thermostat Nest Labs

Protéger les actifs immatériels dans un monde ouvert

Dossier : Open innovationMagazine N°722 Février 2017
Par Pierre OLLIVIER (78)
Par Vincent LORPHELIN

Toutes les manières de gérer les bre­vets, soit en mono­pole d’u­ti­li­sa­tion, soit de manière ouverte pour récu­pé­rer ulté­rieu­re­ment les béné­fices de leur uti­li­sa­tion. Par­mi les exemples d’ac­tifs imma­té­riels mécon­nus, Google qui rachète hors de prix une socié­té de ther­mo­stats connec­tés pour récu­pé­rer les don­nées d’u­ti­li­sa­tion sur de vastes ter­ri­toires aux États Unis. 

IBM est le pre­mier dépo­sant mon­dial mais donne des bre­vets à la com­mu­nau­té Linux. Google est le 8e dépo­sant mon­dial mais spon­so­rise le logi­ciel libre Android. 

Tes­la est le lea­der de la voi­ture élec­trique mais ouvre sa pro­prié­té intel­lec­tuelle à ses concur­rents. La légi­ti­mi­té même des bre­vets semble divi­ser les acteurs éco­no­miques en deux camps oppo­sés, dont la guerre Apple/Samsung fut récem­ment l’emblème.

REPÈRES

L’innovation se trouve aujourd’hui jouer un rôle particulier en se trouvant à la croisée de trois grands mouvements de fond de la société humaine : la numérisation qui rend tout concept malléable et utilisable immédiatement ; la connexion qui réduit tout l’espace-temps à une unique interface homme-machine ; enfin, le désir important de transformer le monde porté par la force des idéaux environnementaux et sociaux.

MONOPOLE CONTRE OUVERTURE

Du côté d’Apple, les défen­seurs du bre­vet veulent pro­té­ger leurs tech­no­lo­gies par des mono­poles d’utilisation. Ne se coupent-ils pas de la dyna­mique ouverte de par­tage, créa­trice de richesse ? 

“ La notion même de l’existence des brevets semble aujourd’hui diviser les acteurs économiques ”

Du côté de Sam­sung les tenants du par­tage libre et gra­tuit voient le bre­vet comme une entrave à l’économie collaborative. 

Ne risquent-ils pas de perdre leur savoir-faire et leur iden­ti­té ? Dans la com­pé­ti­tion numé­rique où les gagnants sont les pre­miers entrants (first takes it all), le bre­vet est-il un atout ou est-il au contraire deve­nu obso­lète pour les trans­ferts de technologie ? 

LES LEVIERS STRATÉGIQUES D’UN TRANSFERT TECHNOLOGIQUE RÉUSSI

Trois exemples peuvent éclai­rer notre réflexion. En 2014, Google rachète la socié­té Nest Labs, fabri­cant de ther­mo­stats connec­tés, pour 3,2 Mds USD. Cette tran­sac­tion valo­rise la start-up à 30 fois son chiffre d’affaires, ce qui est inex­pli­cable par une approche comp­table traditionnelle. 

À taille simi­laire, le fran­çais Withings, pion­nier des objets connec­tés, est en effet quinze fois moins valo­ri­sé, lors de son acqui­si­tion par Nokia en 2016. Nest Labs a ins­tal­lé des mil­liers de ther­mo­stats sur une large sur­face géo­gra­phique. Cela lui per­met de col­lec­ter mas­si­ve­ment de nom­breuses don­nées sur la mai­son connectée. 

Les cap­teurs de tem­pé­ra­ture ren­seignent les pro­fils de consom­ma­tion d’énergie des habi­tants. Les cap­teurs à basse fré­quence, des­ti­nés au départ à repé­rer les ten­ta­tives d’effraction, détectent aus­si très tôt la pro­pa­ga­tion d’une onde sismique. 

Ces appli­ca­tions sont pro­té­gées par trente bre­vets d’usage qui pré­emptent un ter­ri­toire incon­tour­nable pour accé­der aux mar­chés de la mai­son connec­tée. Cet actif imma­té­riel se valo­rise idéa­le­ment avec deux savoir-faire : les moteurs de recherche, qui sélec­tionnent des don­nées utiles dans un océan d’information, et l’intelligence arti­fi­cielle, qui trans­forme ces don­nées en éco­no­mies d’énergie.

Or ces deux savoir-faire sont des actifs imma­té­riels déte­nus par Google, auquel Nest Labs apporte ain­si une pers­pec­tive de pré­émi­nence confor­table sur tout le sec­teur clé de la mai­son connectée. 


Le fabri­cant de ther­mo­stats connec­té Nest Labs a été rache­té par Google pour la richesse de ses don­nées. © NEST

Second exemple, en 2016, Apple aug­mente les capa­ci­tés de son assis­tant per­son­nel SIRI, bien connu des uti­li­sa­teurs d’iPhone, par le rachat de TURI pour 200 M€. Il s’agit d’une pla­te­forme d’apprentissage sta­tis­tique (machine lear­ning), qui dis­pose de cen­taines d’algorithmes sur l’environnement ouvert GraphLab. 

En libre accès, il est mis en œuvre par une large com­mu­nau­té de déve­lop­peurs qui en a assu­ré le suc­cès mon­dial. Ces outils sont aus­si dis­crè­te­ment pro­té­gés par quatre bre­vets clés. Avec l’acquisition de TURI, cette com­mu­nau­té devient un actif imma­té­riel d’Apple, péren­ni­sé par ces brevets. 

Troi­sième exemple, Tes­la a déve­lop­pé plu­sieurs cen­taines de bre­vets dédiés à la voi­ture élec­trique. Le fabri­cant annonce en juin 2014 qu’il concède des licences gra­tuites de l’ensemble de ses bre­vets, y com­pris à ses concurrents. 

Son fon­da­teur Elon Musk dit vou­loir « atti­rer vers ses bre­vets et moti­ver ain­si les ingé­nieurs les plus talen­tueux dans le monde, via une phi­lo­so­phie de l’open source », les détour­ner mas­si­ve­ment des véhi­cules à essence et en finir avec « la masse étouf­fante de voi­tures à essence pro­duites chaque jour dans le monde ». 

Pour autant il n’abandonne pas ses bre­vets, tou­jours main­te­nus, et ne dit rien non plus sur sa pos­sible créa­tion future de bre­vets. Cette stra­té­gie est ren­due pos­sible par le savoir-faire accu­mu­lé, un actif imma­té­riel consti­tuant une avance consi­dé­rable dans le domaine de la voi­ture électrique. 

Dès lors, Tes­la a inté­rêt à encou­ra­ger ses propres concur­rents à for­mer le vivier futur d’ingénieurs qu’il sou­haite atti­rer vers la voi­ture élec­trique. Le construc­teur fait le pari que les inté­res­sés, dont la com­pé­tence devient un actif imma­té­riel action­nable, vien­dront ensuite majo­ri­tai­re­ment rejoindre ses propres équipes, déten­trices du meilleur état de l’art mondial. 

De plus, la licence gra­tuite de ces bre­vets crée un stan­dard de fait qui béné­fi­cie­ra en retour à la tech­no­lo­gie pro­prié­taire de Tes­la, tou­jours pro­té­gée par ses bre­vets actuels, ain­si poten­tiel­le­ment que par de futurs bre­vets. Le cœur de métier se ren­force grâce à ces deux mouvements. 

DES EXEMPLES RICHES D’ENSEIGNEMENT

Dans un monde ouvert, il est indis­pen­sable pour l’entreprise de recen­ser tous ses actifs imma­té­riels, consti­tuer des îlots de ren­ta­bi­li­té cor­res­pon­dants et favo­ri­ser les flux d’activité autour de ces îlots. Ce tra­vail couvre de nom­breux aspects dont nous don­nons quelques exemples. 

Les actifs imma­té­riels recèlent une valeur latente que ne révèlent pas les chiffres comp­tables d’une entre­prise. En com­prendre toute l’étendue notam­ment eu égard à l’ensemble des actifs de pro­prié­té intel­lec­tuelle [1] [2] per­met d’identifier de fortes poten­tia­li­tés insoupçonnées. 

“ Le mouvement issu d’un actif immatériel importe plus que la position acquise par la seule possession de cet actif ”

L’alliage dyna­mique des bre­vets avec d’autres actifs imma­té­riels peut s’avérer pré­cieux. Dans le cas de TURI, le dyna­misme des com­mu­nau­tés de déve­lop­peurs valo­rise la pro­prié­té indus­trielle jusqu’à atteindre un mon­tant de 50 mil­lions de dol­lars par brevet. 

À l’inverse, l’exemple de Tes­la illustre com­ment l’ouverture de la pro­prié­té indus­trielle peut valo­ri­ser un savoir-faire interne. 

Comme les mar­chés du numé­rique sont carac­té­ri­sés par le régime de la « concur­rence mono­po­lis­tique » [3], le lea­der­ship est confor­té par les normes de fait. Dès lors, le lea­der a inté­rêt à accor­der des licences gra­tuites de sa pro­prié­té intel­lec­tuelle pour lan­cer la créa­tion de normes. 

Il s’agit moins de battre la concur­rence que de l’amener à faire pros­pé­rer un envi­ron­ne­ment dont l’entreprise contrôle les îlots de ren­ta­bi­li­té. Lorsque le savoir-faire de pointe est externe, la stra­té­gie de fer­me­ture de la pro­prié­té intel­lec­tuelle per­met de la valo­ri­ser par anti­ci­pa­tion des syner­gies futures. 

Lorsque le savoir-faire de pointe est par­ta­gé par une com­mu­nau­té, la stra­té­gie de par­tage des logi­ciels et de conser­va­tion des bre­vets clés per­met de pilo­ter la créa­tion de valeur. 

Les appa­rences du first takes it all peuvent être trom­peuses. On a long­temps cru que la créa­tion de valeur pro­ve­nait de la seule capa­ci­té à fédé­rer et ani­mer des com­mu­nau­tés grâce à l’open source, au mar­ke­ting viral ou à l’ubérisation.

Cette erreur avait fait renon­cer de nom­breuses entre­prises aux bre­vets. Google, en par­ti­cu­lier, a été contraint de faire volte-face dès 2011 avec le rachat de Moto­ro­la. Il est deve­nu depuis lors le 8e dépo­sant de bre­vets au monde. 

CONTRÔLER LA CHAÎNE DE VALEUR

Ces ensei­gne­ments pour­raient ins­pi­rer à pro­fit la stra­té­gie des grandes entre­prises. IBM par exemple doit résoudre aujourd’hui un enjeu de taille dans sa rela­tion avec ses pres­crip­teurs pour sa pla­te­forme Watson. 

ANTICIPER LES ÉTAPES FUTURES

L’Internet des objets est une révolution qui fait converger les systèmes informatiques avec les télécommunications et le big data. La mise en connexion de capteurs, d’actionneurs et de machines robotisées multiplie les logiciels de simulation, de modélisation et d’intelligence artificielle.
La chaîne de valeur économique se trouve ainsi dans les systèmes ouverts, les initiatives inventives et les applications métiers qui valorisent des données massives de plus en plus disponibles.
Elle est donc essentiellement contrôlée par les communautés de développeurs, multiformes et mouvantes par nature, plutôt que par des entreprises à organisations structurées et pérennes.

Cet outil d’intelligence arti­fi­cielle fait face à Google et son Ten­sor­Flow pour Android, à Micro­soft et son MS Azure, et à Apple et son assis­tant SIRI, ouvert aux déve­lop­peurs par l’acquisition de TURI. 

His­to­ri­que­ment, les clients d’IBM étaient les direc­tions infor­ma­tiques des grands groupes, qui fai­saient tra­vailler direc­te­ment les développeurs. 

Puis sont appa­rus les inter­mé­diaires, les reven­deurs, les par­te­naires com­mer­ciaux, les édi­teurs et socié­tés de ser­vices infor­ma­tiques, deve­nus autant de pres­crip­teurs des solu­tions IBM. 

Aujourd’hui les cir­cuits de pres­crip­tion et de com­mer­cia­li­sa­tion sont rami­fiés et réticulaires. 

EFFETS DE LEVIER

Il s’agit donc pour IBM d’attirer et de fidé­li­ser ces com­mu­nau­tés de déve­lop­peurs en créant un effet de levier avec ses brevets. 

L’entreprise pour­rait à cette fin com­mu­ni­quer en se fon­dant sur son image pri­vi­lé­giée dans les sec­teurs déjà explo­rés comme le diag­nos­tic médi­cal, la finance ou les centres d’appels ; mettre en avant sa rela­tion avec les com­mu­nau­tés de déve­lop­peurs actives dans ces sec­teurs spé­ci­fiques ; ouvrir sa pla­te­forme Wat­son à des com­mu­nau­tés de déve­lop­peurs qui s’intéressent à de nou­veaux sec­teurs non encore explo­rés, favo­ri­ser les rela­tions entre ces com­mu­nau­tés et sa clien­tèle exis­tante dans ces nou­veaux sec­teurs, et enfin ouvrir son por­te­feuille de bre­vets à ces communautés. 

STRATÉGIES HYBRIDES

La révo­lu­tion numé­rique a long­temps oppo­sé deux camps : celui des défen­seurs de la pro­prié­té intel­lec­tuelle et celui du par­tage libre et gra­tuit, de l’économie col­la­bo­ra­tive et du first takes it all. 

“ Combiner des brevets et des dispositifs de partage gratuit ”

Or l’histoire récente des stra­té­gies d’acteurs exem­plaires montre que ces approches se com­plètent davan­tage qu’elles ne s’opposent.

Aujourd’hui s’ouvre une ère de stra­té­gies hybrides qui per­mettent de pilo­ter les trans­ferts tech­no­lo­giques : stra­té­gie « ouverte » pour accé­lé­rer les par­te­na­riats, la vira­li­té des usages, pour créer de nou­veaux flux d’activité grâce aux actifs imma­té­riels, par exemple en atti­rant des talents ou en créant des normes. 

Stra­té­gie « fer­mée » pour maxi­mi­ser la valeur des syner­gies trou­vées avec les actifs imma­té­riels, tels par exemple les savoir-faire externes. 

Stra­té­gie mixte, entre les deux, lorsque l’entreprise anime une com­mu­nau­té ouverte tout en vou­lant conser­ver des bre­vets clés. 

Mais, dans tous les cas, la pro­prié­té indus­trielle reste au cœur des stra­té­gies de valo­ri­sa­tion et de trans­fert technologiques.
 

BIBLIOGRAPHIE

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