Piloter l‘innovation en période d‘incertitude

Dossier : Management : changer pour rester dans la courseMagazine N°678 Octobre 2012
Par Thomas Le DIOURON (94)
Par François CHOPARD

Un symbole du capital intellectuel de l’entreprise

À l’heure où médias et poli­tiques n’ont jamais autant décrié délo­ca­li­sa­tions, ratio­na­li­sa­tions indus­trielles, réduc­tions de coûts et déshu­ma­ni­sa­tion des entre­prises, la fonc­tion R&D est sou­vent pré­sen­tée comme le der­nier rem­part du bon fonc­tion­ne­ment de nos entreprises.

Ce modèle de R&D clas­sique, garant de l’excellence et du savoir-faire « à la fran­çaise », est fiè­re­ment relayé et sou­te­nu par les pou­voirs publics, notam­ment en matière finan­cière via les dif­fé­rents dis­po­si­tifs de cré­dit impôt recherche, de pôles de com­pé­ti­ti­vi­té et de finan­ce­ment de pro­jets natio­naux ou européens.

REPÈRES
Pour la plu­part des grandes entre­prises fran­çaises, la R&D est une for­mi­dable vitrine de l’entreprise, preuve irré­fu­table de son lea­der­ship tech­nique, dont elle consti­tue la cau­tion intel­lec­tuelle et le centre d’expertise. Elle contri­bue lar­ge­ment au rayon­ne­ment du groupe, et occupe géné­ra­le­ment une bonne place dans la com­mu­ni­ca­tion de l’entreprise. Elle per­met de faire rêver les mana­geurs vision­naires et de mobi­li­ser la fibre socié­tale des col­la­bo­ra­teurs autour des défis du futur : nou­veaux mar­chés, déve­lop­pe­ment durable, alter­na­tives éner­gé­tiques, dimi­nu­tion des res­sources natu­relles, etc.

Rôle accessoire

Para­doxa­le­ment, cette image – bien que valo­ri­sante – des­sert la R&D, car elle la can­tonne à un rôle de faire-valoir aca­dé­mique qui n’est pas cen­tral dans la vie de l’entreprise et l’éloigne des leviers de créa­tion de valeur à court terme.

Le terme « inno­va­tion » s’est galvaudé

Du fait de sa com­plexi­té tech­nique, la R&D est rare­ment un sujet géré direc­te­ment par la direc­tion géné­rale ou le comi­té exé­cu­tif : géné­ra­le­ment délé­guée à une équipe de spé­cia­listes tech­niques, gérée avec des métho­do­lo­gies et des pro­ces­sus propres, la R&D demeure en marge et est insuf­fi­sam­ment cor­ré­lée à la réa­li­té des cycles du busi­ness de l’entreprise.

Au sens plus large, le terme « inno­va­tion » s’est gal­vau­dé. Pas une entre­prise aujourd’hui qui ne s’auto-décrète « inno­vante ». En pra­tique, au-delà des inten­tions et des dis­cours, l’innovation n’est pas suf­fi­sam­ment valo­ri­sée pour sa contri­bu­tion réelle, ni posi­tion­née ni gérée comme un véri­table levier de per­for­mance et de différenciation.

Volatilité et incertitudes fortes

Ce qui est nou­veau, c’est la vola­ti­li­té des cycles d’activité, et les modèles clas­siques de R&D ne sont pas adap­tés pour bien y répondre.

Mau­vais positionnement
Dans beau­coup d’entreprises, la R&D est en passe de deve­nir une fonc­tion sup­port, un poste de coût obli­gé au même titre que le déve­lop­pe­ment durable et la com­mu­ni­ca­tion. Il n’est pas éton­nant que l’essentiel de la com­mu­ni­ca­tion des entre­prises porte plus sur les moyens mis en œuvre (bud­gets R&D, nombre de cher­cheurs, bre­vets, etc.) que sur les résul­tats obte­nus (nou­velles offres de pro­duits et ser­vices, retour sur inves­tis­se­ments, etc.).

La période actuelle se carac­té­rise par une forte vola­ti­li­té de l’activité asso­ciée à une grande incer­ti­tude, et cela dans tous les secteurs.

Les entre­prises doivent donc se pré­pa­rer à faire face à des cycles sou­dains, aus­si bien des ralen­tis­se­ments (comme en ont connu la construc­tion et l’automobile depuis 2009, après une période eupho­rique 2007–2008) que des booms (comme l’aéronautique depuis 2009, après un creux en 2007–2008).

De plus, les groupes sont désor­mais mon­diaux et doivent bien sou­vent faire face à des situa­tions de crise dans cer­tains pays tan­dis que d’autres pays sont en pleine croissance.

Schéma inadapté

Le modèle d’innovation doit s’adapter aux cycles des marchés

Une R&D clas­sique, conçue, dimen­sion­née et outillée pour tra­vailler sur des cycles longs (de l’ordre de trois à cinq ans), vit mal cette vola­ti­li­té accrue. En période de ralen­tis­se­ment éco­no­mique, les entre­prises sont contraintes de réduire leurs dépenses et de limi­ter leurs inves­tis­se­ments qui ne rap­portent pas immé­dia­te­ment – dont la R&D fait partie.

À l’inverse, en période de forte acti­vi­té éco­no­mique, l’entreprise fait géné­ra­le­ment face à un défi­cit de res­sources humaines, et va mobi­li­ser en prio­ri­té ses res­sources internes sur la cap­ta­tion de la valeur actuelle plu­tôt que future – et relé­guer la contri­bu­tion de la R&D au second plan.

Le modèle clas­sique de la R&D a besoin d’un cap stable pour ins­crire son action dans la durée : ain­si, plus le contexte éco­no­mique est vola­til, moins une R&D clas­sique aura de contribution.

Nouveau modèle de R&D

CAC40 – L’his­to­gramme du CAC 40 depuis 1979 (recons­ti­tu­tion pour la période 1979–1987)
L’histogramme du CAC 40 depuis 1979
His­to­rique de l’indice CAC40 : vola­ti­li­té et incertitude
se sont for­te­ment accrues ces der­nières années sur les marchés.

En période de forte incer­ti­tude, l’entreprise n’a plus de contrôle sur les fac­teurs exté­rieurs. L’innovation est bien un des seuls leviers qu’elle maî­trise encore pour reprendre la main sur son destin.

Conti­nuer à inno­ver en temps de crise est pri­mor­dial et peut pro­duire des impacts à court terme en géné­rant de nou­veaux reve­nus pour l’entreprise auprès de ses clients actuels (en adres­sant d’autres besoins), en créant des rup­tures dans le coût de revient des pro­duits (sub­sti­tu­tion dans l’automobile de pièces métal­liques par des pièces en plas­tique injec­té), en se dif­fé­ren­ciant et en gagnant des parts de mar­ché (enseignes low-cost dans la grande dis­tri­bu­tion), en conser­vant un pre­mium prix dans un contexte d’érosion des prix (packa­gings ali­men­taires à ouver­ture facile et refer­mable), ou encore en maxi­mi­sant l’utilisation de ses actifs avec des inves­tis­se­ments mini­maux (maga­sin déve­lop­pant une pla­te­forme de com­merce électronique).

À l’inverse, en temps de boom, l’innovation peut aus­si pro­duire des impacts à court terme en déve­lop­pant de nou­veaux modèles rapi­de­ment pour mieux cap­ter la valeur du mar­ché (Apple contre Sam­sung sur les smart­phones), en anti­ci­pant des rup­tures dans les usages et tech­no­lo­gies pour sécu­ri­ser les reve­nus futurs (syn­drome Kodak qui s’est concen­tré sur son modèle pel­li­cule à forte marge et n’a pas su voir l’émergence du numé­rique), ou tout sim­ple­ment en impo­sant un lea­der­ship face à des acteurs émer­gents en forte crois­sance (équi­pe­men­tiers chinois).

Le modèle d’innovation doit s’adapter struc­tu­rel­le­ment aux cycles des mar­chés et être capable de contri­buer aus­si bien en cas de crise sou­daine qu’en cas de forte reprise.

Vision stratégique et flexibilité

L’enjeu est donc de construire une R&D flexible et de la pilo­ter, ce qui impose de déve­lop­per une vision stra­té­gique, de pri­vi­lé­gier une approche par le mar­ché et de déve­lop­per la réac­ti­vi­té et l’agilité des équipes de R&D.

Inno­va­tion de rupture
Le groupe SEB a su conce­voir des inno­va­tions de rup­ture, for­te­ment dif­fé­ren­cia­trices de la concur­rence et créa­trices de valeur.
C’est le cas de la fri­teuse Acti­fry, qui ne néces­site qu’une cuillère d’huile pour 1 kg de frites fraîches, de l’aspirateur balai sans fil et sans sac Air Force, de l’autocuiseur Nutri­cook qui offre quatre pro­grammes de cuis­son ou de la yaour­tière Mul­ti­Dé­lices qui pré­pare yaourts, fro­mages blancs et desserts.
SEB a ain­si renou­ve­lé les usages et les modes de consom­ma­tion et conquis rapi­de­ment des posi­tions de lea­der dans de nom­breux pays européens.

Au plan stra­té­gique, il faut déve­lop­per une vision inté­grant plu­sieurs scé­na­rios d’évolution de l’activité, l’entreprise peut anti­ci­per dif­fé­rentes évo­lu­tions : un chan­ge­ment de busi­ness model, de nou­veaux modes de pro­duc­tion, de dis­tri­bu­tion, de finan­ce­ment, ou encore un nou­veau posi­tion­ne­ment « entrée de gamme » ou « haut de gamme ». Cette vision s’appuie sur une écoute accrue des attentes et des besoins – expri­més ou non – des clients et du marché.

Une vision qui balaie toutes les dimen­sions de l’innovation : pro­duit ou ser­vice, busi­ness model, pro­ces­sus internes et réduc­tion des coûts.

En ce qui concerne l’approche mar­ché, peu d’entreprises ont struc­tu­ré une véri­table fonc­tion inno­va­tion avec des objec­tifs et des moyens marketing‑R&D har­mo­ni­sés. Dans des groupes qui se sont très lar­ge­ment inter­na­tio­na­li­sés, la capa­ci­té à créer de la valeur n’est pas tant liée aux moyens propres d’une R&D ou d’un mar­ke­ting cen­tral qu’à la qua­li­té de la cour­roie de trans­mis­sion entre des idées inno­vantes et les mar­chés à l’autre bout de la pla­nète – mar­chés dont la taille, le dyna­misme et les carac­té­ris­tiques n’ont bien sou­vent rien de com­pa­rable avec les mar­chés « his­to­riques » euro­péens dont sont issus la plu­part des équipes R&D et mar­ke­ting des grands groupes.

Pour mieux ali­gner la R&D sur les besoins des pays, il est indis­pen­sable de mettre en place loca­le­ment des struc­tures d’analyse du mar­ché, d’identification des oppor­tu­ni­tés, et de s’appuyer sur des moyens de déve­lop­pe­ment locaux (labo­ra­toires, par­te­na­riats locaux, tests clients, etc.).

Inertie contre agilité

Les mis­sions et le posi­tion­ne­ment d’une R&D moderne, ouverte et plus agile, doivent être revi­si­tés afin de lui per­mettre de deve­nir un fac­teur cen­tral de la per­for­mance de l’entreprise. Per­çue comme une acti­vi­té à forte iner­tie, la R&D est sou­vent uti­li­sée comme une variable d’ajustement des coûts, mais pas assez comme un accé­lé­ra­teur des évo­lu­tions en cours. Les res­sources R&D sont géné­ra­le­ment des équipes internes, et la ges­tion d’un por­te­feuille de R&D s’assimile bien trop sou­vent à un exer­cice de ges­tion d’une masse sala­riale spécialisée.

Pilo­ter la R&D comme une plate-forme de col­la­bo­ra­tion avec d’autres industries

Les bud­gets de R&D des grands groupes sont des enve­loppes annuelles recon­duites d’année en année moyen­nant quelques ajustements.

Cepen­dant, pour des entre­prises qui se sont lar­ge­ment inter­na­tio­na­li­sées et diver­si­fiées, il est impos­sible d’assurer en interne le main­tien de la bonne exper­tise au bon moment. Et encore moins de savoir avec exac­ti­tude de quelle com­pé­tence on aura besoin demain.

Il faut donc impé­ra­ti­ve­ment s’ouvrir sur l’extérieur et pilo­ter la R & D non plus comme un centre interne de res­sources spé­cia­li­sées, mais comme une plate-forme de col­la­bo­ra­tion avec d’autres indus­tries, ses four­nis­seurs, des start-ups, des labo­ra­toires, des clients, etc.

Pour orien­ter son action de manière agile et réac­tive, une gou­ver­nance de l’innovation doit édic­ter des règles d’arbitrage claires entre les dif­fé­rents pro­jets d’innovation et une prise de risque maî­tri­sé dans les investissements.

Commentaire

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Tru Dô-Khacrépondre
14 octobre 2012 à 19 h 56 min

Créa­tion du groupe X Open Inno­va­tion
Mer­ci pour cet article sur le posi­tion­ne­ment de la R&D dans l’en­tre­prise étendue.

Pour « ouvrir la R&D sur l’extérieur et la pilo­ter non plus comme un centre interne de res­sources spé­cia­li­sées, mais comme une plate-forme de col­la­bo­ra­tion » avec l’é­co­sys­tème dans lequel l’en­tre­prise pros­père, il faut effec­ti­ve­ment renou­ve­ler sa gouvernance.

On pour­ra s’ins­pi­rer de la notion d’O­pen Inno­va­tion popu­la­ri­sée par le Pr. Hen­ry Chesbrough.

Pour les cama­rades inté­res­sés, le groupe X Open Inno­va­tion a été lan­cé le 17 sep­tembre dernier.
http://www.x‑open-innovation.eu

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