Patrons de crise : quels leviers d’actions ?

Dossier : Entreprise et ManagementMagazine N°588 Octobre 2003
Par Franck HERBAUX (87)
Par Laurent DUMAREST
Par Xavier MESNARD
Par Bruno MONTMERLE

En pleine crise de 1929, un an seule­ment après avoir pro­duit son pre­mier des­sin ani­mé, Walt Dis­ney com­mer­cia­li­sait un bloc-notes à l’ef­fi­gie de la fameuse sou­ris1.

Les mou­ve­ments oppor­tuns de diver­si­fi­ca­tion ont tou­jours été au cœur de la stra­té­gie de déve­lop­pe­ment de Dis­ney : « It all star­ted with a mouse » (tout a com­men­cé avec une sou­ris) selon Walt Disney.

Dès 1932, le prin­ci­pal vec­teur pour écou­ler les pro­duits Dis­ney, le Mickey Mouse Club comp­tait plus d’un mil­lion d’adhé­rents. Le suc­cès extra­or­di­naire de cette entre­prise jus­qu’à un pas­sé récent s’ex­plique par :

  • une marque forte, moteur des dif­fé­rents métiers du groupe,
  • une maî­trise stricte des coûts, ins­crite dans la phi­lo­so­phie même de l’en­tre­prise (« l’argent n’est pas un sub­sti­tut de l’imagination »).


De fait, les périodes de crise favo­risent la conquête de posi­tions concur­ren­tielles créa­trices de valeur : les acqui­si­tions, les inves­tis­se­ments sont moins coû­teux. Gagner des parts de mar­ché face à des concur­rents affai­blis est plus facile. Enfin, le mana­ge­ment est pous­sé à l’ac­tion, car les « poids morts » de l’en­tre­prise ne peuvent plus être conservés.

Le « patron de crise » doit ain­si concen­trer ses forces dis­po­nibles sur des acti­vi­tés ciblées et se reti­rer des acti­vi­tés non ren­tables. Dans le même temps, l’en­semble des res­sources com­mer­ciales et opé­ra­tion­nelles doit être mobi­li­sé pour amé­lio­rer signi­fi­ca­ti­ve­ment la performance.

Cinq leviers majeurs peuvent être uti­li­sés par le « patron de crise » : restruc­tu­rer les coûts, libé­rer les liqui­di­tés, mener une poli­tique com­mer­ciale de com­bat, pilo­ter l’im­pré­vi­sible et recon­fi­gu­rer les métiers.

Reconfigurer les métiers : saisir les opportunités stratégiques

La ques­tion que se posait Dis­ney en 1929 (Dois-je déve­lop­per de nou­veaux sec­teurs d’ac­ti­vi­té ? Ou encore, dois-je res­ter dans ce sec­teur d’ac­ti­vi­té ?) mérite tou­jours d’être posée. Tou­te­fois, le cadre tra­di­tion­nel d’a­na­lyse de por­te­feuille ne peut plus s’appliquer.

En effet, déve­lop­per une nou­velle acti­vi­té dans un envi­ron­ne­ment de plus en plus com­plexe et de plus en plus réac­tif requiert des inves­tis­se­ments colos­saux et des com­pé­tences mul­tiples (en concep­tion, logis­tique, mar­ke­ting…). Or les res­sources de l’en­tre­prise sont limi­tées et les pro­jets de déve­lop­pe­ment doivent satis­faire aux exi­gences de com­pé­ti­ti­vi­té, de retour sur inves­tis­se­ment et d’ex­po­si­tion au risque.

La pano­plie d’ac­tions stra­té­giques dont dis­pose le « patron de crise » s’est consi­dé­ra­ble­ment élar­gie. Il devient ain­si pos­sible de se concen­trer sur une par­tie seule­ment de la chaîne de valeur. IKEA sous-traite la fabri­ca­tion, pour se concen­trer sur la concep­tion, la vente et la dis­tri­bu­tion. Il délègue éga­le­ment à ses clients finaux l’as­sem­blage, acti­vi­té à faible valeur ajoutée.

Choi­sir une stra­té­gie adap­tée requiert aujourd’­hui d’é­va­luer, dans chaque métier stra­té­gique ou SBU (figure 1) :

  • l’im­por­tance stra­té­gique des savoir-faire de l’entreprise,
  • la com­pé­ti­ti­vi­té de l’en­tre­prise dans cha­cun de ces savoir-faire.


Des stra­té­gies nova­trices peuvent être ain­si iden­ti­fiées. Il est par exemple pos­sible de créer une nou­velle acti­vi­té sur un métier clé où l’en­tre­prise est par­ti­cu­liè­re­ment per­for­mante. C’est ce que fit Ame­ri­can Air­lines à par­tir de son ser­vice de réser­va­tion en ligne créé dans les années soixante-dix. Aujourd’­hui indé­pen­dant, Sabre est un lea­der mon­dial de la réser­va­tion en ligne de voyages dont la valeur est très supé­rieure à l’en­semble des acti­vi­tés d’A­me­ri­can Air­lines dans le trans­port aérien.

Compétitivité des activités/savoir-faire par métier stratégique

Restructurer les coûts : plus vite, plus fort

Des réduc­tions signi­fi­ca­tives (supé­rieures à 10 %) des coûts et des capi­taux employés peuvent être obte­nues en repen­sant com­plè­te­ment les opé­ra­tions. Quels que soient les moyens employés (sous-trai­tance, délo­ca­li­sa­tion, pro­grammes glo­baux d’a­chat…), plu­sieurs prin­cipes géné­raux doivent être suivis :

  • aller au-delà de la réduc­tion des coûts. Il s’a­git de maxi­mi­ser la valeur : par exemple faire l’ar­bi­trage, dans les pro­jets d’a­chat, entre spé­ci­fi­ca­tions et qua­li­té per­çue par les clients ;
  • trai­ter l’en­semble des coûts. Il ne doit pas y avoir de « vache sacrée ». Les coûts de mar­ke­ting ou de main­te­nance, par exemple, doivent et peuvent être réduits sans sacri­fier à la qua­li­té ;
  • employer tous les leviers. Des choix dras­tiques doivent être envi­sa­gés : en mutua­li­sant ses plates-formes de dis­tri­bu­tion avec des concur­rents, un lea­der du mar­ché des spi­ri­tueux a réa­li­sé des éco­no­mies d’é­chelle et libé­ré des res­sources pour inves­tir sur ses marques ;
  • culti­ver une culture de résul­tat. L’ob­ten­tion de résul­tats tan­gibles, mesu­rables doit être une obses­sion per­ma­nente. Des cibles ambi­tieuses doivent être fixées et com­mu­ni­quées en interne et en externe (ain­si, Air Liquide a annon­cé des objec­tifs de réduc­tion de coûts à 300 M€). La péren­ni­sa­tion des résul­tats doit être anticipée ;
  • fixer et com­mu­ni­quer clai­re­ment la dyna­mique du pro­jet (100 % des objec­tifs en deux ans, 80 % dès la pre­mière année) ;
  • mettre en place une équipe pro­jet dédiée pour mobi­li­ser l’en­semble de l’en­tre­prise. Ain­si, un lea­der mon­dial des maté­riaux de construc­tion, dont l’or­ga­ni­sa­tion est très décen­tra­li­sée, a réa­li­sé un pro­gramme glo­bal d’a­chat. En trois ans, les dépenses ont été réduites de 8 %. Afin de péren­ni­ser les résul­tats, une orga­ni­sa­tion Achats Groupe, fonc­tion­nant en réseau, a été éta­blie sans heurt à l’is­sue du pro­jet ;
  • impli­quer et enga­ger les plus hauts niveaux de mana­ge­ment. Orga­ni­ser des comi­tés de pilo­tage régu­liers et des cir­cuits de déci­sion rapides.


Au-delà des éco­no­mies immé­diates qu’elle génère, la restruc­tu­ra­tion des coûts rend les struc­tures de coûts plus trans­pa­rentes et mieux maî­tri­sées, et per­met de ren­for­cer l’ex­cel­lence opé­ra­tion­nelle en sys­té­ma­ti­sant les démarches de pro­grès continu.

Libérer les liquidités : la course au cash

En période de crise, le cash est le nerf de la guerre. En récu­pé­rant les liqui­di­tés mobi­li­sées dans l’ex­ploi­ta­tion opé­ra­tion­nelle, la réduc­tion du besoin en fonds de rou­le­ment (BFR) per­met de dis­po­ser d’un pré­cieux volant de liquidités.

Des amé­lio­ra­tions signi­fi­ca­tives (10 à 15 %, voire 20 %) peuvent être obte­nues en moins d’un an, sur :

  • les créances clients, en opti­mi­sant le pro­ces­sus de la prise de com­mande à l’en­cais­se­ment (order-to-cash). Une erreur de fac­tu­ra­tion ou de livrai­son peut géné­rer 30 à 60 jours de retard de paie­ment. René­go­cier les condi­tions de paie­ment est l’autre levier actionné ;
  • les dettes four­nis­seurs, en har­mo­ni­sant de manière ciblée les condi­tions de paie­ment. Avec les four­nis­seurs non stra­té­giques à faible pou­voir de négo­cia­tion, une simple com­mu­ni­ca­tion suf­fit pour revoir les condi­tions de paie­ment tan­dis que des négo­cia­tions ciblées seront néces­saires avec les four­nis­seurs stra­té­giques à fort pou­voir de négociation ;
  • les stocks, par des actions éche­lon­nées. Écou­ler les stocks morts, ajus­ter la pro­duc­tion et les stocks de sécu­ri­té per­met de réa­li­ser des gains rapides. Sur le plus long terme, des arbi­trages sur les niveaux de ser­vice ou les tailles de lot, et des amé­lio­ra­tions du sché­ma logis­tique, de l’ou­til de pro­duc­tion ou de l’offre doivent être réa­li­sés. Des modé­li­sa­tions, sou­vent simples, per­mettent d’i­den­ti­fier les gains et de réa­li­ser ces arbi­trages ou améliorations.


Le poten­tiel de réduc­tion du BFR est consé­quent mais déli­cat à réa­li­ser. La plu­part des sujets sont trans­verses, asso­ciant la finance, les ventes, la pro­duc­tion ou la logis­tique. Les pro­jets de réduc­tion du BFR doivent donc être menés par des équipes plu­ri-fonc­tion­nelles pilo­tées par la direc­tion générale.
Au-delà de la réduc­tion du BFR, la maî­trise des inves­tis­se­ments est un levier sou­vent négli­gé qui pré­sente pour­tant un poten­tiel de gain rapide et important.

Mener une politique commerciale de combat : différenciation et mobilisation

En période de crise, les volumes baissent, le risque de défaillance des clients aug­mente. Les concur­rents prennent des risques incon­si­dé­rés ou entament une guerre de prix. Les com­mer­ciaux sont démo­ti­vés, le réseau fragilisé.

Or la crise peut être une oppor­tu­ni­té : les concur­rents sont affai­blis et leur capa­ci­té de riposte est limi­tée. Cer­taines entre­prises par­viennent d’ailleurs à sur­vo­ler la crise en gagnant des parts de mar­ché et en aug­men­tant les marges. Tel lea­der mon­dial du plas­tique poly­amide est par­ve­nu en 2002 à aug­men­ter sa part de mar­ché de 5 points et à dou­bler son résul­tat opé­ra­tion­nel alors que le mar­ché se contractait.

Pour construire un tel suc­cès, il faut d’a­bord éla­bo­rer une offre gagnante et dif­fé­ren­ciée, en requa­li­fiant les besoins des clients, en foca­li­sant l’in­no­va­tion et anti­ci­pant les réac­tions des concurrents.

C’est la poli­tique sui­vie par Air France qui est par­ve­nu en 2002 à sta­bi­li­ser son chiffre d’af­faires et à amé­lio­rer son résul­tat opé­ra­tion­nel en déve­lop­pant une offre com­mer­ciale adap­tée sur le seg­ment « Loi­sirs » en riposte aux com­pa­gnies Low-Cost (seg­men­ta­tion nou­velle, plan de com­mu­ni­ca­tion agres­sif…) et sur le seg­ment « Affaires » (valo­ri­sa­tion du hub de Rois­sy, alliance Sky-team, déve­lop­pe­ment du e‑ticketing…).

Le second fac­teur de suc­cès est la poli­tique tari­faire : pilo­ter sa marge par une com­pré­hen­sion fine des coûts de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion, fixer les prix en fonc­tion de la valeur per­çue par le client… et accep­ter de perdre cer­tains clients ! Un lea­der de l’emballage a judi­cieu­se­ment déci­dé de se reti­rer du mar­ché des petits lots car les sur­coûts engen­drés (plus de 100 % par rap­port à des lots 10 fois plus grands) ne pou­vaient pas être réper­cu­tés aux clients.

Il est enfin néces­saire de mobi­li­ser les forces com­mer­ciales autour des points forts de l’en­tre­prise en les foca­li­sant sur les clients à fort poten­tiel et en ali­gnant leur sys­tème de moti­va­tion sur les objec­tifs du moment (marge plu­tôt que volume par exemple).

L’or­ga­ni­sa­tion doit éven­tuel­le­ment être adap­tée, notam­ment en ren­for­çant la dif­fu­sion des meilleures pra­tiques. Une socié­té d’as­su­rance a ain­si trans­fé­ré la ges­tion des sinistres à un ser­vice cen­tra­li­sé pour libé­rer les forces com­mer­ciales de ses agences.

Piloter l’imprévisible : garder le contrôle et rester flexible

Pen­dant la crise, le pilo­tage est ren­du plus dif­fi­cile : faible visi­bi­li­té, incer­ti­tude accrue, mon­tée des risques. De nom­breuses entre­prises sont alors ten­tées d’a­ban­don­ner les démarches tra­di­tion­nelles de pla­ni­fi­ca­tion et de contrôle.

Pour­tant, il est encore plus cri­tique dans cette période d’an­ti­ci­per les évo­lu­tions du mar­ché et de réagir immé­dia­te­ment aux déci­sions des concur­rents et aux modi­fi­ca­tions de l’environnement.

Pour satis­faire à cette exi­gence de maî­trise pré­cise et conti­nue des opé­ra­tions tout en évi­tant la lour­deur et la rigi­di­té des sys­tèmes de pilo­tage tra­di­tion­nels, il est néces­saire de trans­for­mer le sys­tème de pilo­tage admi­nis­tra­tif en sys­tème de pilo­tage opé­ra­tion­nel de la per­for­mance. Quelques prin­cipes fon­da­men­taux doivent être suivis :

  • main­te­nir un sys­tème de pla­ni­fi­ca­tion stra­té­gique et opé­ra­tion­nelle en aug­men­tant for­te­ment la fré­quence de revue des hypo­thèses stratégiques,
  • réunir fré­quem­ment le comi­té de direc­tion pour notam­ment rééva­luer les hypo­thèses stra­té­giques, les objec­tifs et les tactiques,
  • se foca­li­ser sur les leviers clés de per­for­mance opé­ra­tion­nelle, et notam­ment la ren­ta­bi­li­té et le cash,
  • sim­pli­fier le pro­ces­sus bud­gé­taire et éli­mi­ner les tâches à faible valeur ajoutée,
  • ren­for­cer les sys­tèmes de pro­grès conti­nu (bench­mar­king opé­ra­tion­nel, réso­lu­tion de problèmes…).

Conclusion

De nom­breuses actions peuvent être menées pour sor­tir vain­queur de la crise. Il faut accom­pa­gner les pro­grammes de réduc­tion de coûts et d’a­mé­lio­ra­tion du cash par des redé­ploie­ments stra­té­giques et des pro­jets de crois­sance. Le « patron de crise » doit recher­cher les actions qui auront un impact maxi­mal sur la per­for­mance de son entre­prise. Lorsque les nuages se dis­si­pe­ront, l’en­tre­prise gagnante aura sécu­ri­sé sa posi­tion… jus­qu’à la pro­chaine tempête !

1. Voir « Stra­te­gy Ana­ly­sis of the Walt Dis­ney Com­pa­ny », C. Kirk­man, Yale School of Mana­ge­ment. Plus tard, au début des années cin­quante, Dis­ney s’est diver­si­fié dans les parcs d’at­trac­tion alors en crise.

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