Revivre l’appris

Dossier : ExpressionsMagazine N°679 Novembre 2012Par : Alain LARABY

La fraîcheur d’esprit

Hen­ri Poin­ca­ré a l’allure du savant Cosi­nus. Il était dis­trait, dans la lune au point de deve­nir un as de la méca­nique céleste. À l’École, son pro­fes­seur de mathé­ma­tiques lui colle un 0. Motif : ne com­prend pas la ques­tion1. L’éducation n’aime guère les élèves qui ques­tionnent les questions.

Les ques­tions d’enseignement ont une impor­tance par elles-mêmes et leurs impli­ca­tions. Elles donnent l’occasion de réflé­chir sur la meilleure façon de faire péné­trer des notions nou­velles dans les cer­veaux vierges. Elles incitent à se deman­der com­ment ces notions ont été acquises par nos ancêtres. Elles sondent leur ori­gine, reviennent sur leur nature. Pour­quoi les enfants ne com­prennent-ils rien sou­vent aux défi­ni­tions des savants ? Pour­quoi faut-il leur en don­ner d’autres ? Voi­là des ques­tions qui devraient nous interpeller.

Hen­ri Poincaré,
Science et méthode [1908],
Flam­ma­rion, Paris, sans date, p. 3.
Nous avons allé­gé le texte.

Il y a de l’insolence dans l’air ou, pire, de la stu­pi­di­té qui s’affiche (on ima­gine l’écolier éga­ré, les yeux ronds, alors qu’il réflé­chis­sait). Toute sa vie, notre savant a gar­dé la fraî­cheur d’esprit d’un enfant dans un domaine où il n’a ces­sé d’exceller. Son enten­de­ment est res­té ouvert à 360°. L’enseignement ne l’a jamais bri­dé. Il a tou­jours osé des choses, décou­vert des nou­veaux rap­ports. La socié­té enten­dait repro­duire des élites. Il pré­fé­ra être clair­voyant au lieu d’y figurer.

Dans ses ouvrages de vul­ga­ri­sa­tion, Poin­ca­ré ne joue pas l’ignorant. Il inter­roge en lui le savant. On connaît le pro­verbe japo­nais : Celui qui confesse son igno­rance la montre une fois ; celui qui essaie de la cacher la montre plu­sieurs fois. À part quelques cabo­tins, ses col­lègues ne cherchent pas à cacher leur igno­rance, mais ils l’ignorent. Mathé­ma­ti­cien, Poin­ca­ré a un côté Socrate : il sait qu’il ne sait pas, ou peu. Il veut savoir davan­tage, au-delà des évi­dences acquises, sans pour autant les décons­truire. Sa curio­si­té est telle qu’il bous­cule le ron­ron habi­tuel du maître qui fait sa leçon. Deve­nu son propre lec­teur, il n’aime guère réci­ter ce qui devient pro­blème avec le recul.

Ses ques­tions sont nos ques­tions à l’aube du savoir

Il n’y a pas de page où il ne demande : Cela a‑t-il un sens ? Et dans l’affirmative : Quel sens cela a‑t-il ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Com­ment a‑t-elle pu prendre nais­sance ? Com­ment donc avons-nous pu être ame­nés à les dis­tin­guer ? Qu’est-ce qu’un point dans l’espace ? Mais suis-je sûr que le corps P a conser­vé le même poids quand je l’ai trans­por­té du pre­mier corps au second ? Dire que la Terre tourne, cela a‑t-il un sens ? Aujourd’hui, que voyons-nous ? Pour­quoi l’affirmons-nous ? Quand le lec­teur aura consen­ti à bor­ner ses espé­rances, il se heur­te­ra à d’autres dif­fi­cul­tés. Nous cher­chons la réa­li­té, mais qu’est-ce que la réa­li­té ? Croi­ra-t-on avoir com­pris le véri­table sens de la démons­tra­tion ?Qu’est-ce que la science ? 

Poin­ca­ré fait preuve d’innocence. Comme un enfant, il découvre le monde. Ses ques­tions sont nos ques­tions à l’aube du savoir.

La fécondité intellectuelle

Les mul­tiples Pour­quoi ? du savant non-savant agitent le lan­gage. L’esprit bouillonne en ana­ly­sant sa création.

Poin­ca­ré est dia­lec­ti­cien. Vous êtes sûr de telle asser­tion ? Assu­rons-nous du contraire ! Les mathé­ma­ti­ciens savent que le pas­sage par le com­plé­men­taire est une piste. Poin­ca­ré explore celle de l’opposition. Ima­gi­nez un enfant dont les parents sont divor­cés. Il conti­nue de voir ses grands-parents, ses cou­sins et cou­sines des deux bords. Il ne se fixe pas sur la sépa­ra­tion. Il est capable de situer dans une pers­pec­tive plus large les contra­dic­tions qui peuvent le déchi­rer. Le nocif devient inof­fen­sif. Le contra­dic­toire fait place à une syn­thèse supé­rieure qui intègre tous les éléments.

Soit une équa­tion dif­fé­ren­tielle d’ordre 1 :
y’(t) = f (t, y(t)). On sait depuis Cau­chy recons­ti­tuer une courbe inté­grale en posant la condi­tion ini­tiale, y (t0) = y0.
La solu­tion existe et est unique. L’espace des phases de Poin­ca­ré visua­lise toutes les solu­tions cor­res­pon­dant aux dif­fé­rentes condi­tions ini­tiales. Houp ! Le saut intel­lec­tuel est franchi.
Le feuille­tage est loca­le­ment sans his­toire (empi­le­ment) ou sin­gu­lier (avec sin­gu­la­ri­tés). On ne voit pas com­ment le for­ma­lisme aurait joué seul sa par­ti­tion. L’intuition n’agit pas seule­ment en coulisse.

Poin­ca­ré n’a point per­du la vision holiste de l’enfant qui se défend. Un désac­cord entre deux théo­ries ? Ne vous inquié­tez pas ! Nous tenons les deux bouts de la chaîne bien que les anneaux inter­mé­diaires nous soient cachés. Peut-être les deux théo­ries expriment-elles des rap­ports vrais et la contra­dic­tion n’existe-t-elle que dans les images dont nous habillons la réalité.

Un exemple ? Les théo­ries de l’optique et de l’électricité. Les scien­ti­fiques fran­çais éprouvent un sen­ti­ment de gêne en par­cou­rant pour la pre­mière fois le livre de Max­well. La logique et la pré­ci­sion semblent bafouées. Où sont donc les hypo­thèses clai­re­ment énon­cées à par­tir des­quelles auraient dû être déduites toutes les consé­quences à com­pa­rer à l’expérience ? (Réponse.) Vous autres, Fran­çais, vous êtes trop for­ma­tés. Deux théo­ries contra­dic­toires peuvent être d’utiles ins­tru­ments de recherche pour­vu qu’on ne les mêle pas et qu’on n’y cherche pas le fond des choses. La lec­ture de Max­well aurait été moins sug­ges­tive s’il ne nous avait ouvert tant de voies nou­velles diver­gentes2.

Poin­ca­ré refuse d’être enfer­mé dans des règles res­tric­tives. Il croise le fer avec les logi­ciens qui déva­lo­risent l’intui­tion. Il faut d’abord voir le rai­son­ne­ment, puis le tra­duire en for­mules, et non inver­ser le pro­ces­sus ! Vous avez rai­son. Le tra­cé d’une courbe à la main laisse sup­po­ser qu’une courbe a tou­jours une tan­gente. Com­ment l’intuition peut-elle nous trom­per à ce point ? La conti­nui­té n’emporte pas néces­sai­re­ment la déri­va­bi­li­té. Tout n’est pas arron­di en mélo­die. Il y a des cas­sures. Les logi­ciens ont rai­son. La conti­nui­té aus­si s’exprime par un sys­tème d’inégalités por­tant sur des nombres entiers (voir les cou­pures de Dedekind).

Dans l’invention, la per­cep­tion n’est pas superflue

Mais, halte-là, ne rédui­sons pas à epsi­lon l’intuition qui n’est pas néces­sai­re­ment fon­dée sur le témoi­gnage des sens. Elle fait appel à l’imagination. Des­cartes l’a rap­pe­lé en son temps en évo­quant le chi­lio­gone (poly­gone à mille côtés). Poin­ca­ré aurait pu rele­ver qu’une ligne infi­ni­ment bri­sée peut faire l’objet d’intuition (pre­nez une fine baguette, bri­sez-la en deux en lais­sant les par­ties acco­lées, ité­rez l’opération). Non, il va droit au but : l’intuition est l’instrument de l’invention3. Qu’importent les erreurs. Il n’y a pas d’invention sans bavure. Poin­ca­ré ne plaide pas pro domo, mais nous pou­vons plai­der pour lui en nous réfé­rant à son feuille­tage du plan par des courbes ou de l’espace par des surfaces.

La reconsidération du corps

Il faut avoir la figure dans l’oeil pour ne pas s’arrêter aux solu­tions par­ti­cu­lières. Dans l’invention, la per­cep­tion n’est pas super­flue. La tête dans le ciel, Poin­ca­ré ne refoule nul­le­ment le corps dans la genèse des notions. L’espace abso­lu n’a aucun sens. Il faut le rap­por­ter à un sys­tème d’axes inva­ria­ble­ment liés à notre corps, mais il ne suf­fit pas que les objets se déplacent pour que nous les com­pre­nions. Il faut que nous-mêmes nous bou­gions : Il n’y aurait ni espace ni géo­mé­trie [sans] le rôle pré­pon­dé­rant joué par les mou­ve­ments de notre corps4.

Poincaré - Dessin de Claude Gondard (65)
Des­sin de Claude Gon­dard (65)

Sans les mou­ve­ments de l’oeil, nous ne pour­rions recon­naître que deux sen­sa­tions de qua­li­té dif­fé­rente ont quelque chose en com­mun. Nous ne pour­rions en déga­ger ce qui leur donne un carac­tère géo­mé­trique. Poin­ca­ré a vécu le début du ciné­ma. Aujourd’hui, il serait encore plus dif­fi­cile d’imaginer des films dont la concep­tion se serait pas­sée de tra­vel­lings avant, arrière, latéral.

Poin­ca­ré songe aux mou­ve­ments de conver­gence et d’accommodation des yeux qui per­mettent d’apprécier la dis­tance. Mieux, il suit l’objet de l’oeil. L’image de l’objet était au centre de sa rétine. Elle est main­te­nant for­mée au bord. Quel est le lien entre les deux images ? Le dépla­ce­ment de son oeil a pu rame­ner l’image au centre de la rétine et réta­blir la sen­sa­tion pri­mi­tive. Les verbes rame­ner et réta­blir sou­lignent com­bien les mou­ve­ments inverses importent dans la conser­va­tion de l’objet.

Poin­ca­ré se penche sur son doigt en consi­dé­rant l’ensemble des posi­tions qu’il occupe. Même ques­tion. Com­ment savoir si deux points de l’espace sont iden­tiques ou dif­fé­rents ? Je sup­pose que mon doigt touche l’objet A à l’instant α et l’objet B à l’instant β. Si mon doigt n’a pas bou­gé entre les ins­tants α et β, je sais recon­naître l’identité des deux points occu­pés par A et B. Je bouge mon doigt entre les ins­tants α et β. Grâce aux mou­ve­ments inverses qui cor­rigent le chan­ge­ment, j’en arrive à la même conclusion.

Ce qui avait été appris par l’esprit, je le revis dans ma chair

Mes sen­sa­tions du doigt, comme celles de l’oeil, sont accom­pa­gnées de sen­sa­tions mus­cu­laires qui conservent mes impres­sions. Jusqu’à pré­sent, j’avais expé­ri­men­té dans l’oeil la notion de groupe mathé­ma­tique. Main­te­nant, je la touche du doigt. L’espace visuel, l’espace tac­tile, l’espace moteur, la conscience de mon corps me font décou­vrir la puis­sance de son action. Ce qui avait été appris par l’esprit, je le revis dans ma chair unie à lui. Mon corps a le sen­ti­ment de la direc­tion de chaque mou­ve­ment. Ma propre écoute m’apprend com­ment ses mou­ve­ments se cor­rigent réci­pro­que­ment, com­ment il res­taure par des mou­ve­ments cor­ré­la­tifs l’identité d’un objet qui sem­blait perdue.

Le groupe uni­fie le corps dans toutes ses posi­tions. Je suis assis dans ma chambre, un objet est posé sur ma table, je ne bouge pas une seconde, per­sonne ne touche à l’objet. Le point A qu’occupait cet objet au début de cette seconde est-il iden­tique au point B qu’il occupe à la fin ? Pas du tout ! Du point A au point B, il y a 30 kilo­mètres car l’objet a été entraî­né dans le mou­ve­ment de la Terre5. Que dire ? Je ne puis savoir si cet objet a chan­gé de posi­tion abso­lue, mais je peux savoir si la posi­tion rela­tive de cet objet par rap­port à mon corps est res­tée la même. Je me lève. Je me tourne vers la gauche de 90°, puis à nou­veau de 90°. Je regarde der­rière. Je conti­nue de tour­ner vers la gauche de 180°. Miracle ! je me retrouve en posi­tion d’avant, le même objet devant !

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1. Jean-Paul Auf­fray, Ein­stein et Poin­ca­ré. Sur les traces de la rela­ti­vi­té, Le Pom­mier, Paris, 1999, p. 38.
2. La science et l’hypothèse, p. 175 et 219.
3. La valeur de la science, p. 30 et 33.
4. Ibid., p. 68–73.
5. Ibid., p. 70, 80 et 66 ; La science et l’hypothèse, p. 81.

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