MONDIALISATION DES MARCHANDISES ET MARCHANDISATION DU MONDE

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°643 Mars 2009Par : Marc Chervel (52)Rédacteur : Charles-Michel Marle (53)Editeur : Paris – Éditions Publisud 15, rue des Cinq-Diamants, 75013 Paris. Tél. 01.45.80.78.50. - 2008

Couverture du livre de Marc ChervelNotre cama­rade Marc Cher­vel, empor­té en décembre 2004 par une mala­die brève et inexo­rable, a tra­vaillé pen­dant plus de trente ans sur les pro­blèmes de l’évaluation et de la pro­gram­ma­tion des pro­jets dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment. Se sachant condam­né à brève échéance alors qu’il pré­pa­rait ce livre, il lais­sa à son épouse Armelle le soin de le faire publier après son décès.

Il y fait part de son expé­rience d’économiste de ter­rain, confron­té aux maux bien réels que sont la misère, le sous-déve­lop­pe­ment, l’inégalité crois­sante du par­tage des richesses. Ayant consta­té les effets per­vers, pour les habi­tants des pays dits « en voie de déve­lop­pe­ment1 », de l’ouverture au mar­ché mon­dial et de l’application des méthodes ins­pi­rées par le libé­ra­lisme éco­no­mique, il défend avec vigueur une approche de l’évaluation des pro­jets autre que celle prô­née par les grands orga­nismes inter­na­tio­naux tels que l’OCDE, la Banque mon­diale, la FAO. Cette méthode, dite « des effets », subor­donne les choix éco­no­miques à un Plan de déve­lop­pe­ment, c’est-à-dire à une poli­tique éco­no­mique défi­nie par les pou­voirs publics. Pour éva­luer l’intérêt d’un pro­jet, elle en ana­lyse les coûts et les avan­tages en tenant compte de tous les effets pré­vi­sibles, sans se limi­ter au seul inté­rêt éco­no­mique de l’entrepreneur. Elle tient compte des effets indi­rects du pro­jet sur la vie des habi­tants, et se pré­oc­cupe aus­si de la dis­tri­bu­tion de la richesse addi­tion­nelle créée entre les dif­fé­rents acteurs sociaux.

Deux grandes parties : méthodes et observations

L’ouvrage com­porte sept cha­pitres, qu’on peut sché­ma­ti­que­ment regrou­per en deux grandes par­ties. Les trois pre­miers cha­pitres pré­sentent les méthodes d’évaluation des pro­jets : méthode des « prix de réfé­rence », ins­pi­rée, ain­si que ses variantes, par la doc­trine du libé­ra­lisme éco­no­mique, d’une part ; méthode des effets, d’autre part. Ces méthodes sont com­pa­rées ; les cri­tiques for­mu­lées à l’encontre de la méthode des effets par cer­tains éco­no­mistes libé­raux (Bela Balas­sa, Fer­nand Mar­tin) sont expo­sées, puis discutées.

Enfin l’historique des appli­ca­tions de la méthode des effets (au Maroc, en Côte‑d’Ivoire, en France même lors de l’arrêt de l’extraction de char­bon) est pré­sen­té dans ses grandes lignes.

Les effets pervers de la théorie économique libérale

La seconde grande par­tie, consti­tuée par les cha­pitres 4 à 7, est plus hété­ro­gène, mais aus­si plus riche en obser­va­tions sou­vent pro­fondes concer­nant le monde réel dans lequel nous vivons. Elle débute (cha­pitre 4) par une réflexion très inté­res­sante ins­pi­rée par la simple ques­tion, qui ne peut man­quer de frap­per l’esprit d’un obser­va­teur impar­tial : pour­quoi la théo­rie éco­no­mique libé­rale, selon laquelle le lais­ser-faire, la libre concur­rence, la mise sur le mar­ché de tou­jours plus de ser­vices et de biens sont sup­po­sés conduire auto­ma­ti­que­ment à un opti­mum et à un ave­nir radieux pour tous, est-elle si soli­de­ment ancrée dans l’enseignement offi­ciel, dans les esprits des diri­geants des grands orga­nismes inter­na­tio­naux et des grands pays indus­tria­li­sés ? Ses effets per­vers sont pour­tant depuis long­temps évi­dents dans les pays dits « en voie de déve­lop­pe­ment» ; et les pays indus­tria­li­sés sont, eux aus­si, en train d’en prendre conscience avec l’aggravation du chô­mage de masse, les délo­ca­li­sa­tions, les spé­cu­la­tions finan­cières débri­dées. Ses acquis théo­riques reposent sur des hypo­thèses qui sont très loin d’être réa­li­sées dans le monde actuel. L’auteur exa­mine les diverses réponses qu’on peut don­ner à cette ques­tion (autres que celle, évi­dente, que c’est ain­si que se jus­ti­fient ceux qui contrôlent le sys­tème et en pro­fitent), et je laisse au lec­teur le plai­sir de les découvrir.

Il montre, par des exemples pré­cis, que la libé­ra­li­sa­tion géné­rale des échanges des biens et ser­vices est incom­pa­tible avec les exi­gences d’indépendance et de sou­ve­rai­ne­té natio­nale, et qu’une ouver­ture libé­rale de plus en plus mar­quée du com­merce avec les pays dits « en voie de déve­lop­pe­ment » ne peut conduire à un déve­lop­pe­ment har­mo­nieux et béné­fique pour les habi­tants de ces pays.

La méthode des effets

Le cha­pitre 5 décrit les tra­vaux, uti­li­sant la méthode des effets, effec­tués lors des débats qui ont pré­cé­dé l’arrêt de l’extraction de houille en France. Les deux der­niers cha­pitres enfin pré­sentent les idées de l’auteur concer­nant le pro­blème de l’emploi et la recherche de nou­veaux cri­tères de gestion.

Pré­ci­sons bien que ce livre n’est pas qu’un pam­phlet de plus contre les excès du libé­ra­lisme éco­no­mique : la rigueur de pen­sée de l’auteur, la pré­ci­sion des argu­ments qu’il emploie en font un solide outil de tra­vail pour les éco­no­mistes du nou­veau siècle.

L’État, instance de débat, de régulation et d’arbitrage

En cette période de crise où le dis­cours poli­tique redé­couvre l’utilité de l’État, sa place, son rôle et les moyens dont il dis­pose pour ten­ter de maî­tri­ser le chaos géné­ré par les excès du libé­ra­lisme finan­cier et éco­no­mique et intro­duire une régu­la­tion plus effi­cace, le tra­vail de Marc Cher­vel trouve toute sa per­ti­nence et son actualité.

L’État y est en effet très pré­sent, comme agent éco­no­mique par­mi d’autres (entre­prises, sala­riés…) bien sûr, mais aus­si comme ins­tance de débat, de régu­la­tion et d’arbitrage. Il ne s’agit bien évi­dem­ment pas d’un État dont on exalte le rôle et actionne les moyens réga­liens lorsqu’il s’agit de pro­té­ger, voire de sau­ver, les inté­rêts des puis­sants et des riches, c’està- dire d’un État par­ti­san. Tout au contraire il s’agit d’un État au rôle per­ma­nent et non cir­cons­tan­ciel, situé au car­re­four du dia­logue entre les inté­rêts rare­ment spon­ta­né­ment conver­gents des acteurs éco­no­miques, garant de l’intérêt col­lec­tif et du ser­vice public, et capable de mettre en oeuvre des déci­sions et une jus­tice qui ne vont pas à sens unique. Dans le monde d’aujourd’hui, la pen­sée de Marc Cher­vel reste d’une brû­lante actualité.

D’autres ouvrages

Outre ce livre-tes­ta­ment et plu­sieurs manuels d’économie appli­quée, Marc Cher­vel a publié un autre livre très inté­res­sant, De la Résis­tance aux guerres colo­niales – des offi­ciers répu­bli­cains témoignent. Le groupe Poly­dées, qu’il avait rejoint peu après sa créa­tion, est fier de l’avoir comp­té par­mi ses membres.

1. Selon les chiffres publiés en 2002 par la Banque mon­diale, en Afrique sub­sa­ha­rienne, entre 1990 et 1999, le nombre de per­sonnes vivant avec moins de 1 dol­lar par jour est pas­sé de 241 mil­lions à 315 mil­lions, soit en pour­cen­tage de la popu­la­tion totale de 47,4% à 49%; dans ces condi­tions, l’appellation « pays en voie de déve­lop­pe­ment » n’est-elle pas inappropriée ?

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