Noblesse et bourgeoisie

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°575 Mai 2002Par : Carlo Goldoni, dans une mise en scène d’Attilio MagguilliRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Pala­tine disait des comé­diens ita­liens de son temps qu’ils étaient “ un remède aux vapeurs ”. Aus­si fut-elle bien mar­rie lorsque son beau-frère, pous­sé par Madame de Main­te­non et Bos­suet, les chas­sa de Paris. Elle put à nou­veau se ravi­go­ter l’esprit après que son fils le Régent les eut fait reve­nir, sitôt le Roi dis­pa­ru et Madame de Main­te­non retour­née à Saint-Cyr digé­rer ses amertumes.

Pour ce faire, le Régent fit appel au duc de Mode­na, bon connais­seur des troupes ita­liennes, en lui deman­dant de rete­nir celle qu’il juge­rait la meilleure. Ce der­nier envoya à Paris la troupe de Lui­gi Ric­co­bo­ni. Elle se réins­tal­la dès le mois de mai 1716 à l’Hôtel de Bour­gogne, fief exclu­sif des Ita­liens depuis la mort de Molière et la créa­tion de la Comé­die fran­çaise, éta­blie pour sa part sur la rive gauche, à l’Hôtel de Gué­né­gaud puis rue des Fos­sés-Saint-Ger­main, ras­sem­blant ce qui res­tait des troupes de l’Hôtel de Bour­gogne, de Molière et du Marais.

Il se trou­va que Ric­co­bo­ni sou­hai­tait enno­blir la Com­me­dia dell’Arte : il jugeait la trop fré­quente tri­via­li­té des cane­vas sur quoi elle s’appuyait indigne de la vir­tuo­si­té tech­nique de ses exé­cu­tants, soi­gneu­se­ment for­més à la dic­tion, au chant, à la danse, à l’improvisation, au mime, et par­fois même à l’acrobatie. Il sou­hai­tait mettre tant de qua­li­té au ser­vice de véri­tables textes, à la façon de ce que les troupes fran­çaises avaient su faire avec un Cor­neille, un Molière, ou même le Racine des Plai­deurs, mais de textes qui fussent adap­tés au génie ita­lien du spectacle.

Il se trou­va dans le même temps qu’un jeune auteur fran­çais aspi­rait, pour créer le théâtre dont il se sen­tait por­teur, à plus de légè­re­té et de grâce dans le jeu que n’en met­taient les comé­diens fran­çais, chez qui les pra­tiques de scène un peu empe­sées de l’Hôtel de Bour­gogne sem­blaient alors l’emporter sur celles héri­tées de Molière, d’ailleurs elles-mêmes plus orien­tées sur la farce que sur la fée­rie. L’auteur en ques­tion s’appelait Mari­vaux et de ce mira­cu­leux ren­contre entre lui et Ric­co­bo­ni, entou­ré de ses comé­diens, naquit un des moments les plus cha­toyants de l’histoire du théâtre depuis les Grecs.

Or les comé­diens ita­liens sont tou­jours pré­sents à Paris, par leurs tra­di­tions du moins, et il ne tient qu’à vous de les aller voir en leur Comé­die ita­lienne, rue de la Gaî­té. Dans cette petite salle bénie de Tha­lie, déco­rée à ravir comme pour un car­na­val véni­tien, on joue à pré­sent sous la hou­lette de M. Atti­lio Mag­guilli et, chaque année, je vous dis beau­coup de bien de ce qui s’y passe.

Cette sai­son, c’est encore dans l’immense oeuvre de Gol­do­ni que la troupe a pui­sé, pour nous diver­tir avec Noblesse et bour­geoi­sie. Comme à l’accoutumée, ses deux plus fidèles piliers, Mme Hélène Les­trade et M. Jean-Paul Lahore, nous emportent au fir­ma­ment de l’art théâ­tral. La pre­mière avec, entre autres, ses inef­fables petits cris, tou­jours inat­ten­dus, le second par la chaude tona­li­té de ses apar­tés, et quan­ti­té de plai­santes trouvailles.

Il y a peut-être tout de même un peu trop de criaille­ries et de bruits de bouche chez leurs jeunes et bon­dis­sants par­te­naires. Je ne suis pas sûr en outre que le choix du texte cor­res­ponde bien au génie propre de M. Mag­guilli. Il excelle dans la com­bi­nai­son de fée­rie et de comique, qu’il tire soit de la nature même de la situa­tion, soit de l’interprétation bur­lesque et outrée d’un texte qui ne serait pas comique par nature.

Or le thème de Noblesse et bour­geoi­sie – l’histoire d’une jeune femme d’origine bour­geoise outra­geu­se­ment trom­pée par son comte de mari mais qui réta­blit la situa­tion à force de patience – ne porte pas de soi au rire, car seul le comte se montre un peu ridi­cule avec ses impa­tiences et ses volte-face, non plus qu’il se prête aux outrances des jeux à contre-emploi et autres res­sorts explo­sifs dont on a vu, en d’autres cir­cons­tances, M. Mag­guilli tirer un par­ti étonnant.

De sorte que si, ces der­nières sai­sons, l’on pou­vait, sans contre­dit, accor­der un “ vaut le voyage ” au spec­tacle de la Comé­die ita­lienne, je serais ten­té cette fois de m’en tenir à un “ vaut le détour ”, disons un long détour, parce que nous nous sommes bien amu­sés quand même, empor­tés par tant de viva­ci­té. Et puis, la langue dans quoi tout cela est dit se révèle un enchantement

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