Quelques remarques sur la concurrence

Dossier : Le Sursaut, 2e partieMagazine N°621 Janvier 2007
Par Jean-Daniel Le FRANC (53)

« L’in­dus­triel qui se plaint de la concurrence
est un enfant qui se plaint de son maître.
Il lui reproche de le punir ; il ne mesure pas
les pro­grès qu’il lui doit. »

Auguste Detoeuf (37)
Pro­pos de O. L. Baren­ton confiseur

Le sur­saut de notre pays dépend autant du moral et aus­si de la morale que du dyna­misme de cha­cun d’entre nous. Or accroître l’es­prit d’en­tre­prise – avoir envie de faire, d’a­gir, de créer et pas seule­ment d’en par­ler – c’est en même temps accep­ter et même culti­ver la concurrence

La concur­rence est en effet l’un des moteurs les plus puis­sants de nos éco­no­mies et plus lar­ge­ment de nos sociétés

Pour l’es­sen­tiel, elle est à l’o­ri­gine de la crois­sance et de la créa­tion d’emplois. C’est elle qui contri­bue à éle­ver le pou­voir d’a­chat et le bien-être maté­riel de nos contemporains

En quelque sorte, la concur­rence est la source même des mou­ve­ments de nos socié­tés. Elle en est pour ain­si dire le res­sort. C’est elle qui main­tient sous ten­sion les hommes et les orga­ni­sa­tions col­lec­tives, c’est elle qui pro­voque les évo­lu­tions, les chan­ge­ments et fina­le­ment les progrès.

C’est aus­si cette com­pé­ti­tion qui oblige à l’ef­fort – pas celui des autres, pas celui des ath­lètes qu’on regarde à la télé­vi­sion, le nôtre – effort qui, il est vrai, engendre le stress. La concur­rence contraint les orga­ni­sa­tions à s’a­dap­ter et impose le chan­ge­ment. Or chan­ger, c’est sou­vent souf­frir. D’où par­fois les drames vécus par ceux qui en subissent les effets. Dif­fi­cul­tés d’au­tant plus dif­fi­ciles à accep­ter que leur ori­gine se situe au bout du monde !

Dès lors on com­prend bien que cha­cun cherche les moyens de s’af­fran­chir du joug de cette concur­rence ou au moins d’en atté­nuer les effets. Les sala­riés défendent dans toute la mesure du pos­sible la sécu­ri­té de l’emploi et les avan­tages acquis comme autant de bou­cliers contre les changements.

Les entre­pre­neurs naguère n’é­taient pas tous hos­tiles au contrôle des prix qui pro­té­geait les moins bons et garan­tis­sait une rente aux meilleurs. Aujourd’­hui encore, dès lors que déferle une concur­rence loin­taine, cepen­dant annon­cée de longue date par des trai­tés connus, il ne manque pas de voix pour récla­mer, qui l’aide de l’É­tat, qui le report de ces échéances. Les Pou­voirs publics eux-mêmes ne donnent guère le bon exemple, ni dans la ges­tion des per­son­nels où la com­pé­ti­tion entre les agents n’est intro­duite sou­vent qu’à dose homéo­pa­thique, ni dans le main­tien désuet de cer­tains modes de fonc­tion­ne­ment, ni dans des poli­tiques de sub­ven­tions aux entre­prises ou (pire encore) aux « sec­teurs », jus­te­ment mis en dif­fi­cul­té par la concur­rence. Autant pré­tendre regon­fler un pneu crevé !

Alors pour­quoi ? Com­ment ne pas voir que le refus de la com­pé­ti­tion nous conduit au dépé­ris­se­ment ? C’est peut-être parce que dans notre pays plus encore qu’ailleurs, l’a­na­lyse ration­nelle, sou­ve­raine et auto­cen­trée explique que la concur­rence, c’est d’a­bord le gâchis…

En effet, que d’ef­forts dis­per­sés entre trop d’ac­teurs, que de dépenses inutiles puis­qu’elles dou­blonnent ! N’est-il pas dérai­son­nable de finan­cer deux centres de recherches qui tra­vaillent sur les mêmes sujets ? Et que pen­ser alors des dépenses de com­mu­ni­ca­tion, de ces frais de publi­ci­té qui vantent des pro­duits très voi­sins, fabri­qués dans des usines dis­per­sées for­cé­ment moins effi­caces qu’une seule uni­té plus impor­tante trai­tant des séries bien plus longues ?

Lorsque deux entre­prises décident de fusion­ner, leurs banques conseils s’in­gé­nient à cal­cu­ler les syner­gies déga­gées par ce rap­pro­che­ment et les éco­no­mies qui en résulteront.

Celles-ci mul­ti­pliées par des coef­fi­cients appro­priés et actua­li­sées sur un ave­nir pré­vi­sible offrent aux action­naires des deux socié­tés de bonnes rai­sons d’es­pé­rer la mon­tée du cours de l’ac­tion, ce qui les incite alors à expri­mer un vote favo­rable lors de l’As­sem­blée géné­rale qui décide la fusion

Pour uti­li­ser un lan­gage contem­po­rain, n’est-ce pas la preuve que la concur­rence détruit de la valeur ? Il convient donc de l’é­li­mi­ner, cette concur­rence d’où nous viennent tant de maux ou pour les moins radi­caux, d’en limi­ter au moins ses effets les plus nocifs et donc de l’en­ca­drer étroi­te­ment. Et pour le faire cer­tains expliquent que la solu­tion est à por­tée de main ; car pour autant que le choix poli­tique soit fait, il s’a­gi­rait d’une simple ques­tion d’or­ga­ni­sa­tion sociale.

Ce qui pré­cède pour­ra sem­bler cari­ca­tu­ral. Cepen­dant, même si leur expres­sion en est plus nuan­cée, même si la forme en est plus sub­tile avec des argu­ments par­fois insi­dieux, nombre de prises de posi­tion, de dis­cours des auto­ri­tés consti­tuées, de réflexes, d’at­ti­tudes, et, ce qui est plus grave, de déci­sions sont en réa­li­té sous-ten­dus par des convic­tions anticoncurrentielles.

Alors ! Com­ment appor­ter la convic­tion inverse ? Ce sera peut-être en sor­tant de nous-même. En obser­vant le monde et en regar­dant com­ment agissent nos voisins.

Or que nous disent ces observations ?

Que les nations (ou les empires) qui ont vou­lu tuer la concur­rence se sont, en fait, tiré dans le pied. Aujourd’­hui presque toutes ont aban­don­né leurs règles anciennes : cen­tra­li­sa­tion des déci­sions éco­no­miques, éco­no­mie pla­ni­fiée, entre­prises appar­te­nant à l’É­tat, etc., pour les rem­pla­cer par le règne – par­fois anar­chique – de la concur­rence. Les rares pays qui n’ont pas opé­ré cette révi­sion condamnent leur popu­la­tion au sous-déve­lop­pe­ment voire à la misère. Cer­tains gou­ver­ne­ments qui ont opté pour un libé­ra­lisme éco­no­mique plus ou moins tem­pé­ré n’ont pas pour autant accor­dé à leurs citoyens les liber­tés démo­cra­tiques, poli­tiques, reli­gieuses, syn­di­cales, qui carac­té­risent les démo­cra­ties les plus avancées.

L’exemple de la Chine qui semble conci­lier, au moins dans cer­taines de ses pro­vinces, un capi­ta­lisme osten­ta­toire avec un régime poli­tique auto­ri­taire, est, de ce point de vue, sin­gu­lier. L’a­ve­nir dira si la liber­té peut être décou­pée, si on peut atteindre un niveau de vie éle­vé des habi­tants tout en étouf­fant la contes­ta­tion et en étran­glant toute oppo­si­tion, et enfin qui tue­ra l’autre : les dis­si­dents ou la croissance ?

À l’é­chelle du conti­nent chi­nois la ques­tion est d’im­por­tance. Jus­qu’a­lors la dic­ta­ture des idées entraî­nait la riva­li­té de fac­tions s’ap­pro­priant un pou­voir poli­tique qui deve­nait rapi­de­ment poli­cier en même temps que dimi­nuait le niveau de vie du plus grand nombre. En sera-t-il de même demain ?

En sens inverse, le pays qui crée le plus d’emplois, celui dont le niveau de vie comme la crois­sance de son éco­no­mie sont supé­rieurs aux nôtres est aus­si celui qui est encore pour beau­coup la terre de la liber­té. Liber­té pour les mino­ri­tés oppri­mées et pour les dis­si­dents qui s’é­chappent de leurs pays mais aus­si pour les artistes et les entre­pre­neurs qui y res­pirent un air de liber­té pro­pice à la créa­tion. Beau­coup fuient les « démo­cra­ties popu­laires » qui ne sont ni l’une ni l’autre ; les États-Unis d’A­mé­rique res­tent encore pour beau­coup un rêve et une espérance.

Et d’ailleurs, pour ce qui est de l’é­co­no­mie, l’Eu­rope suit l’A­mé­rique comme l’Eu­ros­toxx 50 attend le Dow Jones. Notre conti­nent, social-démo­crate, subit des taux de chô­mage encore trop éle­vés en dépit d’une crois­sance réelle qui est cepen­dant der­rière celles de l’A­mé­rique et de l’A­sie. La France a évi­dem­ment éla­bo­ré le modèle le plus intel­li­gent ! Saluons cette social-démo­cra­tie des Lumières. Cepen­dant, loin de recon­naître les ver­tus par­ti­cu­lières de ce sys­tème social dont nous sommes fiers, le clas­se­ment euro­péen nous assigne des places assez médiocres. C’est peut-être parce que chez nous la concur­rence est trop enca­drée, sou­vent au nom de l’égalité.

Bref, il appa­raît que les per­for­mances éco­no­miques sont meilleures là où la concur­rence est plus active. On est alors ten­té de conclure qu’une des urgences pour notre pays est bien d’aug­men­ter le niveau de la concur­rence par­tout où cela est pos­sible et bien sûr d’en convaincre l’opinion.

Comment ? Suggérons deux pistes, parmi bien d’autres

Il faut encou­ra­ger l’ac­tion des ins­ti­tu­tions – anti­trusts et concen­tra­tions – qui œuvrent à Bruxelles et dans cha­cun de nos pays. Il faut les sou­te­nir et les aider à prendre les déci­sions qu’im­posent l’é­tat des mar­chés aujourd’­hui et demain, l’é­vo­lu­tion plus ou moins rapide des tech­no­lo­gies sui­vant les métiers et la géo­gra­phie de la concur­rence. Beau­coup pensent que la rigueur et l’ef­fi­ca­ci­té de l’or­ga­ni­sa­tion amé­ri­caine dans ce domaine – les lois anti­trusts – sont pour beau­coup dans les réus­sites indus­trielles de ce pays. Dans ce cadre, il est impor­tant de lut­ter autant que pos­sible, contre les mono­poles injus­ti­fiés car on a sou­vent obser­vé qu’ils engendrent des coûts exces­sifs et une faible pro­duc­ti­vi­té. En l’ab­sence de concur­rence en effet, des corps sociaux, sûrs de leurs inébran­lables sta­tuts, dérivent vers la maxi­mi­sa­tion du bien-être de leurs membres au détri­ment de la qua­li­té et du prix des ser­vices ren­dus à leurs clients. D’autre part les éco­no­mistes nous disent qu’au­jourd’­hui les poli­tiques de la demande des­ti­nées à sti­mu­ler la consom­ma­tion, donc la crois­sance, donc l’emploi, ne fonc­tionnent plus. C’est l’offre qu’il faut amé­lio­rer et cela passe par une agi­li­té accrue des entre­prises qui sont obli­gées de « répondre » plus vite. Or cette néces­saire réac­ti­vi­té, on sait com­bien elle est dif­fi­cile à obte­nir dans les grands orga­nismes, notam­ment publics, béné­fi­ciant d’un monopole.

La deuxième piste part de l’ob­ser­va­tion sui­vante. Les inter­ven­tions de l’É­tat dans le domaine éco­no­mique ont par­fois pour effet de limi­ter la concur­rence, par exemple en « l’or­ga­ni­sant » ou d’en limi­ter les effets, par exemple en retar­dant les ajus­te­ments qu’im­posent ses évo­lu­tions. Le plus sou­vent ces inter­ven­tions sont récla­mées avec force par les corps consti­tués : les élus, les syn­di­cats, les per­son­nels, les entre­pre­neurs… Et l’É­tat, embar­ras­sé dans des contraintes contra­dic­toires, a bien du mal à refu­ser de répondre à ces demandes. Lorsque l’É­tat enfin se résout à ces­ser de sub­ven­tion­ner des acti­vi­tés constam­ment défi­ci­taires, c’est bien sou­vent parce que Bruxelles l’exige. C’est alors en invo­quant cet ali­bi, que les auto­ri­tés s’ex­cusent de le faire.

L’É­tat doit concen­trer son action et jouer plei­ne­ment le rôle irrem­pla­çable qui est le sien : l’or­ga­ni­sa­tion, le pilo­tage et le contrôle d’un envi­ron­ne­ment concur­ren­tiel sain et dyna­mique. Il n’est pas sou­hai­table qu’il s’en­gage lui-même ponc­tuel­le­ment dans le jeu des entre­prises, car lors­qu’il le fait, il n’est pas rare qu’il fausse l’exer­cice de la concur­rence. En ce sens, la vente au sec­teur pri­vé des actions déte­nues par l’É­tat doit être pour­sui­vie et, dans ce domaine, la Com­mis­sion des par­ti­ci­pa­tions et des trans­ferts – ex-Com­mis­sion de la pri­va­ti­sa­tion – joue un rôle qu’il faut sou­li­gner. Auto­ri­té admi­nis­tra­tive indé­pen­dante, créée il y a vingt ans par la loi du 6 août 1986 elle inter­vient lors des ces­sions par­tielle ou totale des par­ti­ci­pa­tions publiques. Elle veille à ce que les prix soient conformes à la valeur de l’en­tre­prise et elle s’as­sure que les pro­cé­dures sui­vies pour ces opé­ra­tions le sont de manière trans­pa­rente et que le choix des ache­teurs par l’É­tat ne résulte d’au­cun pri­vi­lège. Si les pri­va­ti­sa­tions ont sus­ci­té jadis beau­coup d’é­mo­tions et de polé­miques, il en va tout autre­ment aujourd’hui.

Désor­mais les déci­sions poli­tiques, sauf cas par­ti­cu­liers, sus­citent moins de débats pas­sion­nés dans la mesure où elles appa­raissent dic­tées par l’in­té­rêt même des entre­prises en cause qui ne peuvent plus comp­ter sur les finances publiques pour assu­rer leur déve­lop­pe­ment et leurs inves­tis­se­ments. Ajou­tons que les inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels, les sala­riés de l’en­tre­prise comme le public ont été nom­breux à ache­ter ces actions mises en vente. On peut pen­ser que la Com­mis­sion a contri­bué, par le sérieux de ses ana­lyses et de ses avis qui sont publiés et par l’in­dé­pen­dance qu’elle a su mon­trer, à démi­ner le sujet. On pour­rait citer d’autres exemples illus­trant le même pro­pos : en pre­mier lieu le Conseil de la concur­rence, mais aus­si l’Au­to­ri­té des mar­chés finan­ciers, l’Au­to­ri­té de régu­la­tion des com­mu­ni­ca­tions et des postes, la Com­mis­sion de l’élec­tri­ci­té et bien d’autres aux­quels de nom­breux cama­rades sont éga­le­ment asso­ciés. Ain­si s’é­ta­blissent pro­gres­si­ve­ment de nou­veaux modes de gou­ver­nance là où se rejoignent et par­fois s’in­ter­pé­nètrent les zones d’in­fluence des sec­teurs publics et privés.

C’est une chance pour que les règles de la concur­rence soient mieux dis­cu­tées, mieux com­prises et plus lar­ge­ment appli­quées, et c’est une chance pour notre pays.

Poster un commentaire