Manuel de conversation franco-tonkinois

Mes rapports avec la langue vietnamienne

Dossier : VIÊT-NAMMagazine N°525 Mai 1997Par : François RIDEAU (57)



C’est en ce bout du monde à quelques enca­blures de la fron­tière chi­noise que naquit mon père (28), fon­da­teur d’une de ces nom­breuses et éphé­mères dynas­ties poly­tech­ni­ciennes si carac­té­ris­tiques du recru­te­ment de l’É­cole. Encore ma grand-mère dut-elle quit­ter aupa­ra­vant le poste de Trùng Khánh Phu¸ à 60 km de là pour rejoindre Cao Bang en chaise à por­teurs par de mau­vais che­mins de mon­tagne à tra­vers la forêt vierge dans une région infes­tée de tigres et de panthères.

Je suis heu­reux de trou­ver l’oc­ca­sion ici de rendre hom­mage à mon grand-père, Émile Rideau, capi­taine d’In­fan­te­rie colo­niale, Mort pour la France le 25 sep­tembre 1915 à Souain à l’âge de 48 ans. Arri­vé au Ton­kin en 1895, il par­ti­ci­pa à la lutte contre le DêThám, célèbre résis­tant, chef d’une bande de pavillons noirs. Mais c’é­tait un homme d’une bon­té et d’une géné­ro­si­té extra­or­di­naires. Il n’hé­si­tait jamais à se lan­cer dans cette jungle mon­ta­gneuse en pleine mous­son pour secou­rir des familles en dif­fi­cul­té, fai­sant office au besoin de méde­cin et même de sage-femme ! Et il par­lait le vietnamien !

Je ne sus ce der­nier point que bien plus tard, quand je mis la main sur le manuel de conver­sa­tion fran­co-ton­ki­nois dans lequel il apprit cette langue magni­fique. Sur la page de garde figure sa signa­ture, et au fil des pages, on peut lire ses anno­ta­tions fines et ser­rées écrites à la plume ser­gent-major. Ce lexique, édi­té par les Mis­sions, reflète bien ce pour­quoi avait été inven­té à l’o­ri­gine le quôc ngu, à savoir la pro­pa­ga­tion de la reli­gion catho­lique. Les pre­miers mots tra­duits durent sur­prendre bon nombre de Viet­na­miens de l’époque :

– le pur­ga­toire : lua giai tôi (le feu qui rachète les fautes) ;
– les limbes : lâm bô (sans doute une trans­crip­tion phonétique) ;
– le saint sacre­ment : châu giò (attente en pros­ter­na­tion de l’heure).

Le livre, fort pré­cis sur les us et les cou­tumes du pays, se ter­mine par une conver­sa­tion sur­réa­liste et iné­nar­rable entre un Résident inquiet des troubles qui se pro­duisent (déjà), un lieu­te­nant char­gé de main­te­nir l’ordre (tou­jours !) et divers Viet­na­miens qui n’en peuvent mais !

L’his­toire se répé­tant, je naquis moi-même à Gabès en Tuni­sie, au hasard des gar­ni­sons de mon propre père, alors capi­taine du Génie. Être né au Magh­reb et avoir un père né au Ton­kin, c’en était trop pour l’é­tat civil et je dus aller à la mai­rie faire la queue au milieu de nos amis afri­cains et asia­tiques pour récu­pé­rer (pro­vi­soi­re­ment ?) ma natio­na­li­té, juste retour des choses !

Mon pre­mier contact avec le Viêt-nam fut la chute de Diên Biên Phu. J’é­tais alors en ter­mi­nale au Pry­ta­née de la Flèche (où m’a­vait pré­cé­dé autre­fois mon grand-père) et nous eûmes droit à une longue prise d’armes un peu funèbre dans la cour d’hon­neur à la mémoire des jeunes bru­tions dis­pa­rus. Quelques années plus tard, je devais retrou­ver en Algé­rie où j’é­tais DLO au 35e RALP bien de ces offi­ciers d’In­do déçus et amers croyant encore pour­suivre des Viêts au milieu des Aurès ! Après le putsch d’Al­ger, le 35e fut envoyé sur la fron­tière tuni­sienne où je pilon­nais épi­so­di­que­ment le pays qui m’a­vait vu naître ! Il y en a qui ne sont jamais contents !

Les uni­tés para­chu­tistes furent par­mi les pre­mières à quit­ter l’Al­gé­rie. Je ter­mi­nai ain­si la petite his­toire colo­niale de ma famille en me retrou­vant à Ver­dun sur les champs de bataille de mon grand-père.

Le quõc ngu~

Peu après mon retour d’Al­gé­rie, je conçus un cer­tain inté­rêt pour le Viêt-nam et déci­dai d’ap­prendre la langue viet­na­mienne. Je m’at­ten­dais à des idéo­grammes et fus bien sur­pris de trou­ver une langue écrite en carac­tères roma­ni­sés, le quôc ngu, créé au XVIIe siècle par des mis­sion­naires jésuites en vue de pro­pa­ger nos propres croyances.

À cette époque, la langue viet­na­mienne, consi­dé­rée comme vul­gaire, jouait un rôle secon­daire par rap­port au sino-viet­na­mien, langue offi­cielle et savante. Cette der­nière, du chi­nois pro­non­cé à la viet­na­mienne, était comme son nom l’in­dique (chu nho, écri­ture des let­trés) uti­li­sée uni­que­ment par une mino­ri­té d’ins­truits et n’a­vait que peu de rap­port avec la langue natio­nale par­lée par la popu­la­tion. Pour celle-ci exis­tait bien une trans­crip­tion appe­lée écri­ture démo­tique ou chu nôm, mais, basée elle-même sur des carac­tères chi­nois – chaque mot récla­mait deux idéo­grammes acco­lés, l’un dési­gnant le sens, l’autre la pho­né­tique -, elle exi­geait une connais­sance préa­lable du chi­nois et sa lec­ture n’é­tait donc pas plus acces­sible à tous que le chu nho, même si son adop­tion par les let­trés dans leurs loi­sirs per­mit l’é­clo­sion d’une lit­té­ra­ture nationale.

Pour dif­fu­ser les mys­tères sub­tils de la Sainte-Tri­ni­té (Dúc chúa lòi ba ngôi) ou du péché ori­gi­nel (tôi nguyên lai), nos braves mis­sion­naires lui pré­fé­raient une trans­crip­tion uni­que­ment pho­né­tique en carac­tères latins. C’est ain­si que naquit le quôc ngu pour le plus grand pro­fit de notre Sainte Mère l’É­glise tout d’a­bord (le pre­mier ouvrage édi­té en quôc ngu, le fut à Rome, en 1651, et était un caté­chisme écrit par le R. P. Alexandre de Rhodes), puis des occu­pants fran­çais qui s’en ser­vaient pour for­mer leurs col­la­bo­ra­teurs et enfin des révo­lu­tion­naires de toutes ten­dances qui en fai­saient un bon outil de pro­pa­gande de leurs idées par­mi le peuple.

Le pres­tige sécu­laire du chi­nois fut cepen­dant long à dis­pa­raître. Les concours trien­naux en carac­tères chi­nois sub­sis­tèrent jus­qu’en 1919, date à laquelle le quôc ngu devint la langue offi­cielle du Viêt-nam. Impo­sé par l’ad­mi­nis­tra­tion colo­niale et consi­dé­ré à l’é­poque comme le sym­bole de l’oc­cu­pa­tion étran­gère, il fut long­temps bou­dé par la popu­la­tion et ne fut vrai­ment accep­té comme écri­ture natio­nale que vers les années 30, quand les patriotes s’a­vi­sèrent de son extra­or­di­naire effi­ca­ci­té dans l’al­pha­bé­ti­sa­tion des masses (un enfant met au plus deux ans à maî­tri­ser le viet­na­mien écrit et par­lé avec le quôc ngu alors que dix ans ou plus sont néces­saires pour la com­pré­hen­sion du chu nho comme du chu nôm) et dans la dif­fu­sion des connaissances.

Fruit de l’in­gé­nio­si­té des mis­sion­naires jésuites de diverses natio­na­li­tés dans leur effort pour trans­crire le plus exac­te­ment pos­sible le par­ler viet­na­mien, le quôc ngu est peut-être la pre­mière sinon la seule œuvre de col­la­bo­ra­tion euro­péenne d’en­ver­gure utile et durable. Qu’at­tend l’U­nion euro­péenne pour célé­brer sa nais­sance au che­vet de laquelle veillèrent des Por­tu­gais, Espa­gnols, Ita­liens et Fran­çais ? C’est à cause de cette filia­tion hété­ro­clite que l’al­pha­bet viet­na­mien pré­sente cer­taines dif­fé­rences avec le fran­çais et des ana­lo­gies frap­pantes avec l’es­pa­gnol et le por­tu­gais. Ain­si la plu­part des lettres de l’al­pha­bet viet­na­mien se pro­noncent comme en fran­çais excepté

: – le â pro­non­cé euh avec une inflexion mon­tante ; existe en plus le a (sur­mon­té d’un accent en forme de coupe, concave) pro­non­cé ah avec une inflexion montante,
– le d pro­non­cé comme un z ; le son d en fran­çais est ren­du par le d viet­na­mien (bar­ré),
– le e pro­non­cé comme un è ; le son e en fran­çais est ren­du par le o viet­na­mien (muni d’une “queue”),
– le o pro­non­cé or (le son o en fran­çais est ren­du par le ô vietnamien),
– le u pro­non­cé ou (le son u fran­çais n’existe pas tout seul en vietnamien).

Existent en plus dans le viet­na­mien des diph­tongues à pro­non­cia­tion spé­ci­fique telles que th (aspi­rer for­te­ment le h), ch (à peu près comme tch), kh (proche de la rota espa­gnole), nh (comme gn), ng et ngh (un peu comme ng dans jogging). 

Polytonie

Ce qui frappe dans le viet­na­mien, c’est la sim­pli­ci­té et l’a­ban­don de ses formes, l’har­mo­nie de ses tons, la richesse de son appa­reil conso­nan­tique et voca­lique, ses ono­ma­to­pées si expres­sives, sa dou­ceur et même sa faci­li­té. Quoi de plus simple que des mono­syl­labes où la poly­to­nie faci­lite le tra­vail de la mémoire en flat­tant agréa­ble­ment l’oreille ?

Soit, par exemple, le mot « ma » que la gamme poly­to­nique va sextupler :

– ma : fan­tôme ; c’est le ton plat ou le sans accent bang, la voix reste au même niveau,
– má : joue ; c’est l’ac­cent aigu, sac, la voix monte,
– mà : mais, que ; c’est l’ac­cent grave, huyên, la voix descend,
– ma ? : tom­beau ; c’est l’ac­cent inter­ro­ga­tif hoi. On pro­nonce le mot comme si l’on est à la fin d’une phrase interrogative,
– mã : che­val (pièce du jeu d’é­checs) ; c’est l’ac­cent tom­bant ngã, la voix s’in­flé­chit comme dans le hoi, remonte puis descend,
– ma. : le plant de riz ; c’est l’ac­cent lourd nang ; la voix des­cend et s’ar­rête brus­que­ment avec un petit racle­ment du fond de la gorge.

Tout ceci paraît un peu confus et pour­tant une bonne dic­tion est essen­tielle si l’on veut évi­ter des contre­sens risibles comme :

– nhà thò : l’é­glise / nhà thô : la mai­son chère à Mme Tel­lier où offi­cient Rosa la Rosse et Flo­ra la Balançoire.

Heu­reu­se­ment, j’eus la chance d’a­voir un bon pro­fes­seur de dic­tion en la per­sonne de mon cher cama­rade Nguyên Trong Anh (57) que je ne remer­cie­rai jamais assez pour sa patience et sa gen­tillesse inal­té­rables. Je signale cepen­dant pour ceux qui ne peuvent dis­po­ser des ser­vices de notre émé­rite pro­fes­seur de chi­mie l’exis­tence de méthodes audios, bien pré­cieuses pour une pre­mière approche de la langue vietnamienne.

Cepen­dant, sans vou­loir décou­ra­ger les futurs viet­na­mi­sants, je dois dire qu’à part les enfants et de rares excep­tions adultes, il est impos­sible pour un étran­ger de par­ler par­fai­te­ment le viet­na­mien comme les autoch­tones car la plus légère inflexion inexacte suf­fit pour don­ner à son par­ler un « accent » d’ailleurs, aisé­ment reconnaissable.

En outre, il faut savoir qu’à l’ins­tar du fran­çais avec ses accents mar­seillais, belge, cana­dien…, le viet­na­mien se pro­nonce dif­fé­rem­ment au Nord, au Sud et au Centre, le par­ler du Centre étant le plus sin­gu­lier et le plus dif­fi­cile à com­prendre, même pour les Viet­na­miens d’une autre région.

Et de même qu’il est pré­fé­rable pour un étran­ger d’ap­prendre le fran­çais avec l’ac­cent pari­sien, il vaut mieux apprendre le viet­na­mien avec la pro­non­cia­tion du Nord, là où se trouve le ber­ceau de la langue, d’au­tant plus que les gram­maires et dic­tion­naires viet­na­miens s’y réfèrent pour fixer l’orthographe.

Une des grandes dif­fi­cul­tés du viet­na­mien est le nombre incroyable d’ho­mo­nymes ou plu­tôt de sens dif­fé­rents pour un même mot dont la signi­fi­ca­tion exacte dépend du contexte. Repre­nons par exemple le mot mã ci-des­sus. En plus du sens cité, il peut signifier :

– le plu­mage ; chim tôt mã : oiseau à beau plumage ;
– l’ob­jet votif en papier ; dôt mã : brû­ler des objets votifs (pour qu’ils rejoignent dans l’autre monde le cher disparu !) ;
– le code ; mât mã : le code secret.

Mã entre aus­si dans la for­ma­tion des mots composés :

– mã dê : plan­tain, plante de la famille des plantagénacées ;
– mã não : agate ;
– mã tâu : sorte de yatagan…

Pour les Viet­na­miens cette homo­ny­mie com­porte un aspect très posi­tif puis­qu’elle est la source d’une infi­ni­té de jeux de mots, dans la lit­té­ra­ture comme dans la vie quo­ti­dienne, dont témoignent nombre d’a­nas rela­tant les trou­vailles de ce sport intel­lec­tuel populaire. 

Appellations

Un autre aspect gênant dans la langue viet­na­mienne, pour nous autres Fran­çais, est l’ab­sence de véri­tables pro­noms per­son­nels. À la rigueur, tôi (pro­non­cer tauille) peut jouer le rôle de notre je, mais dans maintes cir­cons­tances, la poli­tesse la plus élé­men­taire pros­crit son emploi. Ain­si un enfant s’a­dres­sant à sa mère se nom­me­ra con (pro­non­cer conn) = enfant et l’ap­pel­le­ra me = maman et réci­pro­que­ment sa mère se nom­me­ra me et l’ap­pel­le­ra con. D’où la petite conversation :

– Con di choi vói chi, me oi ! = Je sors avec grande sœur, maman !
– Không, con o nhà vói me ! = Non, tu restes avec moi !

On voit appa­raître ici l’im­por­tance cen­trale de la famille (gia dình) dans la socié­té viet­na­mienne avec une pré­ci­sion des termes sans équi­va­lence chez nous ou ailleurs :

– Cu ông = arrière-grand-père ; cu bà = arrière-grand-mère,
– Ông nôi = grand-père pater­nel ; bà nôi = grand-mère paternelle,
– Ông ngoai = grand-père mater­nel ; bà ngoai = grand-mère maternelle,
– Ông = mon­sieur ; bà = madame,
– Bô, cha, ba, thây, câu… = père ; me., má, me, u, mo… = mère,
– Bác = oncle ou tante, grand frère ou grande sœur du père, son épouse ou époux,
– Chú = oncle, frère cadet du père ou époux de la jeune tante ; thím = femme du jeune oncle,
– Cô = tante, jeune sœur du père,
– Câu = frère de la mère ; mo = son épouse,
– Dì = sœur de la mère ; Duong = son époux,
– Anh = grand frère ; chi = grande sœur ; em = petit frère ou petite sœur,
– Con = enfant ; cháu = neveu ou petit-enfant.

Un même petit gar­çon se nom­me­ra « em » en par­lant à son grand frère (anh) mais se dési­gne­ra « anh » avec sa petite sœur. Ima­gi­nez la gym­nas­tique ver­bale que cha­cun doit déployer non seule­ment pour se nom­mer mais aus­si pour dési­gner l’in­ter­lo­cu­teur sans comp­ter les tiers dans les réunions de famille ! Quelle habi­tude dérou­tante pour nous qui n’a­vons que notre misé­rable je et nous nous trou­vons déjà com­pli­qués par rap­port aux Anglais avec nos tu et vous !

Dis­cu­tant avec un inter­lo­cu­teur n’ayant aucun lien de paren­té avec vous, vous pou­vez l’ap­pe­ler cu, ông, bác, chú, cô, anh, em, cháu… selon son âge, son sexe et sa posi­tion sociale et vous nom­mer selon les mêmes cri­tères con, cháu, tôi, em, anh, chi, cô, chú, bác, ông, bà… Il va de soi que la moindre des poli­tesses est d’u­ti­li­ser le terme appro­prié aus­si bien pour dési­gner votre inter­lo­cu­teur que vous-même. N’al­lez pas don­ner du « em » à la pre­mière jeune fille venue, ce serait trop affec­tueux, ni du « bà », ce qui serait trop vexant ; sui­vant les cir­cons­tances, cô ou chi serait plus indi­qué. Bref, il faut faire preuve de doig­té et dans ce domaine, nous avons beau­coup à apprendre de nos amis viet­na­miens, rustres que nous sommes.

Un autre grand mys­tère est le nombre limi­té de patro­nymes, Nguyên étant le plus sou­vent ren­con­tré. En feuille­tant l’an­nuaire de l’X, j’ai trou­vé une soixan­taine de cama­rades viet­na­miens dont une bonne moi­tié appa­raît sous ce patro­nyme. Cer­tains Viet­na­miens l’ex­pliquent par le fait que Nguyên est le nom de famille de la der­nière dynas­tie régnante mais la majo­ri­té des Viet­na­miens ne sont pas de sang royal ou n’é­taient pas obli­gés de por­ter le nom de leur roi !

À cause du nombre res­treint de patro­nymes, il est d’u­sage d’ap­pe­ler le Viet­na­mien par son pré­nom et non son nom. Pre­nons l’exemple de M. Nguyên Van Trong dont le patro­nyme est Nguyên, le pré­nom Trong, Van étant une sorte de pré­nom explé­tif. On l’ap­pel­le­ra Cu Trong, Ông Trong, Anh Trong sui­vant les circonstances. 

Syntaxe

Au pre­mier abord, pour un Fran­çais, la gram­maire viet­na­mienne paraît simple : pas de décli­nai­son, de conju­gai­son ni d’ac­cord des mots, ordre de la phrase rela­ti­ve­ment sem­blable à celle en fran­çais. À la longue, il s’a­per­çoit que trop d’el­lipses et le manque de pro­noms (per­son­nels, rela­tifs) et conjonc­tions, sans comp­ter un nombre impres­sion­nant d’ex­pres­sions et de tour­nures spé­ciales, rendent la langue dif­fi­cile à lire et sur­tout à écrire, en par­ti­cu­lier pour expri­mer des pen­sées arti­cu­lées et des concepts modernes.

Les Viet­na­miens eux-mêmes éprouvent de la dif­fi­cul­té à agen­cer des phrases cor­rectes et cohé­rentes lors­qu’ils sortent du lan­gage par­lé pour entrer dans le domaine du rai­son­ne­ment. Une lec­ture un peu atten­tive ou une simple ana­lyse gram­ma­ti­cale de la majo­ri­té des textes publiés, en par­ti­cu­lier jour­na­lis­tiques, met en lumière d’in­nom­brables solé­cismes et fautes de logique. Les gram­mai­riens viet­na­miens ont bien du pain sur la planche pour pro­po­ser et incul­quer des règles syn­taxiques ration­nelles et exhaus­tives, s’ils veulent que la langue évo­lue de façon claire et précise.

Que mes amis viet­na­miens réfrènent leur pro­tes­ta­tion indi­gnée ! Je ne dis nul­le­ment que la langue viet­na­mienne ne convient pas à la pen­sée scien­ti­fique, mais que son manie­ment cor­rect dans l’ex­pres­sion des idées est difficile.

L’ab­sence de rigueur due à un long usage seule­ment lit­té­raire de la langue (trop incli­née vers le flou poé­tique), à la jeu­nesse de la dif­fu­sion écrite (l’é­di­tion en quôc ngu n’a qu’un siècle d’exis­tence) et à la faillite actuelle de l’é­du­ca­tion de masse, entraîne un relâ­che­ment déplo­rable de la langue, ren­dant de nom­breux textes non lit­té­raires illi­sibles ou incohérents.

Reste que ce qui se conçoit bien s’é­nonce tou­jours clai­re­ment, en viet­na­mien comme en fran­çais, et qu’un bon scien­ti­fique ou une per­sonne culti­vée arrivent tou­jours à expri­mer par­fai­te­ment leurs idées dans un viet­na­mien châtié. 

Littérature

Disons un petit mot, trop bref hélas, de la lit­té­ra­ture viet­na­mienne. J’ai abor­dé le viet­na­mien à tra­vers le Tu luc van doàn (Grou­pe­ment lit­té­raire auto­nome des années 30–45). J’ai­mais ces nou­velles roman­tiques et mélan­co­liques digne­ment tristes comme « Anh phai sông » (Tu dois vivre), fan­tas­tiques comme « Bóng nguòi trong suong mù » (L’ombre dans le brouillard) ou déses­pé­rées comme « Tình tuyêt vong » (Amour impos­sible), his­toires un peu sur­réa­listes dans un pays sous la botte mais où l’oc­cu­pant n’ap­pa­raît jamais.

“L’École polytechnique ” déclinée à la vietnamienne
“L’École poly­tech­nique ” décli­née à la vietnamienne

Avant le XXe siècle ou l’a­dop­tion du quôc ngu, à de rares excep­tions près, la lit­té­ra­ture viet­na­mienne se limi­tait au genre poé­tique ; à vrai dire, la langue viet­na­mienne avec ses tons chan­tants s’y prête admi­ra­ble­ment et la majo­ri­té des Viet­na­miens de tous milieux ne manquent pas de s’y adon­ner dans leurs moments de loi­sirs. Pour­tant la poé­sie pro­pre­ment viet­na­mienne (non sino-viet­na­mienne) ne prit son essor (au moins en ce qui concerne la tra­di­tion écrite) qu’au XIXe siècle (aupa­ra­vant elle exis­tait, mais de façon rare quoique remar­quable, par exemple sous la plume du poète homme d’É­tat Nguyên Trãi (1380−1442) avec la vogue des romans en vers dont le plus célèbre est le Kim Vân Kiêu, véri­table chef-d’œuvre natio­nal, his­toire d’a­mour mal­heu­reux entre les jeunes Kim et Kiêu, com­po­sé par Nguyên Du (1765−1820).

La poé­sie viet­na­mienne intrigue par son rythme spé­cial à la pro­so­die variée, alter­nant les tons plats (mot sans accent ou avec accent grave) et les tons accen­tués (mot avec les autres accents), à l’ins­tar des dac­tyles et spon­dées latins. Le Kim Vân Kiêu alterne des vers de 6 et 8 pieds mais un autre roman ver­si­fié non moins remar­quable, le Chinh phu ngâm (Com­plainte de l’é­pouse du guer­rier) de la poé­tesse Doàn Thi Diêm est for­mé de qua­trains de deux vers de sept pieds puis un de six et un de huit.

La palme de la poé­sie viet­na­mienne, selon moi, doit être décer­née à la poé­tesse Hô Xuân Huong qui vivait au début du XIXe siècle. Sa poé­sie d’une fac­ture faus­se­ment aisée, son voca­bu­laire d’une grande sim­pli­ci­té mais aus­si d’une pré­ci­sion éton­nante, son don de créer des rythmes sug­ges­tifs au gré des sujets l’ont pla­cée au pre­mier rang des poètes natio­naux. Ses idées non confor­mistes, ses allu­sions obs­cènes, ses images fami­lières de la vie du Viêt-nam ne sont pas sans avoir favo­ri­sé son suc­cès, sus­ci­tant une plé­thore de faux poèmes à sa manière dont la « mater­ni­té » fait tou­jours l’ob­jet de que­relles pas­sion­nées. Voi­ci l’un de ses plus fameux poèmes :

 Vinh dèo Ba Dôi
Môt dèo môt dèo lai môt dèo
Khen ai khéo tao canh cheo leo
Cua son do khé tùm hum nóc
Thêm dá xanh rì lún phún rêu
Bát leo cành thông con gió tôc
Dâm dìa lá liêu lúc suong gieo
Hiên nhân quân tu ai là chang
Moi gôi chôn chân cung muôn trèo.


Éloge du défi­lé des Trois Cols (trad. Mau­rice Durand)
Un col, un col, encore un col !
Qu’il soit loué celui qui a su cise­ler ce pay­sage périlleux !
L’ou­ver­ture ver­meille est toute rou­geoyante et le som­met est tout touffu,
Le pier­ron de pierre est tout vert de mousse clairsemée,
La branche de pin oscille sous les coups vio­lents du vent,
La feuille de saule est toute humec­tée de la rosée qui tombe.
Hommes sages et dis­tin­gués, quel est celui qui y renonce ?
Les genoux rom­pus, les pieds haras­sés, ils dési­rent quand même y grimper.

Littérature populaire

Mais à mon avis, les chan­sons, dic­tons et pro­verbes popu­laires consti­tuent l’as­pect le plus ori­gi­nal et le plus typique de la lit­té­ra­ture viet­na­mienne. Ce sont des mor­ceaux de poé­sies fort anciennes, trans­mises ora­le­ment de géné­ra­tion en géné­ra­tion. Elles per­mettent de sai­sir direc­te­ment les mœurs, les sen­ti­ments, les idéaux du peuple viet­na­mien, celui des cam­pagnes prin­ci­pa­le­ment. En sor­tant des autres genres trop savants ou pen­sés à la chi­noise, on éprouve un réel plai­sir devant le natu­rel des expres­sions, la saveur des images et la per­ti­nence des observations.

Il y a d’a­bord les ca dao ou chan­sons popu­laires qui se pré­sentent comme une suc­ces­sion alter­née de vers de 6 et 8 pieds ou de vers de 4 pieds et sou­vent un mélange de toutes ces formes. Les tra­vaux des champs, le dérou­le­ment des sai­sons et leurs consé­quences, les peines ou les joies d’a­mour, les cou­tumes du vil­lage en sont les thèmes les plus fré­quents. Chaque fois que je mange un plat pimen­té je ne peux m’empêcher de citer ces vers par­mi mes ca dao préférés :

Ót nào là ót chang cay
Gái nào là gái chang hay ghen chông ?
Vôi nào là vôi chang nông
Gái nào là gái có chông chang ghen !


Quel est donc le piment qui ne pique pas ?
Quelle est la femme qui n’é­prouve pas de la jalou­sie à pro­pos de son mari ?
Quelle est donc la chaux (accom­pa­gnant le bétel) qui ne sent pas fort ?
Quelle femme une fois mariée ne devient-elle pas jalouse !

Un autre genre aus­si typique que les chan­sons popu­laires sont les pro­verbes ou tuc ngu qui n’ont pas de règles pro­so­diques fixes et qui très sou­vent se com­posent de deux ou quelques vers extraits des ca dao. Les Viet­na­miens sont très friands de ces sen­tences mora­li­sa­trices for­gées en grande quan­ti­té au fil des ans. S’im­prime tou­jours en moi ce pre­mier pro­verbe que j’ai rencontré :

Gân muc thì den, gân dèn thì sáng.
Près de l’encre la noir­ceur, près des lampes la clarté.

Rap­pe­lons aus­si pour mémoire ce ca dao datant de 1945 qui marque bien l’i­ro­nie avec laquelle les Viet­na­miens jugèrent leur propre indé­pen­dance acquise en pleine période de famine :

Tàu cuòi, Tây khóc, Nhât lo
Viêt Nam dôc lâp chêt co dây duòng.


Le Chi­nois rit, le Fran­çais pleure, le Japo­nais s’inquiète,
Dans le Viêt-nam indé­pen­dant, les morts recro­que­villés jonchent les routes.

C’est avec l’ap­pa­ri­tion du quôc ngu que la lit­té­ra­ture en prose s’est déve­lop­pée, sous l’in­fluence de la culture occi­den­tale dont étaient impré­gnés les auteurs issus de la nou­velle bour­geoi­sie. De fac­ture clas­sique et encore empreints de la sim­pli­ci­té de tour­nure affec­tion­née par les anciens, les romans de la pre­mière moi­tié du siècle sont faciles à lire et donc recom­man­dés aux débu­tants en vietnamien.

L’é­norme suc­cès de ces romans lié à l’al­pha­bé­ti­sa­tion mas­sive de la popu­la­tion et la pro­fu­sion pro­gres­sive de la presse ne tar­da pas à asseoir la supé­rio­ri­té (numé­rique sinon artis­tique) de la lit­té­ra­ture en prose sur la poé­sie. De nos jours, romans et nou­velles viet­na­miens inondent le mar­ché, révé­lant des auteurs tels Nguyên Huy Thiêp et Bao Ninh (œuvres dis­po­nibles en tra­duc­tion fran­çaise) dont le talent ne cède en rien à celui des meilleurs écri­vains étrangers.

Le Viêt-nam dont je viens de par­ler, pour des rai­sons per­son­nelles, je n’y ai jamais en fait mis les pieds ! Je me contente de le visi­ter à tra­vers livres et jour­naux et de rêver pour lui d’un bel ave­nir. En atten­dant ce jour impro­bable où j’y vien­drai, je lui dédie ces vers libre­ment emprun­tés au poète Dông Hô (1906−1969) :

Nuóc non, non nuóc còn dây,
Canh kia nguòi dó, biêt bao nhiêu tình.

Les fleuves et mon­tagnes sont tou­jours là,
Ces pay­sages et ces êtres, que de sen­ti­ments nous lient.

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Ano­nymerépondre
28 février 2014 à 13 h 07 min

Je sais pas de quand ça date
Je sais pas de quand ça date mais c’est super 🙂

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