Réformer l’école : pourquoi ? comment ?

Dossier : De l'écoleMagazine N°613 Mars 2006
Par Claude THELOT (65)

De tout temps, il y a eu des échecs sco­laires, des jeunes qui ne réus­sis­saient pas à l’é­cole, que l’é­cole ne par­ve­nait pas à faire réus­sir. Et même, l’am­pleur de ces échecs était plus grande autre­fois qu’au­jourd’­hui. La ques­tion de l’é­chec sco­laire n’est donc pas nou­velle. Ce qui est nou­veau, c’est l’ab­so­lue néces­si­té de le réduire dras­ti­que­ment, voire de l’é­li­mi­ner. Car l’é­chec sco­laire, moins ample qu’il y a quelques décen­nies, est plus grave, et pour le jeune qui en est vic­time et pour toute la socié­té, son fonc­tion­ne­ment et sa cohésion.

Ses consé­quences sont en effet beau­coup plus lourdes aujourd’­hui (et le seront dans le futur), car l’in­ser­tion éco­no­mique et sociale, la capa­ci­té à réus­sir sa vie dépendent beau­coup plus qu’il y a trente ans de la réus­site sco­laire. Le chô­mage, par exemple, non seule­ment est plus fort chez les peu qua­li­fiés, mais ce han­di­cap s’est accru depuis le milieu des années soixante-dix.

Être peu qua­li­fié est un obs­tacle désor­mais qua­si insur­mon­table pour trou­ver sa place dans notre éco­no­mie, dans notre socié­té. C’est la rai­son pour laquelle la Com­mis­sion du débat natio­nal sur l’é­cole, que j’ai eu l’hon­neur de pré­si­der, a axé son rap­port sur la réus­site de tous les élèves1.

Il faut alors réfor­mer l’é­cole, et c’est urgent, car il faut, et c’est urgent, que chaque élève désor­mais réus­sisse. Que l’é­cole fasse vrai­ment réus­sir tous les élèves. Dans cette phrase qui trace l’ob­jec­tif de la réforme, ce sont les mots faire (le faire et ne pas se conten­ter de le dire), vrai­ment (le faire vrai­ment, en s’or­ga­ni­sant pour), tous (et notam­ment les élèves qui ont du mal à réus­sir), enfin réus­sir, qui sont essen­tiels. Que veut, en par­ti­cu­lier, dire réus­sir ? Nous avons consi­dé­ré qu’il fal­lait pen­ser la réus­site édu­ca­tive comme un mélange bien dosé de deux exigences :

• d’a­bord four­nir à cha­cun au cours de la sco­la­ri­té obli­ga­toire le bagage néces­saire à la pour­suite de ses études et, au-delà, à la réus­site de sa vie. C’est ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler la pro­blé­ma­tique du socle, et que le pré­sent dos­sier illustre abon­dam­ment. Il faut faire en sorte que tous les élèves maî­trisent ce socle, c’est-à-dire que la pro­blé­ma­tique du socle ne peut se réduire à des ques­tions de défi­ni­tion de ce qu’il contient, mais doit défi­nir et appli­quer les mesures et poli­tiques néces­saires à cette maî­trise uni­ver­selle. Le socle ne sau­rait être consti­tué à par­tir des dis­ci­plines ; il doit conte­nir les connais­sances, mais aus­si (et sur­tout) les com­pé­tences et les règles de com­por­te­ment sans les­quelles le futur adulte (future per­sonne, futur tra­vailleur, futur citoyen) échoue­ra dans sa vie ;

• ensuite, dès lors que le socle est maî­tri­sé et même en paral­lèle avec cette maî­trise, offrir aux élèves une varié­té plus grande, en diver­si­fiant et typant davan­tage les filières et les options pour s’a­dap­ter plus à leurs sou­haits et leurs talents et, par là, favo­ri­ser leur propre inves­tis­se­ment dans leur réus­site : la réus­site sco­laire dépend en effet – je m’ex­cuse de rap­pe­ler ce truisme – de l’ef­fort et du tra­vail indi­vi­duels, les­quels seront d’au­tant plus four­nis par le jeune qu’on lui pro­po­se­ra, au-delà et en plus du socle, ce qu’il a envie d’ap­prendre : on ne fait guère boire un âne qui n’a pas soif.

Un sys­tème édu­ca­tif qui fonc­tionne pour, à la fois, faire maî­tri­ser un socle com­mun à tous et pro­po­ser des cur­sus plus diver­si­fiés et conformes aux sou­haits de cha­cun, tel est l’ob­jec­tif, l’en­jeu cen­tral de la réforme. La part gran­dis­sante de l’é­cole dans l’é­du­ca­tion et la socia­li­sa­tion de la jeu­nesse, la néces­si­té crois­sante d’être for­mé et qua­li­fié pour trou­ver sa place dans une socié­té démo­cra­tique de la connais­sance font, je crois, de la réforme édu­ca­tive le prin­ci­pal chan­tier à entre­prendre dans notre pays.

Comment conduire cette réforme ?

En 2003–2004 ont été réa­li­sés, sur l’i­ni­tia­tive du pré­sident de la Répu­blique, un grand débat natio­nal, des­ti­né à faire s’ex­pri­mer tout le pays (et pas seule­ment les experts ou les poli­tiques) sur les lignes sou­hai­tables de notre sys­tème édu­ca­tif, puis une syn­thèse de ces sou­haits en une pro­po­si­tion construite de poli­tique, enfin une loi d’o­rien­ta­tion et de pro­gramme qui a rete­nu quelques aspects de cette syn­thèse. Tout ce pro­ces­sus, très ori­gi­nal, avec ses réus­sites et ses échecs, est désor­mais der­rière nous, et il est inutile d’y reve­nir2. La loi, avec ses insuf­fi­sances, trace un cadre. Mais il faut rap­pe­ler que la réforme de l’é­cole n’est pas exclu­si­ve­ment, n’est même pas d’a­bord d’ordre légis­la­tif. Elle réside au pre­mier chef dans l’ac­tion quo­ti­dienne et opi­niâtre, qu’il faut axer beau­coup plus sur les pra­tiques édu­ca­tives que sur les structures.

Le sys­tème édu­ca­tif est, en effet, pour l’es­sen­tiel, une » orga­ni­sa­tion de main-d’œuvre « , c’est-à-dire que son coût, son fonc­tion­ne­ment et sa réus­site sont en majeure par­tie dépen­dants des hommes et des femmes qui y tra­vaillent, pro­fes­seurs et chefs d’é­ta­blis­se­ment en par­ti­cu­lier : c’est d’a­bord de leurs pra­tiques édu­ca­tives que résulte la capa­ci­té à faire réus­sir ou non tel groupe d’é­lèves, ou tel élève pris iso­lé­ment. Et il faut savoir qu’en ce moment même, du fait du baby-boom de l’a­près Seconde Guerre mon­diale, presque la moi­tié des ensei­gnants et les deux tiers des chefs d’é­ta­blis­se­ment et des ins­pec­teurs sont en train de par­tir en retraite (d’i­ci 2013). C’est une occa­sion unique qu’il est urgent de sai­sir – en espé­rant qu’il ne soit pas déjà trop tard -, pour davan­tage orien­ter les per­sonnes qui vont rem­pla­cer leurs aînés vers la réus­site de tous les élèves.

Comment réformer ?

La pre­mière réponse est alors simple à énon­cer sur le papier compte tenu de ces pré­li­mi­naires : il faut bâtir une grande poli­tique de la res­source édu­ca­tive, toute aiman­tée, si je puis dire, par la réus­site de tous les élèves : métier, recru­te­ment, for­ma­tion, éva­lua­tion, car­rière, tels sont les sujets capi­taux à réfor­mer de façon prio­ri­taire. Sujets connus depuis long­temps, sur les­quels existent nombre de rap­ports, dont les pré­co­ni­sa­tions ne sont d’ailleurs pas tou­jours conver­gentes, ce qui implique de faire de vrais choix poli­tiques. Le cri­tère prin­ci­pal de la déci­sion doit être, je le répète, de rete­nir en ces matières les dis­po­si­tions qui se tra­dui­ront le plus (en pro­ba­bi­li­té ou en ampleur) par la réus­site de tous les élèves : réfor­mer le métier, les res­pon­sa­bi­li­tés, la for­ma­tion (ini­tiale et conti­nue), l’é­va­lua­tion, la car­rière des ensei­gnants et des chefs d’é­ta­blis­se­ment, de sorte que leur capa­ci­té à faire pro­gres­ser les élèves, et notam­ment ceux qui sont en dif­fi­cul­té, soit accrue.

Don­nons un seul exemple : les pra­tiques péda­go­giques doivent, plus qu’ac­tuel­le­ment, être tour­nées vers cette réus­site de tous ; cela signi­fie d’une part des pra­tiques qui se sou­cient beau­coup plus d’ac­com­pa­gner réel­le­ment et effi­ca­ce­ment les élèves, plu­tôt que de trans­mettre sim­ple­ment des savoirs. Non que ces deux objec­tifs soient anti­no­miques, bien enten­du ; mais ils ne s’i­den­ti­fient pas : suivre, éva­luer, aider les élèves doit être au cœur du nou­veau métier d’en­sei­gnant – donc de sa for­ma­tion et de son éva­lua­tion nouvelles.

Cette orien­ta­tion géné­rale des pra­tiques péda­go­giques vers l’ac­com­pa­gne­ment et la réus­site de tous doit d’autre part se dou­bler d’une cer­taine per­son­na­li­sa­tion : tous les élèves ne pro­gressent pas, ne com­prennent pas de façon iden­tique, ni au même rythme, ni de la même façon, ni sur les mêmes sup­ports, ni à par­tir de la même curio­si­té, etc. D’où une atten­tion qua­si indi­vi­duelle, une capa­ci­té à diver­si­fier ses façons d’ex­pli­quer, de suivre, d’ai­der, qui consti­tue pro­pre­ment le cœur du métier : l’en­sei­gnant doit deve­nir un pro­fes­sion­nel, ou un spé­cia­liste de la réus­site de tous les élèves3. Cette seule exi­gence a d’im­menses consé­quences. Et c’est pré­ci­sé­ment l’ob­jet de cette poli­tique de la res­source édu­ca­tive que de les tirer.

Le second axe de la réforme part de l’i­dée élé­men­taire qu’il est dif­fi­cile, dans les éta­blis­se­ments et dans les classes, de faire réus­sir tous les élèves, plus exac­te­ment que c’est dif­fé­rem­ment dif­fi­cile. Même si l’on forme, recrute, éva­lue et aide autre­ment les ensei­gnants et les chefs d’é­ta­blis­se­ment, pour qu’ils tra­vaillent autre­ment, les situa­tions, les pos­si­bi­li­tés, les dif­fi­cul­tés ou faci­li­tés de faire pro­gres­ser les élèves sont extrê­me­ment variables selon les élèves, et donc selon les éta­blis­se­ments, écoles pri­maires, col­lèges et lycées.

D’où le second axe cen­tral de la réforme : il faut davan­tage qu’au­jourd’­hui diver­si­fier les éta­blis­se­ments sco­laires, et le faire de façon maî­tri­sée, ceci valant entre autres en termes de moyens édu­ca­tifs, quan­ti­ta­tifs et qua­li­ta­tifs, entre éta­blis­se­ments. De façon maî­tri­sée, cela signi­fie en sachant ce que l’on fait et pour­quoi on le fait – ce qui implique d’é­va­luer les éta­blis­se­ments, leur envi­ron­ne­ment, leur fonc­tion­ne­ment, leurs résul­tats, de don­ner plus de marges de manœuvre aux chefs d’é­ta­blis­se­ment et aux pro­fes­seurs, avec pour contre­par­tie de bien éva­luer les résul­tats de ces ini­tia­tives accrues et d’en tirer les consé­quences, enfin de beau­coup diver­si­fier les moyens : postes et pro­fils d’en­sei­gnants, de non-ensei­gnants, res­sources édu­ca­tives, finan­cières, etc., doivent dif­fé­rer d’un éta­blis­se­ment à l’autre.

Le rela­tif échec, depuis vingt ans, de notre poli­tique de zones d’é­du­ca­tion prio­ri­taire vient en grande par­tie d’une insuf­fi­sante diver­si­fi­ca­tion à leur pro­fit : il est vrai, pour s’en tenir à ce seul cri­tère, que plus de postes d’en­sei­gnants ont été implan­tés dans les écoles pri­maires et les col­lèges de ZEP qu’ailleurs, mais assez peu puis­qu’en moyenne, en col­lège par exemple, il y a 22 élèves en moyenne par classe dans ceux qui sont en ZEP, alors qu’il y en a 24 dans ceux qui sont ailleurs. Deux élèves d’é­cart en moyenne, c’est sub­stan­tiel (et d’ailleurs dif­fi­cile à réa­li­ser pour le cadre édu­ca­tif qui le décide), mais on com­prend que cela n’ait pas eu beau­coup d’effet.

Au-delà du cas des ZEP, il faut pré­ci­sé­ment pro­fi­ter des départs en retraite pour » recon­fi­gu­rer » le sys­tème : faire beau­coup plus que rem­pla­cer les départs ici, et ne pas les rem­pla­cer tous là. Des classes dans des envi­ron­ne­ments cultu­rels et sociaux très dif­fi­ciles doivent avoir, par exemple, de cinq à dix élèves ; dans les envi­ron­ne­ments favo­ri­sés, elles peuvent au contraire conte­nir plus d’é­lèves qu’ac­tuel­le­ment, sans dom­mage pour les pro­grès et appren­tis­sages des élèves. Cette diver­si­fi­ca­tion maî­tri­sée ne doit pas être que quan­ti­ta­tive. Ain­si, par exemple, en début de car­rière, seuls des ensei­gnants volon­taires doivent être affec­tés dans des éta­blis­se­ments dif­fi­ciles (il faut les y avoir pré­pa­rés à l’IUFM, et davan­tage en tenir compte dans leurs rému­né­ra­tions et la pour­suite de leur car­rière qu’ac­tuel­le­ment) : ceci, qui est pro­cla­mé depuis vingt ans, je crois qu’il faut enfin le faire.

Abbré­via­tions
CEG : Col­lège d’en­sei­gne­ment général
CES : Col­lège d’en­sei­gne­ment secondaire
CNP : Conseil natio­nal des programmes
CPGE : Classes pré­pa­ra­toires aux grandes écoles
DEP : Direc­tion de l’é­va­lua­tion et de la prospective
EPLE : Éta­blis­se­ment public local d’enseignement
HCEE : Haut Conseil de l’é­va­lua­tion de l’école
IEN : Ins­pec­teur de l’É­du­ca­tion nationale
IPES : Indi­ca­teur des per­for­mances des éta­blis­se­ments scolaires
IUFM : Ins­ti­tut uni­ver­si­taire de for­ma­tion des maîtres
LOLF : Loi orga­nique sur les lois de finances
PEGC : Pro­fes­seur d’en­sei­gne­ment géné­ral de collège
PIRLS : Pro­gress in Inter­na­tio­nal Rea­ding Lite­ra­cy Study
PISA : Pro­gramme inter­na­tio­nal pour le sui­vi des acquis
SVT : Science et vie de la Terre
ZEP : Zone d’é­du­ca­tion prioritaire

Cette diver­si­fi­ca­tion doit être maî­tri­sée, ai-je écrit à plu­sieurs reprises, car elle ne sau­rait se tra­duire par des inéga­li­tés crois­santes, sans être jus­ti­fiées, entre éta­blis­se­ments. C’est à viser à rendre ces der­niers plus effi­caces, à tendre vers l’é­ga­li­té de la qua­li­té de l’offre sco­laire, qu’elle doit au contraire concou­rir. On peut alors, pour com­plé­ter ces quelques lignes, citer, sans l’ap­pro­fon­dir, une condi­tion essen­tielle pour que cette maî­trise soit effec­tive et orien­tée vers l’é­ga­li­té de l’offre : cela sup­pose que soit redé­fi­nie, déve­lop­pée, enri­chie la fonc­tion de » cadre supé­rieur édu­ca­tif ter­ri­to­rial « . Les ins­pec­teurs, les cadres admi­nis­tra­tifs et de ges­tion (avec les chefs d’é­ta­blis­se­ment eux-mêmes) seraient, dans cette pers­pec­tive et après réno­va­tion de leurs mis­sions, de leur for­ma­tion, de leur recru­te­ment, de leurs moyens, les prin­ci­paux ani­ma­teurs et garants de la maî­trise de cette diver­si­fi­ca­tion, l’é­va­lue­raient, et seraient éva­lués notam­ment sur elle.

Pra­tiques édu­ca­tives orien­tées vers la réus­site, diver­si­fi­ca­tion maî­tri­sée du sys­tème, tels sont, je crois, les deux axes prin­ci­paux de la réforme : c’est à eux qu’elle doit s’at­ta­cher, c’est par eux qu’elle doit commencer.

Réforme de longue haleine, et qui sup­pose téna­ci­té et cou­rage. Mais rien n’est sans doute plus urgent, ni plus néces­saire (et pos­sible) que de faire vrai­ment réus­sir tous les élèves : au-delà d’un mot d’ordre ou d’un slo­gan facile, ce devrait être une obses­sion de l’ac­tion. À vrai dire, ce devrait consti­tuer un enga­ge­ment de la Nation à l’é­gard de sa jeunesse.

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1. Cf. Pour la réus­site de tous les élèves, rap­port remis au Pre­mier ministre le 12 octobre 2004, coédi­tion La Docu­men­ta­tion fran­çaise et le SCEREN-CNDP.
2. Les docu­ments et publi­ca­tions qui le décrivent sont acces­sibles sous plu­sieurs formes : d’a­bord en consul­tant le site Inter­net dédié à ce pro­ces­sus www.debatnational.education.fr, puis en se pro­cu­rant les ouvrages qui en sont résul­tés : Les Fran­çais et leur École. Le miroir du débat, Dunod, avril 2004, le rap­port de la Com­mis­sion, cité dans la note pré­cé­dente, et la loi elle-même du 25 avril 2005. J’ai par ailleurs rela­té tout ce pro­ces­sus – débat, rap­port et loi – dans un livre récent : Débattre pour réfor­mer. L’exemple de l’É­cole, Dunod, 2005.
3. Bien sûr, de nom­breux ensei­gnants font déjà cela, et bien. D’autre part, un article de loi le pres­crit (article L.912–1 du code de l’é­du­ca­tion). Mais tout cela ne suf­fit pas, ne suf­fit plus. Il faut que ce soit réel­le­ment la pra­tique de tous les ensei­gnants, et qu’elle soit sur­tout mise au ser­vice des élèves en difficulté.

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