Piloter l’entreprise : tableau de bord ou “balanced scorecard”?

Dossier : Libres proposMagazine N°591 Janvier 2004
Par Georges Le GALL (72)

Le concept de balan­ced sco­re­card est né aux États-Unis au début des années 1990, à la suite des tra­vaux de Robert Kaplan et David Nor­ton (1992). Cette approche s’est pro­gres­si­ve­ment déve­lop­pée outre-Atlan­tique, dans les pays anglo-saxons et les pays scan­di­naves, où d’autres ini­tia­tives (comme celle de Scan­dia en Suède dès 1990) cher­chaient à com­plé­ter la mesure de la per­for­mance des entre­prises par de nou­veaux indi­ca­teurs non financiers.

Le concept de balan­ced sco­re­card repose sur une vision mul­ti­di­men­sion­nelle de la per­for­mance, selon quatre axes pri­vi­lé­giés d’analyse :

  • les résul­tats financiers,
  • la satis­fac­tion des clients,
  • l’a­mé­lio­ra­tion des pro­ces­sus internes,
  • l’in­no­va­tion et l’ap­pren­tis­sage organisationnel.


L’o­ri­gine du tableau de bord en France remonte à plus de cin­quante ans, et cette pra­tique a évo­lué et mûri au fil des besoins. Uti­li­sé dès les années 1930 pour sup­pléer aux carences du sys­tème comp­table pour le pilo­tage d’en­tre­prise, il a consti­tué dans les années cin­quante le sup­port à l’in­tro­duc­tion en France des méthodes de mana­ge­ment amé­ri­caines, et en par­ti­cu­lier l’ac­tion de rendre compte (repor­ting). Au début des années quatre-vingt-dix, l’ac­cent mis sur la per­for­mance a dépla­cé le centre d’in­té­rêt du tableau de bord, du repor­ting vers le pilo­tage des actions néces­saires pour atteindre les objectifs.

La balan­ced sco­re­card reçoit un accueil miti­gé en France, où il existe déjà une forte culture de tableau de bord, et où beau­coup de diri­geants d’en­tre­prise craignent un nou­vel ava­tar des métho­do­lo­gies amé­ri­caines, comme le fut le busi­ness pro­cess reen­gi­nee­ring dans les années quatre-vingt-dix.

Si le concept de balan­ced sco­re­card paraît encore jeune, il est cepen­dant aus­si le fruit d’une évo­lu­tion des sys­tèmes de pilo­tage aux États-Unis. De fait, les deux approches amé­ri­caines et fran­çaises convergent aujourd’­hui vers le même objec­tif, le mana­ge­ment de la per­for­mance, dans des contextes cultu­rels sen­si­ble­ment différents.

Balanced scorecard : un besoin accru de reporting

Figure 1 – Chaîne de cau­sa­li­té de la balan­ced scorecard

Le mana­ge­ment aux États-Unis est for­te­ment impré­gné par une culture de repor­ting, due en grande par­tie au poids des action­naires dans la vie de l’en­tre­prise. La rai­son d’être d’une entre­prise amé­ri­caine est de rému­né­rer ses action­naires, soit par des béné­fices annuels, soit par la créa­tion de valeur bour­sière. L’ac­tion­naire aux États-Unis est rare­ment le fon­da­teur de l’en­tre­prise, et les rela­tions avec la Bourse néces­sitent un repor­ting très réac­tif, par exemple pour rendre compte des résul­tats tous les trois mois. Ce repor­ting est donc essen­tiel­le­ment finan­cier, et il s’est impo­sé dans toute l’en­tre­prise, du haut jus­qu’en bas de la pyra­mide hié­rar­chique. La créa­tion de Busi­ness Units avec compte d’ex­ploi­ta­tion propre n’est d’ailleurs pas étran­gère à ce besoin de repor­ting. Cette pré­émi­nence du repor­ting finan­cier à tous les éche­lons de l’en­tre­prise a occul­té les autres ini­tia­tives de tableau de bord de pilo­tage au niveau des busi­ness units.

Les indi­ca­teurs finan­ciers ont tou­te­fois mon­tré leurs limites dans les années quatre-vingt quand est arri­vée la notion de créa­tion de valeur pour l’ac­tion­naire. On est pas­sé d’une logique de béné­fices dis­tri­buables à court terme (les résul­tats finan­ciers de l’an­née), à une logique de plus-value à moyen et long terme. Le nou­veau pro­blème posé aux action­naires (les fonds de pen­sion par exemple) est : quels seront les résul­tats futurs, et donc la valeur future de la socié­té dans laquelle nous allons inves­tir ? La réponse à cette ques­tion ne se trouve évi­dem­ment pas dans les résul­tats finan­ciers actuels, mais dans des élé­ments non finan­ciers qui influent sur les résul­tats futurs.

Figure 2 – Repré­sen­ta­tion tem­po­relle de la chaîne de cau­sa­li­té de la balan­ced scorecard

R. Kaplan et D. Nor­ton ont ain­si mis en évi­dence trois types de leviers agis­sant sur la per­for­mance future de l’en­tre­prise : la satis­fac­tion des clients, l’a­mé­lio­ra­tion des pro­ces­sus, et l’in­no­va­tion ou la capa­ci­té d’ap­pren­tis­sage de l’or­ga­ni­sa­tion. Ces trois axes de per­for­mance sont reliés aux résul­tats finan­ciers par une chaîne de rela­tions de cause à effet : les résul­tats finan­ciers de la socié­té sont condi­tion­nés par la satis­fac­tion des clients, elle-même assu­rée dans le cadre de pro­ces­sus s’a­dap­tant au contexte grâce à la capa­ci­té d’in­no­va­tion de l’en­tre­prise. Ce modèle cau­sal est repré­sen­té sur la figure 1.

Tou­te­fois, cette repré­sen­ta­tion syn­thé­tique de la chaîne de cau­sa­li­té de la balan­ced sco­re­card ne rend qu’im­par­fai­te­ment compte de l’im­pact des dif­fé­rentes pers­pec­tives sur les résul­tats finan­ciers : le sché­ma de la figure 2 repré­sente ces rela­tions de cause à effet dans une pers­pec­tive temporelle.

L’in­no­va­tion actuelle per­met­tra d’a­mé­lio­rer les pro­ces­sus à court terme, qui eux-mêmes garan­ti­ront une meilleure satis­fac­tion des clients à moyen terme et enfin des résul­tats finan­ciers à long terme.

Le modèle cau­sal de la balan­ced sco­re­card intègre donc la dimen­sion tem­po­relle, en plus d’in­di­ca­teurs non finan­ciers, d’où sa tra­duc­tion en fran­çais par tableau de bord pros­pec­tif (per­for­mance future).

Il répond donc au pro­blème de l’ac­tion­naire : de quelle infor­ma­tion ai-je besoin pour pré­voir la valeur de l’en­tre­prise à moyen et long terme ? Les indi­ca­teurs consti­tu­tifs de la balan­ced sco­re­card s’ins­crivent donc tou­jours dans la culture de repor­ting amé­ri­caine, et dans une vision finan­cière de l’en­tre­prise, en pri­vi­lé­giant le point de vue de l’actionnaire.

Le tableau de bord : l’exception française

L’é­vo­lu­tion du tableau de bord en France s’est dérou­lée dans un contexte très différent.

La France a connu au XXe siècle plu­sieurs mou­ve­ments de natio­na­li­sa­tion (en 1936, à la fin de la Seconde Guerre mon­diale, et en 1982).
La plu­part des grandes entre­prises fran­çaises ont été à un moment de leur his­toire sous contrôle de l’É­tat : la Régie Renault, Air France, la SNCF, l’Aé­ro­spa­tiale, les Char­bon­nages de France, EDF, la Socié­té Géné­rale, la BNP. En 1983, la taille du sec­teur public était consi­dé­rable : 3 000 entre­prises, 1,9 mil­lion de sala­riés, soit 9 % de la popu­la­tion active ; dans l’in­dus­trie, le sec­teur public repré­sen­tait 23 % des salariés.

L’É­tat action­naire n’est que fai­ble­ment pré­oc­cu­pé par les résul­tats finan­ciers de l’en­tre­prise, et la créa­tion de valeur lui est étran­gère (puisque les actions de l’en­tre­prise n’ont aucune liqui­di­té bour­sière). L’in­té­rêt de l’É­tat est cen­tré sur l’emploi, l’au­to­no­mie natio­nale et le rayon­ne­ment de la France à l’étranger.

On com­prend aisé­ment que dans ce contexte le repor­ting finan­cier ne soit pas une prio­ri­té. Par contre, pour pilo­ter ces entre­prises, il faut des outils, des indi­ca­teurs. Le concept de tableau de bord s’est donc déve­lop­pé comme un outil de pilo­tage indus­triel, consti­tué d’in­di­ca­teurs phy­siques (pro­duc­tion, stocks, délais de livrai­son, absen­téisme, parts de marché).

Ces tableaux de bord sont sou­vent éla­bo­rés de manière décen­tra­li­sée, pour le pilo­tage de chaque uni­té. Leur avan­tage est leur carac­tère très opé­ra­tion­nel, mais ils ne sont pas tou­jours en cohé­rence avec la stra­té­gie de l’en­tre­prise. L’ac­cent est donc sur­tout mis aujourd’­hui sur la coor­di­na­tion des tableaux de bord autour de la stra­té­gie de l’entreprise.

Pour réa­li­ser cette coor­di­na­tion au sein d’un sys­tème de tableaux de bord, la démarche fran­çaise repose sur un modèle de cau­sa­li­té entre le tableau de bord de niveau N et les tableaux de bord de niveau N‑1 immé­dia­te­ment infé­rieur (voir figure 3).

La Direc­tion géné­rale défi­nit les objec­tifs de l’en­tre­prise (la cible à atteindre), et les actions pour y par­ve­nir (la stra­té­gie). Ces actions sont regrou­pées en plans d’ac­tions par métier ou par fonction.

Les réa­li­sa­tions de ces actions deviennent les objec­tifs des divi­sions concer­nées. Chaque res­pon­sable de divi­sion défi­nit à son tour les actions à mener pour atteindre les objec­tifs qui lui sont assignés.

Les réa­li­sa­tions de ces actions deviennent ensuite les objec­tifs des dépar­te­ments de sa division.

Ain­si le lien entre chaque niveau de tableau de bord se fait par le couple objectif-action.

Les réa­li­sa­tions d’ac­tions défi­nies au niveau N deviennent les objec­tifs du niveau N‑1.

Le sys­tème de tableaux de bord de l’en­tre­prise se défi­nit donc de proche en proche, à par­tir de la stra­té­gie glo­bale : chaque res­pon­sable doit tra­duire ses objec­tifs en plans d’ac­tions concrètes, autre­ment dit chaque mana­ger construit la stra­té­gie de son uni­té en har­mo­nie avec la stra­té­gie de l’entreprise.

À chaque niveau hié­rar­chique, le tableau de bord comprend :

  • des indi­ca­teurs de résul­tat qui cor­res­pondent aux objec­tifs à atteindre,
  • des indi­ca­teurs d’ac­tion, repré­sen­tant la réa­li­sa­tion des actions décidées.


Un tel sys­tème de tableaux de bord per­met à la fois :

  • le repor­ting vers le niveau hié­rar­chique supé­rieur, par les indi­ca­teurs de résultat,
  • le pilo­tage de l’u­ni­té, par les indi­ca­teurs d’ac­tion et les indi­ca­teurs de résultat.
     
Figure 3 — Décli­nai­son de la stra­té­gie grâce au sys­tème de tableaux de bord

Conclusion

Les deux approches, balan­ced sco­re­card et tableau de bord, ont donc des fina­li­tés identiques :

  • équi­li­brer la mesure de la per­for­mance en réa­li­sant le bon mix entre indi­ca­teurs finan­ciers et physiques,
  • décli­ner la stra­té­gie au sein de l’organisation.


Les deux approches s’ap­puient sur un modèle cau­sal cher­chant à défi­nir les leviers d’a­mé­lio­ra­tion de la performance :

  • le modèle cau­sal de la balan­ced sco­re­card est pré­dé­fi­ni et met en rela­tion des acteurs internes et externes (les sala­riés et leurs com­pé­tences, l’or­ga­ni­sa­tion des pro­ces­sus, les clients),
  • le modèle cau­sal du tableau de bord est orga­ni­sa­tion­nel et se construit au cas par cas.


Par ailleurs, la balan­ced sco­re­card est très orien­tée repor­ting, tan­dis que le tableau de bord est plus axé sur le pilo­tage opérationnel.

En fonc­tion de la culture de l’en­tre­prise, et de l’im­plan­ta­tion géo­gra­phique de ses uni­tés (pays anglo-saxons ou scan­di­naves, pays latins), il peut donc être néces­saire d’a­dop­ter une démarche plu­tôt qu’une autre, tout en s’as­su­rant de dis­po­ser au mini­mum des trois élé­ments suivants :

  • un sys­tème d’in­di­ca­teurs de repor­ting cohé­rents et homo­gènes, qui irrigue toute l’en­tre­prise, depuis le bas jus­qu’en haut de la pyra­mide hiérarchique,
  • un ensemble de tableaux de bord qui satis­fait le besoin de pilo­tage à chaque niveau hiérarchique,
  • une chaîne de cau­sa­li­té bien défi­nie qui garan­tit que tous les indi­ca­teurs sui­vis sont en liai­son avec la stra­té­gie de l’entreprise. 

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Bibliographie

• KAPLAN R., NORTON D. : The Balan­ced Sco­re­card. Har­vard Busi­ness School Press, 1996.
• LEROY M. : Le tableau de bord au ser­vice de l’entreprise. Les Édi­tions d’Organisation, 1998.
• BOURGUIGNON A., MALLERET V., NORREKLIT H. : Balan­ced Sco­re­card ver­sus French tableau de bord : beyond dis­pute, a cultu­ral and ideo­lo­gi­cal pers­pec­tive. Les cahiers de recherche du groupe HEC, 2001.

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