RONDES DE PRINTEMPS

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°655 Mai 2010

On peut prendre la musique – ou la vie – au sérieux, ou l’on peut s’en diver­tir, même s’il s’agit d’un pro­pos grave : quoi de plus grave, au fond, qu’un enfant qui joue ou qu’une comp­tine ? On peut écou­ter Le Jar­din féé­rique de Ma mère l’Oye de Ravel comme la fin heu­reuse d’un conte de Per­rault, aus­si bien que comme un adieu nos­tal­gique à l’enfance. Tout est affaire de l’humeur du moment. Aus­si, que l’on veuille bien consi­dé­rer les musiques qui suivent, quelque sérieuses qu’elles soient, comme de simples rondes de printemps.

Fumet, Bach

Il a déjà été ques­tion ici de la musique de Raphaël Fumet (1898−1979), exquise musique tonale qui se joue des modes et des aya­tol­lahs. Un disque de l’intégrale de son Œuvre pour flûte1 confirme l’appartenance de cette musique au domaine du plai­sir raf­fi­né, c’est-à-dire que l’on peut aus­si bien l’écouter en béo­tien, d’une oreille dis­traite, qu’en en appré­ciant en connais­seur les har­mo­nies sub­tiles et les construc­tions savantes. Par­mi ces dix pièces où rien n’est à négli­ger, un Lacri­mo­sa pour flûte et orgue, un Dip­tyque baroque (et fugué) pour alto et flûte, une Can­tate biblique pour quatre flûtes et vio­lon­celle : une belle musique de printemps.

Maria Can­ta­grill, déjà citée à deux reprises dans ces colonnes, notam­ment pour un beau Concer­to de Tchaï­kovs­ki, a enre­gis­tré les Par­ti­tas 2 et 3 pour vio­lon seul de Bach2. Avec une tech­nique sans faille, elle joue ces suites de danses avec pré­ci­sion et en mesure, contrai­re­ment à tant de vio­lo­nistes. Une seule réserve : l’enregistrement, réa­li­sé dans une église, pro­duit un effet de réso­nance qui peut aga­cer, comme jadis l’enregistrement des Suites pour vio­lon­celle seul par Ros­tro­po­vitch à Vézelay.

Rameau, Moon Blues

Les 5 Concerts de Rameau, groupes de pièces aux jolis noms – La Cou­li­cam, L’Agaçante, L’Indiscrète… – com­po­sés à l’origine pour le cla­ve­cin, ont été orches­trés dans l’esprit des « sim­pho­nies » de ses opé­ras par Hugo Reyne qui les a enre­gis­trés à la tête de l’ensemble La Sim­pho­nie du Marais 3.

On connais­sait ces Concerts dans leur ver­sion pour sex­tuor à cordes, arran­ge­ment pos­té­rieur à la mort de Rameau. L’intérêt de cet enre­gis­tre­ment, au-delà de la recherche musi­co­gra­phique, réside dans le charme qui se dégage de ces cou­leurs orches­trales, absentes de la ver­sion pour cla­ve­cin, et qui appa­rente ces pièces à des tableaux galants de Fra­go­nard ou de Watteau.

Le jazz en trio à cordes : une gageure ? Le Trio Cordes Avides – vio­lon, alto, basse – a enre­gis­tré sous le nom Moon Blues une dou­zaine de pièces qui relèvent à la fois de la musique clas­sique par les timbres, et du jazz par les rythmes, les har­mo­nies, les impro­vi­sa­tions 4. Deux des ins­tru­ments font office de sec­tion ryth­mique tan­dis que le troi­sième prend un cho­rus. C’est très ori­gi­nal, très agréable à écou­ter, par­fai­te­ment en place, ludique. On découvre l’alto comme par­fait ins­tru­ment jaz­zique. De très jolies bos­sas-novas, dont une, Bos­sa Nos­tra, avec la par­ti­ci­pa­tion de Didier Lock­wood, et une belle valse : Buzen­valse.

Dom­mage que, sacri­fiant à la mode quelque peu pré­ten­tieuse des jazz­men contem­po­rains, l’ensemble ne joue que des com­po­si­tions de son cru, et aucun stan­dard : Elling­ton ou Monk, pour­tant superbes com­po­si­teurs, étaient plus modestes.

Schumann, Argerich and friends

Les Feuillets d’album (Bunte Blät­ter) et les Chants de l’aube (Gesänge des Frühe) ne sont pas les pièces les plus jouées de Schu­mann, mais elles sont sans doute les plus pro­fondes et les plus mys­té­rieuses. L’enregistrement récent par Jean Mar­tin5, dont le tou­cher très fin s’épanouit sur un Stein­way au timbre chaud, ser­vi par une prise de son excep­tion­nelle, nous laisse le choix : on peut, selon son humeur, trou­ver dans cette musique une confes­sion de prin­temps, nos­tal­gique ou pas­sion­née selon les pièces, ou bien le pres­sen­ti­ment par Schu­mann, sombre ou tour­men­té, de sa folie à venir.

Pièces de Schu­mann elles aus­si peu jouées, c’est avec les Fan­ta­siestücke pour trio avec pia­no, par Mar­tha Arge­rich, Renaud et Gau­tier Capu­çon, que s’ouvre l’enregistrement du Fes­ti­val 2009 de Luga­no « Mar­tha Arge­rich et ses amis »6. Suit tout un ensemble de pièces rares : de Men­dels­sohn le Sex­tuor avec pia­no, la Sonate n° 2 pour pia­no et vio­lon de Bar­tok, le Sex­tuor avec pia­no de Glin­ka, les Nuits dans les jar­dins d’Espagne de Fal­la avec Arge­rich et l’Orchestre de la Suisse ita­lienne, le Quin­tette n° 1 avec pia­no d’Ernest Bloch, et plu­sieurs pièces pour deux pia­nos dont la ver­sion arran­gée par Ravel de sa Rap­so­die espa­gnole, la Rap­so­die russe de Rach­ma­ni­nov, les Rémi­nis­cences de Don Juan de Liszt, en par­ti­cu­lier. Les musi­ciens, tous de pre­mier plan, sont pour la plu­part des décou­vertes de Mar­tha Arge­rich, et il règne de bout en bout dans ce fes­ti­val une atmo­sphère de rigueur pas­sion­née et d’entente magique – contrai­re­ment à d’autres fes­ti­vals où le carac­tère bon enfant et l’indulgence des vacan­ciers laissent pas­ser l’à‑peu-près – qui font de cet enre­gis­tre­ment une mer­veille. Vive la grande Mar­tha Argerich !

1. 1 CD Musique et Esprit.
2. 1 CD Art et Musique.
3. 1 CD Musiques à la Chabotterie.
4. 1 CD Hybrid’Music.
5. 1 CD ARION.
6. 3 CD EMI.

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