POINCARÉ, dessin de Claude GONDARD (65)

Poincaré et le rayonnement du corps noir

Dossier : ExpressionsMagazine N°680 Décembre 2012
Par Pierre FUERXER (61)

En 1900, lorsque Planck a pro­po­sé sa théo­rie, l’étude expé­ri­men­tale du rayon­ne­ment du corps noir avait été faite. Ste­phan avait mon­tré dès 1879 que la puis­sance du rayon­ne­ment est de la forme E = σT4. En 1896, Wien avait éta­bli une loi don­nant la répar­ti­tion spec­trale de cette éner­gie. Mal­heu­reu­se­ment, cette loi n’était pas véri­fiée pour les grandes lon­gueurs d’onde. C’est alors que Planck pro­pose une for­mule modi­fiée, ren­dant compte des résul­tats expé­ri­men­taux à toute lon­gueur d’onde (14 décembre 1900).

Poin­ca­ré véri­fie les cal­culs de Planck

Planck jus­ti­fie sa for­mule théo­rique en com­bi­nant l’approche de la ther­mo­dy­na­mique sta­tis­tique avec ses propres idées sur les quan­ta. Le rayon­ne­ment serait dû à des réso­na­teurs hert­ziens rigou­reu­se­ment mono­chro­ma­tiques, pou­vant émettre ou absor­ber de la lumière de façon dis­con­ti­nue confor­mé­ment à la théo­rie des quan­ta. La répar­ti­tion de l’énergie entre les réso­na­teurs se fait de façon à maxi­mi­ser l’entropie totale. La répar­ti­tion de l’énergie du rayon­ne­ment noir est alors impli­ci­te­ment iden­tique à celle des résonateurs.

À ce stade, la théo­rie de Planck semble bien cor­res­pondre à la volon­té de jus­ti­fier théo­ri­que­ment une for­mule expé­ri­men­tale. Elle tire sa valeur non d’une construc­tion intel­lec­tuelle rigou­reuse, mais de l’analogie entre la for­mule expé­ri­men­tale et des résul­tats obte­nus en thermodynamique.

La prise de position de Poincaré

En 1912, dans le Jour­nal de phy­sique, Poin­ca­ré ana­lyse à sa manière cette théo­rie très contes­tée. On recon­naît à la lec­ture de son article l’approche d’un pro­fes­seur bien­veillant avec ses étu­diants, et dont les cri­tiques sont tou­jours posi­tives. Son intro­duc­tion donne le ton : « D’après lui [Planck], l’énergie des radia­teurs lumi­neux varie­rait d’une manière dis­con­ti­nue, et c’est ce qu’on appelle la théo­rie des quan­ta […]. Ce serait là […] la plus grande révo­lu­tion […] depuis Newton. »


© DESSIN DE CLAUDE GONDARD (65)

Il pré­cise ensuite : « Je ne par­le­rai pas des dif­fi­cul­tés de détail, elles sautent à tous les yeux et M. Planck est le pre­mier à s’en pré­oc­cu­per. » Il rap­pelle ensuite les hypo­thèses de Planck : le rayon­ne­ment d’un solide serait dû à un très grand nombre de ces réso­na­teurs. Les échanges d’énergie entre eux pour­raient avoir lieu par deux méca­nismes : d’une part l’effet Dop­pler- Fizeau (en intro­dui­sant un déca­lage en fré­quence, il per­met­trait de faire cor­res­pondre les quan­ta hν de valeurs dif­fé­rentes), d’autre part des chocs méca­niques entre ces résonateurs.

Poin­ca­ré note ensuite les lacunes de ces modèles, mais décide curieu­se­ment d’adopter le second mode d’interaction, puisque ce choix « semble ne devoir en aucun cas modi­fier les résul­tats essen­tiels ». Cette remarque est fon­da­men­tale ; elle montre que Poin­ca­ré, bien loin de cher­cher à cri­ti­quer la théo­rie quan­tique, ou de mon­trer ses lacunes, cherche à vali­der métho­di­que­ment les déve­lop­pe­ments mathé­ma­tiques aux­quels elle fait appel.

Nous voyons Poin­ca­ré véri­fier les cal­culs de Planck, comme le pro­fes­seur véri­fie le tra­vail de son élève. Il ne désire pas vali­der ou inva­li­der une concep­tion « s’écartant de tout ce qu’on avait ima­gi­né jusqu’ici ». Il veut sim­ple­ment mon­trer dans quelle mesure les concepts de Planck peuvent conduire d’une façon rigou­reuse aux résul­tats qu’il vou­lait obtenir.

C’est une étude de la cohé­rence mathé­ma­tique de la théo­rie de Planck, mais en aucune manière l’aval de son modèle ou de ses tra­vaux en phy­sique quan­tique. Il va donc consi­dé­rer suc­ces­si­ve­ment le cas de deux réso­na­teurs, puis le cas d’un grand nombre de réso­na­teurs. Dans toute la suite, Poin­ca­ré ne quit­te­ra jamais l’hypothèse de Planck : l’énergie se répar­tit entre les réso­na­teurs de façon à maxi­mi­ser l’entropie.

La théorie des quanta

Le pas­sage le plus impor­tant de l’article, consi­dé­ré comme un ral­lie­ment de Poin­ca­ré à la théo­rie des quan­ta, traite de l’hypothèse de Planck. Il semble affir­mer qu’elle est néces­saire : « L’hypothèse des quan­ta est donc la seule qui conduise à la loi de Planck. » Poin­ca­ré ter­mine tou­te­fois le cha­pitre en rap­pe­lant que « des doutes res­tent per­mis, puisque Mon­sieur Planck n’a pu éta­blir [cette for­mule] qu’en s’appuyant sur l’électrodynamique clas­sique que sa théo­rie a pré­ci­sé­ment pour objet de remplacer ».

Enfin, sans reve­nir sur les objec­tions pré­sen­tées en intro­duc­tion de son article, Poin­ca­ré étu­die une hypo­thèse alter­na­tive pré­sen­tée par Planck pour résoudre les dif­fi­cul­tés concep­tuelles de son modèle : la dis­sy­mé­trie des échanges entre réso­na­teurs. « Dans sa pre­mière théo­rie, explique-t-il, les réso­na­teurs ne peuvent émettre ni absor­ber d’énergie que par bonds, mais dans la seconde, ils ne peuvent en émettre que par bonds, mais ils peuvent en absor­ber d’une manière conti­nue. » Là encore, Poin­ca­ré réfute cette nou­velle hypo­thèse sur des cri­tères pure­ment mathématiques.

Le point essen­tiel noté par Poin­ca­ré reste le fait que « quelle que soit la loi du rayon­ne­ment […] on sera conduit à une fonc­tion pré­sen­tant des dis­con­ti­nui­tés ana­logues à celles que donne l’hypothèse des quan­ta ». C’est une conclu­sion par­ti­cu­liè­re­ment pru­dente. En effet, plu­sieurs cal­culs par­tant d’hypothèses dif­fé­rentes peuvent conduire au même résultat.

La modestie du scientifique

Après un siècle de pro­grès tech­nique et scien­ti­fique, le texte de Poin­ca­ré est tou­jours aus­si per­ti­nent. Sa conclu­sion donne à sa remarque ini­tiale tout son sens. Déter­mi­ner le type d’interaction entre les réso­na­teurs est secon­daire, puisque cela « semble ne devoir en aucun cas modi­fier les résul­tats essentiels ».

Modé­li­ser un équi­libre thermodynamique

Il ne prend pas par­tie pour ou contre une théo­rie, mais cherche modes­te­ment à com­prendre de quelle façon le méca­nisme pro­po­sé par Planck peut conduire de façon rigou­reuse aux résul­tats expé­ri­men­taux. Comme Poin­ca­ré, nous ne devons pas consi­dé­rer que ce pro­blème a été défi­ni­ti­ve­ment réso­lu, mais res­ter ouverts à d’autres approches, d’autres modé­li­sa­tions si pos­sibles plus phy­siques, en ayant à l’esprit une seule cer­ti­tude : si l’hypothèse de Planck n’est pas néces­sai­re­ment la seule pos­sible, la loi de rayon­ne­ment du corps noir est unique.

Rigueur et ouverture d’esprit

Ain­si, Poin­ca­ré aborde l’étude du rayon­ne­ment du corps noir en menant avec la plus grande rigueur l’analyse mathé­ma­tique des équa­tions pro­po­sées, et en ne rete­nant que les aspects essen­tiels des hypo­thèses phy­siques. N’oublions pas que le corps noir est avant tout un concept ther­mo­dy­na­mique. Dans une réa­li­sa­tion clas­sique de corps noir, les réso­na­teurs de Planck ne seraient-ils pas les modes propres de la cavité ?

Pour­quoi la théo­rie ignore-t-elle l’interaction du rayon­ne­ment avec les parois de ces cavi­tés qui fixent pour­tant la tem­pé­ra­ture du rayon­ne­ment ? Le seul modèle quan­tique devrait-il décrire tous les spectres rayon­nés, le fond conti­nu aus­si bien que les raies ?

Ain­si, le res­pect des grands prin­cipes de la phy­sique, tels qu’ils ont été énu­mé­rés par Poin­ca­ré dans sa confé­rence de Saint Louis, s’impose à toute théo­rie scien­ti­fique. En revanche, une théo­rie n’a pas la valeur d’un dogme à res­pec­ter. Si elle doit intro­duire des approxi­ma­tions mathé­ma­tiques, elle doit le faire explicitement.

Une leçon à méditer

Au moment où Poin­ca­ré écri­vait, les dif­fi­cul­tés concep­tuelles du modèle de corps noir de Planck étaient nom­breuses. Il sup­po­sait qu’elles pour­raient être réso­lues. Depuis Bohr et sur­tout Kast­ler, nous connais­sons bien les phé­no­mènes d’émission et d’absorption des ondes électromagnétiques.

Aujourd’hui, nous savons réa­li­ser des absor­bants, notam­ment dans le domaine des ondes radar. Nous dis­po­sons éga­le­ment d’un ensemble de méca­nismes de rayon­ne­ment. Ceux-ci n’imposent pas que l’interaction non linéaire entre ondes élec­tro­ma­gné­tiques et matière se fasse uni­que­ment par quan­ta. N’est-il pas natu­rel qu’il existe dif­fé­rents modèles plus adap­tés les uns aux gaz, les autres aux plas­mas ou aux maté­riaux conducteurs ?

Poin­ca­ré a consi­dé­ré que l’essentiel était de démon­trer qu’une cer­taine forme de non-linéa­ri­té, « ana­logue à celles que donne l’hypothèse des quan­ta », doit inter­ve­nir dans le rayon­ne­ment du corps noir. Il a éga­le­ment mon­tré que la maxi­mi­sa­tion de l’entropie est une hypo­thèse par­ti­cu­liè­re­ment féconde.

Un grand mer­ci à Jules Leveugle (43) pour son concours.
On trou­ve­ra dans son livre La Rela­ti­vi­té, Poin­ca­ré, Ein­stein, Planck, Hil­bert, publié chez L’Harmattan, des détails his­to­riques sur les ori­gines de la théo­rie quantique.

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