Pour une résolution simple de la conjecture de Kepler (Le dix-huitième problème de Hilbert)

Dossier : ExpressionsMagazine N°623 Mars 2007
Par Christian MARCHAL (58)

La conjecture de Kepler


Deux couches suc­ces­sives du ran­ge­ment « hexa­go­nal compact »

La conjecture de Kepler


Deux couches suc­ces­sives du ran­ge­ment « hexa­go­nal compact »

« Com­bien de bou­lets de canon peut-on ran­ger dans un espace don­né ? », telle est la ques­tion que Sir Wal­ter Raleigh, navi­ga­teur et explo­ra­teur bri­tan­nique du xvie siècle, pose à son ami le mathé­ma­ti­cien et astro­nome Tho­mas Har­riot. La ques­tion n’est pas gra­tuite : quand on range les bou­lets l’un après l’autre, au hasard, ils ne rem­plissent que 62 à 65 % de l’es­pace dis­po­nible, tan­dis qu’un ran­ge­ment soi­gneux per­met de dépas­ser 70 %. Ceci peut être la dif­fé­rence entre vic­toire et défaite dans une bataille navale…

Tho­mas Har­riot trans­met­tra la ques­tion à Kepler qui répon­dra qu’à son avis les ran­ge­ments les plus com­pacts sont le ran­ge­ment « cubique à faces cen­trées » et le ran­ge­ment « hexa­go­nal com­pact » équi­valent (figure 1). Ils per­mettent d’at­teindre 74,048 % de l’es­pace dis­po­nible (soit Pi/181/2). Ce résul­tat est admis depuis long­temps par les phy­si­ciens et les chi­mistes, mais l’ab­sence de démons­tra­tion com­plète a long­temps tour­men­té les mathé­ma­ti­ciens. C’est une ques­tion dif­fi­cile : il faut consi­dé­rer tous les ran­ge­ments pos­sibles, cer­tains sont plus com­pacts que ceux de Kepler sur de petits volumes, mais très vite ils obligent à lais­ser des trous.

Le pre­mier résul­tat impor­tant est dû à Gauss en 1831 : « Par­mi les réseaux régu­liers (où chaque sphère est entou­rée de la même façon par ses voi­sines), ceux de Kepler sont les plus com­pacts. » Puis Voro­noï défi­ni­ra les « cel­lules de Voro­noï » (figure 2), c’est-à-dire l’en­semble des points entou­rant une sphère don­née et situés plus près d’elle que des autres sphères voi­sines, Delau­nay défi­ni­ra les élé­ments conju­gués des cel­lules de Voronoï.

En 1953, le Hon­grois Lasz­lo Fejes Toth montre la pos­si­bi­li­té de construire une fonc­tion dont le mini­mum indi­que­ra, ou non, si la conjec­ture de Kepler est juste. Il émet aus­si une autre conjec­ture : « La plus petite cel­lule de Voro­noï est le dodé­ca­èdre régu­lier cir­cons­crit à la sphère étu­diée » (figure 3). Cette conjec­ture est démon­trée en 1998 par Sean Mac Lau­ghin et comme la sphère occupe 75,47 % du volume du dodé­ca­èdre cir­cons­crit on obtient ain­si un majo­rant du coef­fi­cient de rem­plis­sage. Ce majo­rant est très proche des 74,048 % de Kepler ce qui fait que la conjec­ture est dès lors presque démontrée.

Tho­mas C. Hales construit la fonc­tion de L. F. Toth en 1998 et pré­sente une démons­tra­tion de la conjec­ture de Kepler, mais sa démons­tra­tion com­porte 250 pages (réduite à 121 pages en 2005) et s’ap­puie sur des cal­culs numé­riques uti­li­sant 3 gigabits…

Ren­due pru­dente par les dif­fé­rents échecs qui ont ponc­tué l’é­tude de la conjec­ture de Kepler, la com­mu­nau­té mathé­ma­tique confie à douze spé­cia­listes par­ti­cu­liè­re­ment qua­li­fiés le soin d’exa­mi­ner le tra­vail de Tho­mas C. Hales. Ceux-ci, après quatre années d’exa­men, concluent : « Nous sommes à 99 % sûrs de la vali­di­té de cette démonstration… »

Une sim­pli­fi­ca­tion n’est pas superflue ! 

Une extension des cellules de Voronoï

Consi­dé­rons un ensemble de sphères égales et non sécantes.


Un ran­ge­ment quel­conque, une sphère cen­trale et sa « cel­lule de Voronoï »

Pla­çons l’o­ri­gine O en l’un de ces centres et étu­dions la cel­lule de Voro­noï cor­res­pon­dante. Si a, b, c sont les cor­don­nées du centre d’une sphère voi­sine, un point x, y, z de la cel­lule de Voro­noï vérifiera :

x2 + y2 + z2 < (x – a)2 + (y – b)2 + (z – c)2  (1)

soit : 2(ax + by + cz) < a2 + b2 + c2 (2)

La cel­lule de Voro­noï est l’en­semble des points x, y, z véri­fiant (2) pour toutes les sphères voi­sines, elle est limi­tée par des faces planes, c’est donc un poly­èdre convexe.

Nous appel­le­rons V1 le volume de la cel­lule de Voro­noï, il vaut 0,693 786… pour un dodé­ca­èdre cir­cons­crit et 0,512 = 0,707 106… pour les sphères des réseaux de Kepler.

Pour étendre la notion de cel­lule de Voro­noï, appe­lons « cel­lule de Voro­noï d’ordre 2 » l’en­semble des points x, y, z pour les­quels l’o­ri­gine O étu­diée n’est plus le centre le plus proche, mais reste tout de même le deuxième centre le plus proche. Donc les coor­don­nées x, y, z des points de la cel­lule de Voro­noï d’ordre 2 seront défi­nies par la satis­fac­tion de toutes les inéqua­tions (2) sauf une. Cette deuxième cel­lule est com­po­sée de n poly­èdres convexes entou­rant la pre­mière cel­lule le long de ses n faces.

Appe­lons V2 le volume de la cel­lule de Voro­noï d’ordre 2. On véri­fie que V2 vaut encore 0,512 pour les sphères des réseaux de Kepler et est com­pris entre 0,841 189… et 0,857 567… si la pre­mière cel­lule est un dodé­ca­èdre cir­cons­crit (selon la posi­tion des sphères exté­rieures aux douze sphères en ico­sa­èdre régu­lier tan­gentes à la sphère initiale).

Les réseaux de Kepler ne cor­res­pondent ni au mini­mum de V1, ni au mini­mum de V2, mais, et c’est là le point déci­sif, ils cor­res­pondent appa­rem­ment au mini­mum Sm de la somme S = kV1 + (1 – k)V2 lorsque le para­mètre k est com­pris entre 0,3 et 0,85 ; ce mini­mum vau­drait alors Sm = V1 = V2 = 0,512. Ain­si en attri­buant chaque « mil­li­mètre cube » de l’es­pace aux deux sphères les plus proches, dans la pro­por­tion k à la pre­mière et (1 – k) à la seconde, on fait cor­res­pondre à chaque sphère un volume qui est au moins Sm et qui est entiè­re­ment dis­joint des volumes attri­bués aux autres sphères. Mais le volume de chaque sphère est Pi/6, le cœf­fi­cient de rem­plis­sage d’un ran­ge­ment quel­conque ne peut dès lors dépas­ser le rap­port Pi/6Sm, soit donc Pi/1812 si l’on a bien Sm = 0,512. Or Pi/1812 est pré­ci­sé­ment la limite don­née par Kepler, sa conjec­ture serait dès lors démontrée.

Il nous faut donc, pour une sphère don­née, étu­dier les volumes V1 et V2 pos­sibles selon les divers ran­ge­ments et recher­cher le mini­mum Sm de la somme S = kV1 + (1 – k)V2.

Étude de la somme S = kV1 + (1 – k)V2, et de son minimum absolu Sm

Appe­lons C la sphère étu­diée dont le centre est à l’o­ri­gine des coor­don­nées et le dia­mètre 1, et soient V1 et V2 les volumes de ses deux cel­lules cor­res­pon­dantes. L’étude de ces volumes ne peut guère se faire ana­ly­ti­que­ment et doit donc être com­plé­tée numériquement. 


Le dodé­ca­èdre régulier

Fort heu­reu­se­ment c’est une étude numé­rique d’une grande sim­pli­ci­té, une opti­mi­sa­tion para­mé­trique ordi­naire beau­coup plus simple que l’é­tude numé­rique cor­res­pon­dante de Tho­mas Hales, et qui a aus­si l’a­van­tage d’être « finie » : le nombre des para­mètres à mettre en jeu est très limité.

Il est en effet tout à fait suf­fi­sant de ne consi­dé­rer que les par­ties de V1 et V2 situées à l’in­té­rieur de la sphère « U », la sphère « uni­té » d’é­qua­tion : x2 + y2 + z2 < 1 (donc deux fois plus large que la sphère C et les sphères du ran­ge­ment étu­dié). Cela ne peut aug­men­ter ni S ni Sm et ne néces­site que l’é­tude des posi­tions des sphères voi­sines dont les centres sont à moins de deux uni­tés de l’o­ri­gine (avec uti­li­sa­tion des équa­tions (2) correspondantes).

On constate au pas­sage que :

a) pour les réseaux de Kepler les volumes V1 et V2 sont entiè­re­ment à l’in­té­rieur de la sphère U ;
b) pour les ran­ge­ments inté­res­sants le volume V1 est tou­jours entiè­re­ment dans la sphère U – ce qui est aisé à démon­trer – et le volume V2 n’en dépasse qu’ex­cep­tion­nel­le­ment et tou­jours pour une quan­ti­té minuscule.

Pour que Sm puisse être égal à 0,512, il faut bien sûr qu’existe au moins une valeur favo­rable du para­mètre k et, puisque S = kV1 + (1 – k)V2 entraîne k = (S – V2)/(V1 – V2), ces valeurs favo­rables sont limi­tées par les condi­tions suivantes :

lim inf k = lim sup pour V1 > V2 de [(0,512 – V2)/(V1 – V2)] (3)
lim sup k = lim inf pour V2 > V1 de [(V2 - 0,512)/(V2 – V1)] (4)

Il nous suf­fit bien sûr que lim sup k ≥ lim inf k et pour l’ins­tant les recherches, tant ana­ly­tiques que numé­riques, effec­tuées d’a­bord un peu au hasard, puis au flair dans les direc­tions les plus pro­met­teuses ont don­né les résul­tats suivants :

. pour V2 > V1 et la recherche de lim sup k, les cas inté­res­sants sont ceux avec V1 < 0,512. L’é­tude ana­ly­tique, avec mini­mi­sa­tion de V1 et V2 , montre qu’il faut alors avoir une pre­mière cou­ronne de douze sphères tan­gentes à la sphère C et l’é­tude numé­rique com­plé­men­taire conduit déjà au résul­tat sui­vant très suf­fi­sant pour la pré­sente étude :

0,85 < lim sup k < 0,909 (5)
 

. pour V1 > V2 et la recherche de lim inf k, le meilleur résul­tat connu est obte­nu avec une pre­mière cou­ronne de 14 sphères dont les centres sont aux points suivants :

a, 0, 0) ; (0, ± a, 0) ; (0, 0, ± a) ; (± b, ± b, ± b) (6)
avec : a = 1,036 046… ; b = 0,653 248… ; a2 – 2ab + 3b2 = 1 (7)

La der­nière éga­li­té est liée à la condi­tion : dis­tance entre centres de sphères voi­sines ≥ 1.

Ce ran­ge­ment conduit à :

V1 = 4,5 b3 – 0,5(3b – a)3 = 0,860 373… ; V2 = 4,5(2b – a)3 + 0,5 a3 = 0,645 058… (8)

ce qui donne donc le mino­rant sui­vant de lim inf k : (0,512V2)/(V1 – V2) = 0,288 176… (9)

On voit com­bien grande est la marge res­tante, sur­tout si l’on sait que ce der­nier résul­tat cor­res­pond à une explo­ra­tion numé­rique fouillée et qu’il est très vrai­sem­blable qu’il ne puisse plus être amé­lio­ré que de quelques pour cent… Si tant est qu’il puisse encore être amélioré ! 

Conclusion

Une méthode nou­velle, d’une grande sim­pli­ci­té, per­met d’at­ta­quer la qua­dri­cen­te­naire conjec­ture de Kepler avec la qua­si-cer­ti­tude du suc­cès. Il reste certes à véri­fier ou au moins à esti­mer numé­ri­que­ment la limite infé­rieure du para­mètre k, mais la marge res­tante est si grande qu’il n’y a plus guère de doute sur le résul­tat final. J’in­vite tous les numé­ri­ciens à se lan­cer dans ce pro­gramme comme l’ont déjà com­men­cé mes amis ci-des­sous remerciés.
 

Remerciements et dédicace

Je remer­cie Madame Fran­çoise Mon­ti­gny et Mon­sieur Georges Hoy­nant qui se sont lan­cés avec enthou­siasme et suc­cès dans les études numé­riques indis­pen­sables les­quelles ont beau­coup cla­ri­fié cette ques­tion et vont très cer­tai­ne­ment mener au succès.

Je dédie ce tra­vail à mon père Jacques Mar­chal (33) qui était un pas­sion­né des poly­èdres. Il les a étu­diés, clas­sés, des­si­nés et même fabri­qués pen­dant des décen­nies, ce qui m’a été très utile pour cette étude. 

RÉFÉRENCES

KEPLER Johannes : Stre­na sue de nive sexan­gu­la. 1611.
HALES Tho­mas C. : The Kepler conjec­ture. Annals of mathe­ma­tics, 162, n° 3, pages 1065–1185, 2005.
SPIZO G. G. : Kepler’s conjec­ture. John Wiley and Sons inc. edi­tor. 2003.

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