoir lue, car cela est contraire aux prin­cipes de Molière, pour qui une œuvre dra­ma­tique ne sau­rait être appré­ciée « qu’aux chan­delles ». On fera excep­tion aujourd’hui, et j’ai jeté mon dévo­lu sur Ruta­ba­ga Swing, comé­die musi­cale de Didier Schwartz créée en sep­tembre 2006 au Théâtre 13, pré­sen­te­ment reprise à la Comé­die des Champs-Ély­sées. À défaut de juge­ment « aux chan­delles », je me suis fié à cette reprise, signe qui d’ordinaire ne trompe pas.

Les plus âgés des spec­ta­teurs ne retrou­ve­ront sans doute pas sans une pointe de nos­tal­gie ces airs qui han­tèrent nos oreilles durant les années d’occupation en nous remon­tant le moral, qui en avait bien besoin : Mon heure de swing, de Geor­gius et Raw­son, Papa pique et Maman coud, de Charles Tre­net, Made­moi­selle Swing, de Pote­rot et Legrand et bien d’autres, une bonne dizaine en tout. Les autres spec­ta­teurs décou­vri­ront ces chan­sons que fre­don­naient leurs aînés, dont il m’arrive de pen­ser qu’elles pas­saient net­te­ment, en richesse de poé­sie comme d’invention mélo­dique, le rap contem­po­rain, sans pour autant man­quer de rythme.

Que fre­don­naient… Il n’y avait pour­tant pas tel­le­ment lieu de fre­don­ner dans le temps que se déroule l’action, entre 1942 et 1944, en fait en une manière de conden­sé car y est évo­quée comme récente la bataille de Sta­lin­grad – décembre 1942 – alors que la pièce s’achève à la Libé­ra­tion. Peu importe cette liber­té quant à l’unité de temps, et même ce flou tem­po­rel, car ils n’ôtent rien à notre plai­sir. L’unité de lieu du moins est res­pec­tée : la salle d’un café de vil­lage où répète un groupe de chan­teurs ama­teurs se pro­dui­sant le dimanche. Il s’agit de Phi­lippe le pro­prié­taire du café, Marie la ser­veuse, Suzy la coif­feuse-manu­cure du pate­lin, Ber­nard le biblio­thé­caire muni­ci­pal et Claude, un fac­teur à la Tati, du genre ahu­ri consciencieux.

Pour faire une comé­die, musi­cale ou non, il faut du comique : la pré­sence, invi­sible car elle ne quitte pas sa chambre, de la grand-mère cen­te­naire de l’actuel patron. Mariée à quinze ans, au moment de la fon­da­tion du café, à un homme de soixante-cinq ans qui par­ti­ci­pa à la bataille de Water­loo, elle en aura connu trois autres, l’un tué en 1870, un autre à Mada­gas­car en 1897 et le der­nier sur la Marne en 1915. Tous ces glo­rieux deuils, pas plus que son grand âge, ne l’empêchent de res­ter por­tée sur le guille­dou, pen­chant que des cir­cons­tances excep­tion­nelles et dignes d’une comé­die de Plaute vont lui per­mettre de satisfaire.

Les cir­cons­tances excep­tion­nelles : la pré­sence simul­ta­née dans l’établissement d’un loca­taire, un peu mys­té­rieux, de l’unique chambre à louer, qui a failli être fusillé comme otage après un atten­tat contre une voi­ture alle­mande mais res­sur­git alors qu’on le croyait mort et sur­tout qu’on vient de relouer la chambre à un jeune offi­cier alle­mand gen­til comme tout, naïf et sin­cère. Il vient d’être affec­té en France comme tra­duc­teur, est enchan­té de décou­vrir ce pays dont il parle si bien la langue et ne demande qu’à mieux connaître les Fran­çais. Il pen­sait dis­po­ser d’un petit appar­te­ment mais a trou­vé le local pro­mis réqui­si­tion­né par la Ges­ta­po, prio­ri­taire, et pré­fère une chambre en ville à la piaule de caserne que la Kom­man­dan­tur lui pro­po­sait en compensation.

Il faut cacher l’échappé de la fusillade, d’abord d’urgence pen­dant que l’Allemand défait ses valises et on l’enfouit dans la chambre froide, par­ti­cu­liè­re­ment froide car elle est un peu déré­glée, puis on l’installe dès que pos­sible à demeure dans la chambre de la grand-mère. Laquelle en pro­fite pour satis­faire ses aspi­ra­tions refou­lées, ce d’autant plus faci­le­ment que le mal­heu­reux est cloué au lit par une pneu­mo­nie contrac­tée dans la chambre froide.

Les jours passent. L’attachante jeu­nesse de Hans l’Allemand, son côté Prince de Hom­bourg téné­breux, émeuvent d’évidence Marie la ser­veuse et Suzy la coif­feuse. Pour sa part, il ne cache pas ses dés­illu­sions, et même son écœu­re­ment de sol­dat face aux tâches qui lui sont confiées : tra­duire les lettres ano­nymes de dénon­cia­tion qui par­viennent à la Kom­man­dan­tur ! Là, l’auteur exa­gère peut-être un peu : il y en avait certes, mais sans doute moins qu’il ne le laisse sup­po­ser. Tou­jours est-il qu’Hans vou­drait bien, par poli­tesse, ren­con­trer la grand-mère. Il est hors de ques­tion de lui don­ner accès à la chambre de l’aïeule. Et on ne peut pas remettre sans cesse cette ren­contre ; cela fini­rait par deve­nir suspect.

On monte un scé­na­rio, et prend alors place l’éblouissante évo­ca­tion de la bataille de Water­loo, récit mené avec un brio épous­tou­flant devant l’Allemand éber­lué, et un peu saoul, par Ber­nard dégui­sé en vieille dame fêtant ses cent quatre ans le jour même de l’anniversaire de cette bataille. Un mor­ceau de bra­voure valant sûre­ment le dépla­ce­ment. Encore qu’à la fin, les choses tournent à l’aigre, après un rap­pro­che­ment entre Béré­zi­na et Sta­lin­grad qui blesse pro­fon­dé­ment Hans dans son patrio­tisme sin­cère, mais la douce Marie sauve la situa­tion pour le protéger.

Je ne vous livre­rai pas la fin de la pièce, sur­ve­nant à la Libé­ra­tion, tout à fait inat­ten­due, et tra­gique de sur­croît : plu­sieurs s’y révèlent en outre tout autres qu’on aurait pu les croire au fil des jours. L’auteur aura su, avec une pro­di­gieuse habi­le­té, tein­ter de comique les aspects tra­giques de cette époque dif­fi­cile, sans qu’aucun de ses per­son­nages ne se dépar­tisse jamais du réa­lisme de sa tou­chante, ou déce­vante, humani­té, dans le géné­reux comme dans le sor­dide. Du grand art, musi­ca­le­ment émou­vant de surcroît.

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Ruta­ba­ga Swing, de Didier Schwartz, dans une mise en scène de Phi­lippe Ogouz, à La Comé­die des Champs-Ély­sées, 15, ave­nue Mon­taigne, 75008 Paris. Tél. : 01.53.23.99.19.

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