Petits contresens sans importance

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°688 Octobre 2013Rédacteur : Jean SALMONA (56)

La célèbre épi­graphe appo­sée par Bee­tho­ven sur la par­ti­tion de son 16e qua­tuor : Muss es sein ? Es muss sein (Le faut-il ? Il le faut) a don­né lieu à de mul­tiples exé­gèses : pour les uns, il s’agirait d’une inter­ro­ga­tion – affir­ma­tion sur son œuvre au soir de sa vie. Pour d’autres, Bee­tho­ven aurait ain­si noti­fié à son ami Ignaz Demb­scher qu’il devait abso­lu­ment lui rem­bour­ser les 50 flo­rins qu’il lui devait.

Il sem­ble­rait, en défi­ni­tive, qu’il se soit agi d’un échange pério­dique avec sa femme de ménage qui lui récla­mait chaque same­di ses gages que le com­po­si­teur répu­gnait à lui payer. Est-ce bien impor­tant et n’est-il pas sage que cha­cun trouve dans le décryp­tage de ces mots au fond déri­soires l’idée qu’il se fait du grand Ludwig ?

Baroques

L’engouement de cer­tains pour la musique baroque pro­cé­de­rait ain­si d’un contre­sens. Ain­si, par exemple, le carac­tère appa­rem­ment mélan­co­lique de nombre des pièces de l’époque baroque est évi­dem­ment dû au filtre de notre culture moderne, qui attache ce sen­ti­ment au mode mineur sur­tout s’il s’agit d’un tem­po lent (une sara­bande par exemple).

CD : Concerti Grossi d’Arcangelo Corelli par Amandine BeyerEn fait, les pièces baroques sont, dans leur majo­ri­té, issues de com­mandes litur­giques ou mon­daines, et les états d’âme du com­po­si­teur y tiennent bien peu de place.

Les Concer­ti Gros­si d’Arcangelo Corel­li dont la vio­lo­niste Aman­dine Beyer vient d’enregistrer l’intégrale à la tête de son ensemble Gli Incog­ni­ti1 consti­tuent le monu­ment de la musique baroque orches­trale de l’époque. Concer­tos de chambre (da came­ra), d’église (da chie­sa), ce sont des œuvres d’un com­po­si­teur bien en cour auprès de tel ou tel prince de l’Église, des­ti­nées soit à des fêtes litur­giques, soit à des aca­dé­mies pri­vées. Sur­tout, c’est une flo­rai­son d’inventions har­mo­niques, modèle sur lequel s’appuiera Haen­del quelques années plus tard pour com­po­ser ses propres concer­ti gros­si.

CD : Café Zimmermann joue VivaldiAu même moment, Vival­di fait impri­mer un recueil de ses meilleurs concer­tos sous le titre géné­ral de L’Estro Armo­ni­co. Mais à la dif­fé­rence de Corel­li, il s’agit non de concer­ti gros­si mais de concer­tos pour ins­tru­ment soliste – violon(s), violoncelle(s) – et orchestre. Et bien que des­ti­nées aux jeunes pen­sion­naires de la Pie­tà, jeunes filles douées sur les­quelles règne Vival­di, ce sont des œuvres pro­fanes qui visent d’abord le plai­sir de l’auditeur, et qui ren­con­tre­ront un extra­or­di­naire succès.

L’excellent ensemble Café Zim­mer­mann2 joue avec brio ces pièces aux mille audaces ryth­miques et mélo­diques, musique véni­tienne qu’aimera Bach et qu’il uti­li­se­ra pour ses propres concertos.

CD : Christine Busch joue BachDe Bach, pré­ci­sé­ment, Chris­tine Busch inter­prète sur vio­lon baroque l’intégrale des Sonates et Par­ti­tas pour vio­lon seul3. En règle géné­rale, nous pré­fé­re­rons entendre ces pièces majeures jouées sur vio­lon moderne, avec comme enre­gis­tre­ment de réfé­rence celui de Nathan Milstein.

Eh bien, nous avouons avoir été trans­por­tés par l’exceptionnelle clar­té de cette inter­pré­ta­tion. Chris­tine Busch fait corps avec ces pièces dif­fi­ciles que l’on entend rare­ment jouées aus­si rigou­reu­se­ment et avec une telle séré­ni­té et une telle élévation.

Le vibra­to du vio­lon moderne appa­raî­trait du coup incon­gru. Un moment magique, une divine surprise.

CD : Italiane Baroque par Chiara Banchini et Amandine BeyerCitons enfin un cof­fret qui regroupe, sous le nom Ita­liane Baroque, des enre­gis­tre­ments de sonates et concer­tos de Valen­ti­ni, Gemi­nia­ni, Por­po­ra, Fio­ren­za, Albi­no­ni et Vival­di, dont les 4 Sai­sons, les uns par Chia­ra Ban­chi­ni et son Ensemble 415, les autres par Aman­dine Beyer et Gli Incog­ni­ti (voir plus haut), la crème de la musique baroque ita­lienne4 par la crème des baroqueux.

Debussy au piano

CD : Debussy par Nelson GoernerCer­tains voient Debus­sy comme un impres­sion­niste, peut-être parce qu’il fut leur contem­po­rain. Contre­sens ? En réa­li­té, les impres­sion­nistes ont eu bien des manières et si c’est de l’un d’entre eux qu’il fau­drait rap­pro­cher l’art de Debus­sy, ce serait sûre­ment de la pré­ci­sion de Caille­botte plu­tôt que du flou de Monet.

L’interprétation par Nel­son Goer­ner de L’Isle joyeuse, du 1er Livre des Images, du 2e Livre des Études et des Estampes5 sort du lot des inter­prètes habi­tuels : c’est celle d’un colo­riste pré­cis et raf­fi­né, qui donne la pri­meur au tou­cher et donc à la cou­leur tout en res­tant d’une abso­lue rigueur dans le manie­ment de la pédale forte : pas de flou !

Jar­dins sous la pluie est à cet égard exem­plaire et nous ferait presque oublier les enre­gis­tre­ments légen­daires de Sam­son Fran­çois et Robert Casa­de­sus. Écou­tez ce Debus­sy-là, fer­mez les yeux et… rêvez en couleurs.

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1. 2 CD ZIGZAG.
2. 1 CD ALPHA.
3. 2 CD PHI.
4. 7 CD ZIGZAG.
5. 1 CD ZIGZAG.

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