Louis-Philippe GIROD de Vienney (1779−1852), baron de Trémont, bienfaiteur des X‑Côte-d’Oriens

Dossier : ExpressionsMagazine N°527 Septembre 1997Par : Paul BARBIER (42)

M’in­té­res­sant à la bio­gra­phie du colo­nel Bou­lan­ger, poly­tech­ni­cien dijon­nais (X 1868), un des pion­niers de l’élec­tri­ci­té, j’ai décou­vert sur sa fiche matri­cule aux Archives de l’É­cole la men­tion « Le trous­seau et la pre­mière mise d’é­qui­pe­ment ont été payés par la pré­fec­ture de Côte-d’Or sur legs du baron de Trémont ».

Qui était ce per­son­nage, à peu près incon­nu des Dijon­nais ? Mlle Vignier, conser­va­teur en chef des archives dépar­te­men­tales me signa­la alors qu’un baron de Tré­mont avait été pré­fet de Côte-d’Or en 1831, et qu’il avait lais­sé des notices manus­crites dépo­sées à la Biblio­thèque nationale.

Il ne me res­tait plus qu’à prendre le che­min de la rue de Riche­lieu pour en savoir plus. J’ai décou­vert un ensemble de six volumes reliés, écrits de la main du baron, qui com­mencent par une auto­bio­gra­phie, que j’ai com­plé­tée par quelques visites aux Archives natio­nales, aux Archives de Côte-d’Or, à l’É­cole poly­tech­nique et au Ser­vice his­to­rique de l’Ar­mée, sans par­ler de quelques ouvrages men­tion­nant le baron ou sa famille.

La famille de Louis-Philippe Girod de Vienney et son enfance

Louis-Phi­lippe est né à Besan­çon le 2 octobre 1779. Son père Vic­tor Bona­ven­ture Girod, baron de Lavi­gney, est tré­so­rier prin­ci­pal des troupes à Besan­çon. La famille Girod était une famille dis­tin­guée de notaires ori­gi­naire du Doubs (région de Migno­vil­lard et Noze­roy), le grand-père Antoine Girod de Nai­sey avait été ano­bli par la charge de garde des sceaux au Par­le­ment de Besançon.

Vic­tor Bona­ven­ture a épou­sé à Besan­çon le 15 février 1779 Clau­dine Char­lotte de Jaquot de Rosey, dame de Mont-Saint-Léger, fille de Claude Antoine de Jaquot, sei­gneur de Rosey, Ande­larre, Andel­la­rot et Cha­ren­te­nay, mar­quis d’An­de­larre, vieille famille com­toise de noblesse du Saint Empire remon­tant à 1588, ancien capi­taine de dra­gons au régi­ment de Lor­raine, che­va­lier de Saint-Louis.

La famille Jaquot d’An­de­larre semble avoir été assez proche de la famille d’Or­léans, puisque le par­rain du nou­veau-né n’est autre que le duc Louis-Phi­lippe d’Or­léans (le futur Phi­lippe-Éga­li­té) ; il n’a pas pu se dépla­cer pour le bap­tême, mais a remis à la mar­raine, la prin­cesse de Craon, pour le nou­veau bap­ti­sé, une ins­crip­tion sur la liste de ses pages, et une sous-lieu­te­nance dans son régi­ment de Chartres Dra­gons. Le baron écri­ra dans ses mémoires « Ain­si j’au­rais pu opter pour le grade d’of­fi­cier et pour la croix de Saint-Louis le jour de mon bap­tême ; c’é­tait certes un abus criant ».

Fils unique, le jeune Louis-Phi­lippe reçoit « cette édu­ca­tion domes­tique qui déve­loppe, en bien ou en mal, le carac­tère et la volon­té des enfants, ce qui les rend pré­coces?. Le couple Girod de Vien­ney habite Besan­çon, mais passe les hivers à Paris et fait, à chaque voyage, un séjour d’une ou deux semaines à Ver­sailles. Ils connaissent beau­coup de monde à la cour, mais n’ont pas été « pré­sen­tés ». Louis-Phi­lippe raconte qu’un matin où il se pro­me­nait avec sa mère dans un bos­quet du parc de Ver­sailles, ils ren­con­trèrent le grand dau­phin (qui mou­rut en 1789) du même âge que lui. Les enfants s’a­mu­sèrent ensemble, et le len­de­main le dau­phin revint avec la reine. « La beau­té de ma mère, l’é­lé­gance de ses manières plurent à Marie-Antoi­nette qui, avec la grâce qui lui était par­ti­cu­lière, l’en­ga­gea à renou­ve­ler ces rencontres. »

Le géné­ral Griois, autre Bison­tin, décrit ain­si Mme Girod de Vien­ney en 1798 : « Une femme aimable, autre­fois très jolie, et qui avait fait beau­coup par­ler d’elle ».

Disons tout de suite que l’his­toire des deux parents pen­dant la Révo­lu­tion et l’Em­pire consti­tue un véri­table roman. J’au­rai l’oc­ca­sion d’en repar­ler, mais les débuts heu­reux du couple dans le grand monde de l’An­cien Régime ne résis­te­ront pas aux tour­ments de la Révolution.

Sépa­rés par les guerres, Vic­tor Bona­ven­ture part aux Antilles, géné­ral en 1795 (« je ne sais ni com­ment, ni pour­quoi » écri­ra Griois), en Hol­lande, à l’ar­mée du Rhin ; sa femme à Paris vit avec un ancien immi­gré ren­tré en France, dont elle aura une fille Del­phine. Rui­né par la Révo­lu­tion, le géné­ral, deve­nu alcoo­lique et aca­riâtre, mour­ra en 1808 ; sa femme, sépa­rée mais non divor­cée, touche une pen­sion jus­qu’en 1831, puis tombe dans une misère noire. Elle essaie de trou­ver quelques sub­sides auprès des per­son­na­li­tés qu’elle a connues du temps de sa gloire, dont cer­tains ont su res­ter en place mal­gré les chan­ge­ments de régime. On n’en trouve plus aucune trace après 1834.

La Révolution de 1789

Le baron par­le­ra ain­si des débuts de la Révo­lu­tion : « Mon grand-père, le mar­quis d’An­de­larre sou­te­nait que la noblesse ne devait renon­cer à aucun de ses pri­vi­lèges, et j’a­vais avec lui de juvé­niles que­relles à ce sujet (il a alors 10 ans). La déno­mi­na­tion de jaco­bin n’exis­tait pas encore, il m’ap­pe­lait « petit patriote », ce qui, pour l’a­ris­to­cra­tie de l’é­poque, équi­va­lait à ce qu’on nomme aujourd’­hui mon­ta­gnard ou socialiste. »

Il relate par ailleurs un épi­sode carac­té­ris­tique, mais sans en pré­ci­ser la date. La Franche-Com­té, où ses parents ont leurs terres, est très agi­tée, « Les chau­mières déclarent la guerre aux châ­teaux, c’est-à-dire les pillent et les incen­dient?. Son père, avant de se cacher pour se sous­traire à l’ar­res­ta­tion, veut recueillir un peu d’argent et se rend avec son fils dans une terre où il a des recou­vre­ments à faire (pro­ba­ble­ment les Granges de Vien­ney) ; ils passent trois jours à la ferme sans inci­dent, mais à leur départ, des hommes armés les attendent et tirent sur eux « 14 balles qui par miracle ne nous attei­gnirent pas ».

Louis-Phi­lippe s’en­gage au 2e régi­ment de dra­gons, ci-devant Condé, com­pa­gnie Cam­bon, le 1er mai 1790 (il a 11 ans). Mais il ne figure plus sur les contrôles du 2e dra­gons après le 26 août 1792 ; il a été vic­time d’un acci­dent qui l’a for­cé à quit­ter l’ar­mée « son che­val lui ayant pas­sé sur le corps et lui ayant cas­sé la cla­vi­cule droite et de petits os dans la poi­trine » (les états de ser­vice mili­taires sont d’une pré­ci­sion remar­quable ! mais le baron ne fait aucune allu­sion à cet épi­sode dans son autobiographie).

Vic­tor Bona­ven­ture est décré­té émi­gré dans le dépar­te­ment du Doubs et ses biens mis sous séquestre. En réa­li­té, depuis mars 1792, il est sous-lieu­te­nant au 10e régi­ment de cava­le­rie de l’ar­mée du Nord. Madame Girod de Vien­ney part à Paris avec son fils en août 1792 pour sol­li­ci­ter sa radia­tion de la liste d’é­mi­grés et récu­pé­rer ses biens.

Ils vont occu­per plu­sieurs logis, démé­na­geant lors­qu’ils risquent d’être dénon­cés comme ci-devant. Fina­le­ment ils se fixent en plein Paris, dans trois chambres en man­sarde au 5e étage d’une mai­son de la rue de la Loi (ci-devant Riche­lieu). Louis-Phi­lippe occupe une chambre avec son pré­cep­teur, l’ab­bé Ber­net, qui ne sera ordon­né qu’en novembre 1795 (dans des cir­cons­tances rocam­bo­lesques sui­vant la bio­gra­phie Didot-Bot­tin). C’est pro­ba­ble­ment alors qu’il quitte son élève et la région pari­sienne, car il refuse de prê­ter ser­ment à la Consti­tu­tion civile du cler­gé en 1797. Il devien­dra évêque de La Rochelle, arche­vêque d’Aix en 1835, et sera pro­mu car­di­nal par Gré­goire XVI en 1846. Le baron gar­da toute sa vie une grande admi­ra­tion pour l’ec­clé­sias­tique, les deux hommes s’é­cri­vaient fré­quem­ment, encore quelques mois avant la mort du car­di­nal le 5 juillet 1846.

Madame de Vien­ney apprend bien­tôt qu’elle a pour voi­sin de palier un révo­lu­tion­naire, membre du Comi­té de sa sec­tion, le citoyen Fro­ment. Heu­reu­se­ment, le couple Fro­ment, qui n’a pas d’en­fant, prend Louis-Phi­lippe en ami­tié. La ter­reur arrive et Fro­ment dit un jour à Madame de Vien­ney qu’elle est une ci-devant, que son mari est sur la liste des émi­grés, mais pro­met qu’il ne lui arri­ve­ra rien tant que les Vien­ney res­te­ront là. « C’est par ton fils seul que je peux prou­ver que tu ne l’é­lèves pas en aris­to­crate, et c’est moi qui me char­ge­rai de son édu­ca­tion patrio­tique. Il faut prou­ver à la Sec­tion qu’il sera bon républicain. »

Com­mence un récit assez cau­che­mar­desque et l’on com­prend que cette période mar­que­ra à vie le jeune homme. « Mon pro­tec­teur me menait chaque jour à la place de la Révo­lu­tion (ancienne place Louis-XV, aujourd’­hui de la Concorde) voir tom­ber les têtes enne­mies de la Révo­lu­tion… Comme pour tous les sup­pôts de la guillo­tine, on nous don­nait les meilleures places. »

Il voit ain­si tom­ber les têtes de Marie-Antoi­nette (en 93) et de Madame Éli­sa­beth (en 94). « Au début, je pâlis­sais et le citoyen Fro­ment me disait : « Mon petit, fais bonne conte­nance, tu t’ha­bi­tue­ras. Si les patriotes te voient ain­si pâlir, cela pour­rait mal tour­ner pour ta mère, et peut-être pour moi. » » Il par­vient par la suite à se maî­tri­ser, alors « Fro­ment m’embrassait et me menait dans un café prendre une bava­roise au cho­co­lat et il me rame­nait à ma mère en disant « Je t’a­mène un brave patriote ».

» Une loi du 27 ger­mi­nal an II (avril 1794) inter­dit aux nobles n’exer­çant pas un métier de res­ter à Paris et les assigne à rési­dence, ce qui fait ces­ser la pro­tec­tion de Fro­ment. Madame de Vien­ney décide alors de se faire « mar­chande en bou­tique » pour échap­per à ce nou­vel exil ; elle achète un maga­sin d’é­toffes et lin­ge­ries « Les Trois Pigeons » au numé­ro 332 rue de la Loi. Elle va trou­ver Barère qui la congé­die sèche­ment, et se décide à aller voir le maître suprême Robes­pierre dans son appar­te­ment de la rue Saint-Hono­ré. Après un pre­mier refus, la citoyenne Girod se pré­sente comme la baronne de Vien­ney et Robes­pierre la reçoit. « Ici se montre un fonds d’i­dées aris­to­cra­tiques chez Robes­pierre et une lumi­neuse pré­sence d’es­prit chez ma mère ; s’il y avait eu du monde chez lui et qu’elle ait eu l’im­pru­dence de se faire annon­cer comme baronne, il l’au­rait fait guillo­ti­ner le lendemain. »

Robes­pierre, bon prince (si l’on peut dire !) déclare alors à la baronne : « J’i­rai dans une heure au Comi­té et, puisque vous êtes réel­le­ment mar­chande en bou­tique, je ferai expé­dier de suite votre exemp­tion, mais ne vous faites plus annon­cer comme baronne »

Louis-Phi­lippe rap­porte ces entre­vues dans ses notices sur Barère et Robes­pierre, avec un remar­quable luxe de détails sur l’ha­bille­ment des deux hommes et leurs atti­tudes. Il est vrai qu’il accom­pa­gnait sa mère, et il sou­ligne lui-même : « On conce­vra que j’ai rete­nu toutes les paroles de cette entre­vue ; outre ce qu’elles avaient de frap­pant, je l’ai depuis enten­du répé­ter fré­quem­ment à ma mère. » La conclu­sion de l’af­faire elle-même n’est pas moins ori­gi­nale : c’est Barère lui-même qui vient appor­ter l’exemp­tion ; très femme du monde, la baronne le prie « d’ac­cep­ter le modeste dîner de la mar­chande ? et Barère de répondre : « Bien volon­tiers, je vous prie de per­mettre que les Trois Pigeons aient ma pra­tique, et je dirai à mes col­lègues com­ment une ci-devant s’est faite bonne citoyenne, et en quelle capa­ci­té elle sent le peuple ». Et le baron d’a­jou­ter « Barère vint dîner, muni de l’au­to­ri­sa­tion de res­ter à Paris, il fut spi­ri­tuel et de la meilleure compagnie ».

Récit assez extra­or­di­naire lors­qu’on pense qu’il se situa quelques semaines avant le 9 Ther­mi­dor où Robes­pierre lais­sa sa tête, et que Barère de Vieu­zac y fut un peu pour quelque chose.

Que devient pen­dant ce temps Vic­tor Bona­ven­ture, père de notre héros, tou­jours consi­dé­ré comme émi­gré dans le Doubs ? En mars 1793 il est en Bel­gique sous les ordres de Luck­ner, et passe en juillet à l’ar­mée de l’Ouest qui se bat contre les Ven­déens. Il se fait remar­quer à Loches en sep­tembre à la tête d’un déta­che­ment de 200 dra­gons, puis du côté de Laval et Châ­teau-Gon­thier en sep­tembre, il est bles­sé au bras mais sauve le tré­sor de l’Ar­mée répu­bli­caine avec le géné­ral Legros. Début 1794, il est adjoint géné­ral à l’é­tat-major de l’ar­mée de l’Ouest avec le géné­ral des Clo­seaux. Il com­mande l’a­vant-garde de l’ar­mée cam­pée près de Tours et repousse les Ven­déens vers Le Mans où ils sont vain­cus. Cette conduite lui vaut un diplôme de recon­nais­sance du dépar­te­ment d’Indre-et-Loire. Ce qui lui sera très utile, car sus­pen­du de ses fonc­tions comme ancien offi­cier noble, il est réin­té­gré dans son grade le 28 juillet 1794. En juin 1794, un docu­ment du dépar­te­ment du Doubs signale que « le nom­mé Bona­ven­ture Girod, dit Vien­ney, ne sera pas consi­dé­ré comme émi­gré » mais il ne sera rayé offi­ciel­le­ment de la liste qu’en décembre 1794 (il est alors en ser­vice aux Antilles depuis deux mois).

Vic­tor Bona­ven­ture, qui a plu­sieurs parents émi­grés, ne veut pas com­battre contre la France, mais il refuse éga­le­ment de ris­quer de se trou­ver face à des parents émi­grés, il demande donc à ser­vir dans les îles. Il s’embarque fin sep­tembre à Brest pour les Antilles, où il est atta­ché mili­taire à la Com­mis­sion du gou­ver­ne­ment délé­gué aux îles du Vent, avec le géné­ral Pelar­dy. Nom­mé com­man­dant de l’île de Sainte-Lucie, il est dési­gné comme chef de l’ex­pé­di­tion contre l’île de la Gre­nade en juillet 1795. Nom­mé géné­ral de bri­gade à titre pro­vi­soire en sep­tembre, il attaque l’île en fli­bus­tier mais, au cours d’un com­bat naval le 15 octobre, son bâti­ment est cou­lé, il est fait pri­son­nier par les Anglais, dépouillé de tout, et reste cap­tif pen­dant un an à Fort-de-France sur un pon­ton-pri­son. Il sera libé­ré par voie d’é­change et ren­tre­ra en France en février 1797.

Avant son départ pour les Antilles « mon père, qui avait des connais­sances en mathé­ma­tiques et chi­mie, me mena chez Monge et chez Ber­thol­let. Il recom­man­da qu’on me fit étu­dier le des­sin pour lequel j’a­vais de l’ap­ti­tude ; j’en­trai dans l’a­te­lier de David. Lors­qu’il fut arrê­té (après le 9 Ther­mi­dor) je pas­sai dans celui de Regnaud et je culti­vai la connais­sance de leurs prin­ci­paux élèves : Giro­det, Gérard, Gros, Ingres, Hersent ».

La société parisienne après le 9 Thermidor

Le baron évoque cette période et les nou­veaux riches dans sa notice sur Raguier. « Le 9 Ther­mi­dor fait ces­ser le régime de la Ter­reur, mais les plaies en sont encore san­glantes. Les der­niers écha­fauds viennent de pas­ser sous nos yeux. Ce qu’on appelle la socié­té est frap­pée de mort, de ruine ou en fuite. Ce qui en reste a pour­tant l’es­prit fran­çais, c’est-à-dire le besoin de se conso­ler ou plu­tôt de s’é­tour­dir sur les mal­heurs qui l’ont frappé. »

Après une des­crip­tion du couple Raguier et de Beau­re­gard, « autre enri­chi et ancien per­ru­quier qui entre­te­nait Mlle Lange et avait son por­trait, grand comme nature, dans sa chambre à cou­cher », il passe ensuite au phé­no­mène des bals, sym­bole de l’é­poque. Il passe en revue « les brillantes dan­seuses comme Mlle Hulot (future géné­rale Moreau), Mlle Les­cot et Mme Hame­lin qui les éclip­sait toutes… Le fameux dan­seur était Tre­nis autour duquel on fai­sait cercle ».

Les « bals d’a­bon­nés ? vont bien­tôt céder la place aux bals mas­qués, d’a­bord clan­des­tins. Le baron évoque ain­si un bal orga­ni­sé à l’hô­tel de Lon­gue­ville, place du Car­rou­sel, récit inté­res­sant par son ton alerte et sur­tout parce qu’il évoque l’as­pect phy­sique de notre héros (ce qui est très rare) « À la fleur de la jeu­nesse, j’é­tais trans­por­té de joie. J’y fus habillé en femme, à visage décou­vert. J’é­tais élé­gam­ment mise, encore imberbe, avec de beaux che­veux blonds à la Titus, comme c’é­tait alors à la mode. Comme il y a un demi-siècle de cela, je puis dire que je fis une illu­sion com­plète et que j’eus beau­coup de succès ».

Suit une des­crip­tion, presque sca­breuse, de la fuite des dan­seurs lors­qu’on annonce à minuit l’ar­ri­vée de la police, il est rejoint à l’en­trée de la rue de Riche­lieu par deux hommes bien mis, peut-être aus­si des dan­seurs du bal qui s’in­té­ressent de près au jeune homme : « Je leur dis qu’ils se trom­paient et que j’é­tais de leur sexe, mais ils ne vou­laient pas me croire… Je par­vins à me libé­rer et j’ar­ri­vai chez moi hale­tant, haras­sé et ma belle toi­lette en lam­beaux. Telle fut l’is­sue de mon pre­mier bal masqué ! »

L’in­ci­dent semble lui avoir lais­sé une forte impres­sion, et le ton un peu cru est très inha­bi­tuel dans l’en­semble de ses Mémoires.

Le baron ne parle plus de sa mère et, pour en savoir plus, il faut se tour­ner vers d’autres sources, les Mémoires du géné­ral Griois et le livre de M. Gavo­ty, Drames incon­nus à la cour de Napo­léon, La démis­sion de Mme de Vau­dey, qui évoquent la figure de la fille du géné­ral d’Ar­çon (future maî­tresse éphé­mère de Napo­léon), grande amie de Mme de Vien­ney depuis Besan­çon, qui vient à Paris en 1798 pour obte­nir la radia­tion de son mari de la liste des émi­grés et devient une assi­due du salon de Mme de Vienney.

Car, comme l’é­crit Griois « La jour­née finie et le maga­sin fer­mé, Mme de Vien­ney rede­ve­nait femme du monde, et sa mai­son était ouverte à tout ce que la socié­té comp­tait de brillant et de remar­quable. Ambas­sa­deurs, dan­seurs, émi­grés, artistes, dépu­tés de toutes opi­nions étaient reçus. Mon père et moi y étions en qua­li­té de com­pa­triotes et je vis là Tre­nis, le beau dan­seur, c’é­tait l’A­pol­lon de la Danse, a dit Nor­vins et le digne par­te­naire de Mme Hame­lin. On fai­sait cercle alors que dan­sait ce couple mer­veilleux. On y voyait aus­si Carle Ver­net (père d’Ho­race) et l’am­bas­sa­deur turc, qui dis­tri­buait aux jolies femmes des fla­cons de par­fums en guise de mouchoirs. »

« Les soi­rées étaient brillantes, on jouait aus­si aux cartes et le pro­duit de la « bouillotte » cou­vrait les frais des bals et des sou­pers fins et recher­chés que Mme de Vien­ney don­nait 2 ou 3 fois par semaine. »

On ne sait trop ce que devint notre jeune Louis-Phi­lippe dans ce milieu un peu par­ti­cu­lier. Il faut dire que le salon de sa mère ras­sem­blait aus­si de nom­breux dan­seurs, musi­ciens, célé­bri­tés lit­té­raires sub­sis­tant du XVIIIe siècle et c’est peut-être là que naquit l’in­té­rêt du futur baron pour la lit­té­ra­ture et les beaux-arts, musique en par­ti­cu­lier, qui sera un élé­ment impor­tant dans sa vie.

Les campagnes de Louis-Philippe Girod de Vienney

Vic­tor Bona­ven­ture est reve­nu en France début 1797, et retrouve son grade de géné­ral de bri­gade, à titre défi­ni­tif, en 1799. La situa­tion du couple doit être assez ambi­guë puisque Mme de Vien­ney vit avec un colo­nel de l’ar­mée de Condé, M de la Conda­mine reve­nu d’é­mi­gra­tion. M. Gavo­ty écrit « M. de la Conda­mine et Mme de Vien­ney se vantent, par­fois à juste titre, d’a­voir grand cré­dit auprès du gouvernement.

Après avoir par­lé affaires et déplo­ré la tris­tesse des temps on dirige les invi­tés vers les tables de jeux, car ces hôtes ont trans­for­mé leur domi­cile en fruc­tueux tri­pot. » Un rap­port de police du 13 jan­vier 1799, cité par Gavo­ty, parle d’ailleurs » des Trois Pigeons, mai­son de jeux tenue par une femme Vie­ney (sic) qui favo­rise les orléa­nistes. « Ailleurs » Aux Trois Pigeons Éli­sa­beth (de Vau­dey) com­men­ça par être plu­mée. Elle fut en outre dupée car l’in­ter­ven­tion de M. de la Conda­mine, de sa maî­tresse, du mari de celle-ci et de leurs invi­tés ne devait modi­fier en rien l’exil de M. de Vaudey. »

Il y aurait donc eu pen­dant un cer­tain temps un ménage à trois aux Trois Pigeons (nom prédestiné !).

Tou­jours est-il que Louis-Phi­lippe retrouve son père et il écrit dans son auto­bio­gra­phie « Je rejoi­gnis bien­tôt mon père à l’ar­mée, il me fit por­ter sur les contrôles du 2e régi­ment de dra­gons et, déta­ché près de lui, je fis mes deux pre­mières cam­pagnes sous ses ordres et trois autres sans lui. » C’est aus­si la ver­sion qu’il reprend dans sa pro­cla­ma­tion au habi­tants de la Côte-d’Or en 1831. Qu’en est-il exactement ?

D’a­bord, le baron confond mani­fes­te­ment l’é­pi­sode du 2e dra­gons qui se situe en réa­li­té en 1790 ; ensuite, s’il est cer­tain qu’il accom­pagne son père, lors de ses cam­pagnes de Hol­lande puis, fin 1799, à l’ar­mée du Rhin avec le géné­ral Moreau et le futur maré­chal Brune, on se demande à quel titre ce fut. Louis-Phi­lippe est signa­lé en 1800 comme « adjoint aux ins­pec­teurs aux revues », c’est-à-dire dans l’in­ten­dance. Son père cherche d’ailleurs obs­ti­né­ment à le caser offi­ciel­le­ment, témoin deux lettres du géné­ral (figu­rant au SHAT), l’une adres­sée à Lazare Car­not, alors ministre de la Guerre en ger­mi­nal an VIII (mars 1800).

La seconde lettre, datée du 25 plu­viôse an VIII (15 février 1800) de Bâle, quar­tier géné­ral de l’ar­mée du Rhin, est adres­sée au géné­ral en chef, le Pre­mier Consul Bona­parte. Elle mérite d’être citée in exten­so : « Après son acci­dent, mon fils veut ser­vir uti­le­ment le gou­ver­ne­ment avec sa plume. Il a une très belle main, des­sine par­fai­te­ment, est let­tré, stu­dieux, appli­qué, plein de sen­ti­ments et d’ex­cel­lentes moeurs. La révo­lu­tion et ses effets m’ont enle­vé toute ma for­tune, pen­dant que j’ai constam­ment ser­vi dans les Armées sur terre et sur mer pour y défendre la cause de la liber­té et la gloire du nom français.

Un bou­let m’at­tei­gnant, je n’ai d’autre héri­tage à lais­ser à cet enfant et à sa mère que l’exemple de ma bonne conduite en tous genres. Dai­gnez donc aus­si, citoyen Pre­mier Consul, être le père de cet enfant. En lui don­nant un emploi, vous lui don­ne­rez plus que moi puisque vous lui pour­voi­rez le moyen de vivre. Il loge à Paris chez sa mère, rue de la Loi, au n° 14. »

Il a dû obte­nir gain de cause, puisque Louis-Phi­lippe signale qu’il est pas­sé en 1800 dans l’ad­mi­nis­tra­tion mili­taire comme adjoint à l’ins­pec­teur aux revues Fères avec lequel il par­ti­cipe à la cam­pagne de Maren­go (juin 1800), puis atta­ché comme sous-ins­pec­teur à Bar­bier de Tinan, il fait la cam­pagne de Hohen­lin­den (décembre 1800), puis passe à l’ar­mée d’ob­ser­va­tion du Midi, en Ita­lie et en Calabre, où il est reçu au quar­tier géné­ral de Tarente du maré­chal Soult, adjoint de Murat (été 1801). « Ain­si je pas­sai sans tran­si­tion ni repos à des cam­pagnes d’é­té dans les pays chauds, et à des cam­pagnes d’hi­ver dans les pays froids. »

Il dit aus­si que le poste d’ad­joint aux ins­pec­teurs des revues ayant été sup­pri­mé en 1802, il est pas­sé dans l’ad­mi­nis­tra­tion civile, mais ne donne aucune ren­sei­gne­ment sur ses acti­vi­tés pen­dant la période 1802 à 1808. Dans sa notice sur l’ab­bé Frais­si­nous, il parle de per­son­na­li­tés qu’il a ren­con­trées en Ita­lie, en 1802 le car­di­nal Mau­ry, alors arche­vêque de Mon­te­fias­cone (au bord du lac de Bol­se­na, au nord-ouest de Rome) et le pape Pie VII (élu à Venise en 1799, grâce en par­ti­cu­lier à l’in­fluence du car­di­nal Maury).

Il donne quelque indi­ca­tions sur ses voyages en dif­fé­rents pays (mal­heu­reu­se­ment sans aucune date) : « J’ai fait suc­ces­si­ve­ment trois voyages en Ita­lie, deux voyages en Alle­magne et trois en Suisse. J’ai pas­sé aus­si une année en Angleterre. »

Louis-Philippe Girod de Vienney au Conseil d’État

Le géné­ral Girod de Vien­ney cesse ses fonc­tions en mai 1801, mais il occu­pe­ra encore divers postes : com­man­dant la place d’armes à Nice, puis à Lyon (avril 1802) et à Gre­noble. D’un carac­tère dif­fi­cile et jaloux de son auto­ri­té, exces­sif et grand buveur, il a des démê­lés avec les auto­ri­tés civiles et sera même mis aux arrêts de rigueur à Nice. Mis à la retraite en 1807, il est che­va­lier d’Em­pire en 1808, et meurt à Paris le 13 mai 1808.

Un rap­port de 1820 du ministre de la Guerre men­tionne qu’à son décès « aucun inven­taire n’a été fait, sui­vant décla­ra­tion faite devant notaire par M. le lieu­te­nant-géné­ral duc de Val­my (Kel­ler­mann), M. Labey de Pom­pierre, membre de la Chambre des dépu­tés, et M. de la Conda­mine, chef de divi­sion à la Légion d’hon­neur, décla­ré décé­dé sans for­tune et n’ayant lais­sé à sa veuve aucun moyen d’exis­tence. Mme Girod de Vien­ney, qui n’est pas divor­cée, ne jouit elle-même d’au­cune pro­prié­té ni reve­nu, n’exerce aucun état d’in­dus­trie qui lui per­mette de sub­ve­nir à ses besoins. »

On voit donc réap­pa­raître l’a­mant, au moment de la mort du mari, et il semble bien que les époux vivaient sépa­rés, pro­ba­ble­ment depuis 1800.

Que va deve­nir le fils Louis-Phi­lippe, qui a alors à peine 30 ans ? « Mon désir était d’en­trer au Conseil d’É­tat comme audi­teur, mais com­ment y par­ve­nir sans cré­dit ni pro­tec­tion puis­sante ? J’a­vais per­du mon père, je me déci­dai à adres­ser direc­te­ment ma demande à l’Em­pe­reur. Je me pré­sen­tai à lui comme fils d’un offi­cier géné­ral mort des suites de ses bles­sures (?), et moi-même for­cé de quit­ter l’é­tat mili­taire… sans croire trou­ver un titre dans mes trop courts et trop obs­curs ser­vices. Par un bon­heur ines­pé­ré, je reçus ma nomi­na­tion à la pre­mière pro­mo­tion en décembre 1808. »

Comme il a ser­vi pré­cé­dem­ment dans l’ar­mée, il est affec­té d’emblée à la sec­tion de la guerre. « Le géné­ral Lacuée, comte de Ces­sac, gou­ver­neur géné­ral de l’É­cole poly­tech­nique pré­si­dait cette sec­tion ; sévère et grand tra­vailleur, il aimait les hommes labo­rieux et me four­nit du tra­vail en abon­dance. » Au cours des séances, il fait la connais­sance de l’Em­pe­reur et de M. de Tal­ley­rand. Il a la plus grande admi­ra­tion pour Napo­léon et vante « son esprit d’a­na­lyse et son élo­quence concise » dans ses inter­ven­tions. Il va avoir la chance de sa vie dans des condi­tions assez curieuses qu’il rap­porte en détail.

Peu avant son départ pour la cam­pagne d’Au­triche, l’Em­pe­reur charge le comte de Ces­sac et deux conseillers de lui faire un rap­port confi­den­tiel sur les recettes et dépenses du royaume et de l’ar­mée fran­çaise au Por­tu­gal, pen­dant les trois années de gou­ver­ne­ment de Junot, ami de longue date de l’Em­pe­reur. À la fin d’une séance du Conseil le comte de Ces­sac demande à Louis-Phi­lippe de pas­ser chez lui et lui expose la mis­sion dont il est char­gé ; avec ses col­lègues, ils ont jugé sou­hai­table de confier ce tra­vail à un jeune homme labo­rieux et dis­cret. Louis-Phi­lippe rentre alors chez lui en fiacre, nan­ti d’un volu­mi­neux dos­sier de 3 600 pièces. Le ministre de la Guerre avait déjà fait un rap­port, le ministre des Finances aus­si, mais sous des formes vagues et obs­cures, per­sonne ne se sou­ciant de mettre en cause Junot ou ses col­la­bo­ra­teurs. « Ces ater­moie­ments n’a­vaient pas satis­fait l’Em­pe­reur qui aimait l’ordre et détes­tait les dilapidations. »

Notre jeune audi­teur trie un mil­lier de pièces impor­tantes. « Je déci­dai de par­ler clair et vrai. Je pré­sen­tai mon rap­port après dix jours et dix nuits de tra­vail, sou­te­nu par ma jeu­nesse et force cafés à l’eau. M. de Ces­sac parut éton­né de la rapi­di­té de mon tra­vail. » À l’is­sue d’une séance au Conseil, il lui déclare « Nous avons adres­sé votre rap­port à l’Em­pe­reur en vous nom­mant comme son auteur. Je fus éclai­ré subi­te­ment, ils avaient trou­vé com­mode de faire peser sur moi toute la res­pon­sa­bi­li­té. » Il est donc fort inquiet et voit déjà sa car­rière compromise !

Or, huit jours après, l’Ar­chi­chan­ce­lier lui dit que « l’Em­pe­reur lui-même a don­né ordre que je lui por­tasse le pre­mier por­te­feuille ; chaque semaine, lorsque l’Em­pe­reur était aux Armées, un audi­teur était dési­gné pour por­ter le tra­vail du Conseil d’É­tat à l’Em­pe­reur ; c’é­tait regar­dé comme une grande marque de faveur. »

Louis-Phi­lippe arrive à Schoen­brunn peu après la bataille d’Ess­ling (20 mai 1809) et remet le por­te­feuille à Napo­léon qui lui dit « M. l’au­di­teur, quand un éco­lier de mon Conseil d’É­tat me dit ce que je n’ai pu obte­nir de trois de mes ministres, il mérite que je ne le perde pas de vue. Allez, res­tez à mon quar­tier général. »

Il pro­fite d’un pas­sage à Vienne pour rendre visite à Bee­tho­ven, visite pré­pa­rée de longue date puis­qu’il a deman­dé une lettre de recom­man­da­tion au com­po­si­teur Che­ru­bi­ni avant son départ de Paris.

Intendant en Moravie et Croatie

Après la bataille de Znaim, rem­por­tée par Mar­mont sur les Autri­chiens com­man­dés par l’ar­chi­duc Charles, un armis­tice est signé le 11 juillet, la Mora­vie est occu­pée par les troupes fran­çaises, Louis-Phi­lippe est nom­mé inten­dant du « cercle » de Znaim. M. de Bas­sa­no lui signale « qu’il sera en rap­port constant avec le maré­chal Mas­se­na, qui a toute la confiance de l’Em­pe­reur, mais croit qu’on sur­monte toutes les dif­fi­cul­tés de l’ad­mi­nis­tra­tion comme on enlève une redoute. L’Em­pe­reur aura les yeux fixés sur vous, je crois devoir vous en pré­ve­nir pour votre gouverne. »

De fait, l’in­ten­dant est bien­tôt coin­cé entre les demandes contra­dic­toires et impos­sibles à satis­faire simul­ta­né­ment, de Mas­se­na et de l’in­ten­dant géné­ral le comte Daru. Il s’en tire élé­gam­ment par des méthodes peu ortho­doxes (il connaît l’ar­mée et les ficelles du métier) mais qui, appa­rem­ment, satis­font tout le monde.

Le trai­té de Vienne (octobre 1809) met fin à la guerre, rend la Mora­vie à l’Au­triche et donne à la France les Pro­vinces illy­riennes. Louis-Phi­lippe se retrouve inten­dant en Croa­tie civile dont le centre admi­nis­tra­tif est Agram (aujourd’­hui Zagreb). L’Em­pe­reur pres­crit d’ap­pli­quer l’ad­mi­nis­tra­tion fran­çaise dans les Pro­vinces illy­riennes, ce qui pose des pro­blèmes aigus en Croa­tie, qui dépen­dait de la Hon­grie et avait un régime féo­dal avec des ins­ti­tu­tions et cou­tumes datant du Moyen Âge. Le désordre com­mence à s’ins­tal­ler dans la région, alors dégar­nie de troupes fran­çaises. Girod de Vien­ney demande les pleins pou­voirs pour régler les dif­fé­rends en « inter­pré­tant » les ordres de Napo­léon ; il réus­sit à cal­mer les esprits et à réta­blir l’ordre et la paix. Il fait aus­si par­tie d’une Com­mis­sion char­gée de régler les litiges entre Autri­chiens et Croates sub­sis­tant après la paix, ce qui lui per­met de se frot­ter aux pro­blèmes de la diplo­ma­tie. On retrouve d’ailleurs des lettres adres­sées par l’In­ten­dant géné­ral des Pro­vinces illy­riennes à Lay­bach (Lju­blia­na), baron de Bel­le­ville, au « baron » de Vien­ney, dans les Archives du minis­tère des Affaires étrangères.

Préfet de l’Aveyron (1810−1814)

L’Em­pe­reur ne perd appa­rem­ment pas de vue notre audi­teur puis­qu’il est nom­mé pré­fet de l’A­vey­ron le 30 novembre 1810, et titré baron d’Em­pire « de Tré­mont » par lettres patentes du 16 décembre, avec consti­tu­tion de majo­rat sur la terre de Rosey (pro­prié­té fami­liale de sa mère) et non de Tré­mont, comme l’in­diquent géné­ra­le­ment divers auteurs.

Le baron n’ap­prend sa nomi­na­tion que le 16 jan­vier 1811, alors qu’il mène encore des négo­cia­tions avec les repré­sen­tants autri­chiens à Carl­stadt et fait des navettes fré­quentes entre Carl­stadt et Agram. Il ter­mine sa mis­sion (qui dépend des Affaires étran­gères) alors que l’In­té­rieur réclame à grands cris sa pré­sence à Rodez, où la conscrip­tion pose de graves pro­blèmes, avec un taux record d’in­sou­mis et de déser­teurs. Il se met en route début février, arrive à Paris au moment de la nais­sance du roi de Rome (20 mars) et ce n’est que le 27 avril (soit cinq mois après sa nomi­na­tion !) qu’il est pro­cé­dé à son ins­tal­la­tion à Rodez et « recon­nu en la qua­li­té de pré­fet par toutes les auto­ri­tés admi­nis­tra­tives du dépar­te­ment de l’Aveyron ».

L’Em­pe­reur lui a dit à son pas­sage à Paris « Vous voyez que je ne vous ai pas oublié. La conscrip­tion s’est tou­jours très mal faite dans l’A­vey­ron, sachez à quoi cela tient et réta­blis­sez l’o­béis­sance à la loi. » Sur une levée annuelle de 6 à 700 hommes, il n’y en a en effet qu’une cen­taine qui reste sous les dra­peaux. Il y a près de 4 000 réfrac­taires, pour la plu­part pas­sés en Espagne. Une colonne mobile de « gar­ni­saires ? épuise les familles (il s’a­git de per­sonnes mises en gar­ni­son chez les contri­buables retar­da­taires ou les parents de conscrits réfrac­taires, ils ont la nour­ri­ture, le loge­ment et une indem­ni­té jour­na­lière). Notre pré­fet passe l’é­ponge, il sup­prime les gar­ni­saires et fait rayer les anciens réfrac­taires hors d’at­teinte. Il réus­sit assez bien puis­qu’en 1811, il n’y a que 32 déser­teurs et 5 en 1812.

Après la désas­treuse cam­pagne de Rus­sie, les levées d’hommes se mul­ti­plient, on rap­pelle d’an­ciennes classes pré­cé­dem­ment libé­rées. Inter­vient l’af­faire des « gardes d’hon­neur » créés par un décret de 1813 pour recons­ti­tuer la cava­le­rie qua­si détruite. Recru­tés, dési­gnés par les pré­fets par­mi les fils de famille riches, ils doivent s’é­qui­per à leurs frais. Le baron trouve ce sys­tème odieux et demande aux caté­go­ries visées de dési­gner entre elles les volon­taires. Son sys­tème est mal accueilli par le minis­tère de la Guerre, mais il arrive à son nombre de gardes, et même deux sup­plé­men­taires qu’il équipe à ses frais.

Dans la nota­tion des pré­fets aux Archives natio­nales figure, pour l’an­née 1813, cette appré­cia­tion « Quoique jeune, il n’a pas fait de faute dans son dépar­te­ment. Les affaires marchent régu­liè­re­ment. Il a des talents agréables, peut-être un peu de ces pré­ten­tions qu’ils donnent, mais elles ne vont pas jus­qu’au ridi­cule. La conscrip­tion avait été mal faite long­temps dans ce dépar­te­ment, il est par­ve­nu à la faire exé­cu­ter. » Perce ici le fait que notre baron était pro­ba­ble­ment un peu pré­cieux, et qu’il a gar­dé un cer­tain ton d’An­cien Régime.

Arrivent 1814 et l’ab­di­ca­tion de Fon­tai­ne­bleau. Pour la pre­mière fois, le baron lâche l’Em­pe­reur dans sa pro­cla­ma­tion aux habi­tants de l’A­vey­ron : « Un gou­ver­ne­ment oppres­seur vient de finir. Ain­si se détruit tout ce qui n’est pas gui­dé par la modé­ra­tion. Et la chute de ce gou­ver­ne­ment a cela de par­ti­cu­lier qu’a­près avoir rem­pli l’Eu­rope de sa puis­sance, il ne peut même pas ins­pi­rer un regret à ceux qui l’ont le plus fidè­le­ment ser­vi. Car, depuis long­temps, la fidé­li­té ne venait plus du coeur. Elle n’é­tait que le résul­tat du devoir et de ce sen­ti­ment d’hon­neur qui ne per­met pas d’a­ban­don­ner dans le mal­heur celui qu’on a ser­vi dans la prospérité. »

À la Res­tau­ra­tion, il donne, dit-il, sa démis­sion (il est plu­tôt révo­qué) et rentre dans la vie pri­vée. En décembre 1814 il écrit à Son Excel­lence M. l’ab­bé de Mon­tes­quiou, ministre de l’In­té­rieur et des Cultes :

» Votre Excel­lence a cru devoir m’ô­ter les fonc­tions que j’exer­çais depuis près de quatre ans, et m’a dit en juillet ne pou­voir me don­ner d’autre des­ti­na­tion. J’ai donc per­du ma place, ma car­rière et mes moyens d’existence. »

» Des débris d’une for­tune ancienne et consi­dé­rable que la Révo­lu­tion a détruite, la liqui­da­tion de la suc­ces­sion de mon père ne m’a lais­sé pour tout patri­moine que 1 700 livres de rente, et une seule et unique pro­prié­té (pro­ba­ble­ment Rosey). Pour avoir la repré­sen­ta­tion que me semble exi­ger le poste que j’oc­cu­pais, je n’ai point cal­cu­lé l’in­suf­fi­sance de ma for­tune, j’ai dû contrac­ter des dettes que je ne peux plus acquitter.?

« Je n’ai dû la car­rière que j’ai par­cou­rue qu’à mon tra­vail et jamais au cré­dit que ma famille eût conser­vé dans l’An­cien Régime et qui a ces­sé. Âgé de 35 ans, il y a dix-neuf ans que je sers l’État. »

» Dai­gnez, Mon­sei­gneur, être aus­si géné­reux pour moi que pour plu­sieurs de mes col­lèges, et me faire obte­nir un trai­te­ment pro­vi­soire qui assure mon exis­tence. » Appa­rem­ment, il n’y eut aucune suite, et le baron ne tou­cha pas de pen­sion et n’exer­ça aucune charge publique pen­dant les deux Res­tau­ra­tions, ce dont il se pré­vau­dra d’ailleurs après la Révo­lu­tion de 1830.

Les Cent-Jours – Préfet des Ardennes

Au retour de Napo­léon de l’île d’Elbe (mars 1815) le baron assure qu’il ne crut pas à un suc­cès durable, il ne se mani­feste pas aux Tui­le­ries à l’ar­ri­vée de Napo­léon à Paris (20 mars). Il se croit oublié, et ne le regrette pas. Mais Napo­léon, qui connaît pour­tant sa défec­tion et sa pro­cla­ma­tion de 1814, le nomme pré­fet des Ardennes, en lui disant : « Si je ne puis évi­ter la guerre, ce dépar­te­ment sera le plus important. »

Après Water­loo (18 juin), il voit pas­ser suc­ces­si­ve­ment l’Em­pe­reur, qui lui pose quelques ques­tions sur les dis­po­si­tions des habi­tants dans le cas pro­bable d’un siège, puis le 11 juin, le maré­chal Ney, com­man­dant l’aile gauche de l’Ar­mée « qui lui par­la d’une manière fort incon­ve­nante de l’Empereur ».

Le baron subit donc le glo­rieux siège de Mézières, « six semaines de tran­chées ouvertes, et j’eus l’hon­neur d’être cité deux fois à l’ordre du jour de l’Ar­mée », écrit-il. À vrai dire, il parle en détail de la bataille de Water­loo et de sa vie lors du siège dans sa notice sur l’ab­bé Del­vin­court ; il se cacha au sémi­naire mais on ne trouve pas trace d’ac­tion d’é­clat par­ti­cu­lière. Après la capi­tu­la­tion, il regagne Paris en diligence.

Nou­velle Res­tau­ra­tion et nou­velle révo­ca­tion du baron.

Préfet de Côte-d’Or (mars à octobre 1831)

« Je ren­trai dans la vie pri­vée. Après la révo­lu­tion de 1830, le gou­ver­ne­ment repla­ça quelques-uns des pré­fets de l’Em­pire. L’un deux (Vief­ville des Essarts, ancien condis­ciple du baron au Conseil d’É­tat) lais­sa arbo­rer le bon­net rouge à Dijon sur un arbre de la liber­té. On me fit par­tir en vingt-quatre heures pour le rem­pla­cer. J’y réta­blis l’ordre, l’o­béis­sance à la loi et le paie­ment des impôts, mal­gré le violent esprit de réac­tion qui ani­mait la popu­la­tion. Au bout d’un an, dégoû­té de l’in­cu­rie du gou­ver­ne­ment et de la négli­gente paresse des bureaux minis­té­riels, je quit­tai pour tou­jours l’Administration. »

Son séjour à Dijon ne dure en réa­li­té que sept mois, celui de Vief­ville des Essarts avait été de six mois. La ques­tion de l’é­pu­ra­tion fut pro­ba­ble­ment la cause pro­fonde de l’é­vic­tion de Vief­ville des Essarts, il avait dénon­cé au ministre de l’In­té­rieur cer­tains magis­trats comme sus­pects de sen­ti­ments légi­ti­mistes. Une lettre de Gui­zot, confi­den­tielle, l’ex­horte d’ailleurs « à la plus grande réserve dans vos rela­tions avec les per­sonnes dont vous m’en­tre­te­nez » et à une grande pru­dence. L’é­pi­sode du bon­net rouge ne sera qu’un « pré­texte » à son renvoi.

La prin­ci­pale tâche admi­nis­tra­tive du baron de Tré­mont sera l’or­ga­ni­sa­tion des élec­tions de juillet 1831. Les résul­tats avec les élec­tions d’Her­noux à Dijon et de Mau­guin à Beaune sont défa­vo­rables au gou­ver­ne­ment, et marquent pro­ba­ble­ment le début de la dis­grâce du baron. Son départ est ain­si com­men­té dans le Jour­nal de la Côte-d’Or du 6 octobre : « M. de Tré­mont vient d’être révo­qué. L’on pré­sume géné­ra­le­ment qu’il doit sa dis­grâce aux mêmes motifs qui ont fait des­ti­tuer M de Vief­ville des Essarts et dès lors, elle est hono­rable. » Opi­nion dou­teuse, le Jour­nal avait accueilli fraî­che­ment son arri­vée, l’ac­cu­sant d’at­taches avec les milieux roya­listes de l’An­cien Régime.

Le baron est rem­pla­cé par Achille Cha­per (X 1813), qui n’ar­rive à Dijon que le 30 novembre, soit un mois après le départ de son pré­dé­ces­seur. Orléa­niste bon teint, appa­ren­té à Casi­mir Périer, ce sera un « grand pré­fet » de Côte-d’Or. Il res­te­ra en poste à Dijon jus­qu’en 1839 et lais­se­ra une abon­dante cor­res­pon­dance. Il écrit à pro­pos du ren­voi du baron : « Peut-être lui avait-on repro­ché non plus une ardeur intem­pes­tive comme à son pré­dé­ces­seur, mais au contraire trop de mol­lesse. » Ailleurs « admi­nis­tra­teur com­pé­tent, mais âgé »… il avait 52 ans, il est vrai que Cha­per n’en avait que 36.

Exit donc le baron de la car­rière admi­nis­tra­tive. « Je quit­tai pour tou­jours l’Ad­mi­nis­tra­tion. Ain­si, de 1815 à 1830, puis de 1832 à 1849 (moment où j’é­cris), j’ai eu la libre dis­po­si­tion de mon temps. S’il ne m’a pas été don­né de l’employer d’une manière utile pour les autres, du moins l’a-t-il été pour moi d’une manière intellectuelle. »

Les écrits du baron de Trémont

Le baron va occu­per ses loi­sirs à écrire, à ras­sem­bler une col­lec­tion d’au­to­graphes et à culti­ver son goût pour les beaux-arts, musique en par­ti­cu­lier. À sa mort, le 1er juillet 1852 dans sa mai­son de cam­pagne de Saint-Ger­main-en-Laye, il lègue ses volumes de « cahiers-mémoires » à la Biblio­thèque natio­nale. Il demande que ces papiers ne soient mis à la dis­po­si­tion du public que vingt-cinq ans après sa mort et qu’ils ne soient pas publiés. Il pense tou­te­fois que peut-être un cher­cheur curieux, d’i­ci un siècle ou deux, s’in­té­res­se­ra à ses Mémoires et que, sous cer­taines condi­tions, ils pour­raient être publiés.

Que trouve-t-on dans ces cahiers ?
– D’a­bord une auto­bio­gra­phie, où j’ai lar­ge­ment pui­sé ci-avant.
– Ensuite un ensemble de « notices bio­gra­phiques », concer­nant les per­son­na­li­tés, ou simples indi­vi­dus qu’il a côtoyés pen­dant sa vie, ou dont il a enten­du par­ler. Chaque notice com­porte un texte d’une ou deux pages, un auto­graphe et, très sou­vent, une gra­vure du per­son­nage. Ces notices concernent des hommes poli­tiques, des reli­gieux, des admi­nis­tra­teurs, des com­po­si­teurs de musique, des artistes, des acteurs et actrices, des savants, des dan­seuses et même une diseuse de bonne aventure.

Cer­taines notices pré­sentent un inté­rêt géné­ral par­ti­cu­lier, car le per­son­nage-titre n’est sou­vent qu’un pré­texte à mettre par écrit ce que le baron a dans la tête sur ce qu’on appel­le­rait aujourd’­hui des pro­blèmes de socié­té : reli­gion, ins­truc­tion publique, gou­ver­ne­ment, admi­nis­tra­tion et fonc­tion­naires, pro­prié­té fon­cière et agri­cul­ture, indus­trie, inven­tions et débuts du machi­nisme, délin­quance et assis­tance publique, sans par­ler des beaux-arts, de la Légion d’hon­neur, etc. Véri­table ency­clo­pé­die qui prend sou­vent la forme d’une com­pa­rai­son entre « l’An­cien Régime » et « aujourd’­hui », c’est-à-dire vers 1835–1850 ; il parle de la révo­lu­tion de 1848, du coup d’É­tat du 2 décembre 1851, il fait des ajouts à cer­taines de ses notices, évoque les débuts du socia­lisme, des saint-simo­niens et des nationalisations.

Le baron parle ain­si de ses goûts artis­tiques héri­tés de son père. « À cinq ans, je lisais la musique cou­ram­ment. Plus tard, une assez jolie voix et une apti­tude à jouer de tous les ins­tru­ments à cordes me mirent à même de faire ma par­tie avec les meilleurs artistes… J’ai eu chez moi des réunions ami­cales dans les­quelles tous les musi­ciens célèbres fran­çais et étran­gers ont bien vou­lu se faire entendre. Comme il aurait fal­lu une grande for­tune pour que ce fût à prix d’argent, j’é­tais d’au­tant plus flat­té de leur concours aus­si dés­in­té­res­sé que bienveillant. »

Il cite les auteurs dra­ma­tiques qu’il a connus : Fleu­ry, Tal­ma, Mes­de­moi­selles Mars, Contat, Duches­nois… Il paraît assez flat­té d’a­voir fait par­tie d’une Com­mis­sion per­ma­nente des Beaux-Arts for­mée par le ministre de l’In­té­rieur sous la direc­tion du duc de Luynes, et d’a­voir été choi­si comme « membre du jury char­gé de dési­gner les récom­penses à décer­ner aux artistes de l’Ex­po­si­tion de 1849 ».

Fait curieux pour un lit­té­raire, il porte un grand inté­rêt aux chiffres et cite de nom­breux chiffres et « sta­tis­tiques » ; il connaît l’an­glais et cite des articles de jour­naux bri­tan­niques ; il fait preuve de connais­sances en éco­no­mie et finances.

Il se veut tou­jours un témoin de son temps, conscient qu’il a connu une période fer­tile en évé­ne­ments (il a connu, dit-il, dix révo­lu­tions, ou plu­tôt chan­ge­ments de régime) avec ses lumières et ses espoirs, mais aus­si les ombres sinistres de la Ter­reur, qui, pense-t-il, peuvent et doivent être connues des géné­ra­tions futures à tra­vers les sou­ve­nirs de quel­qu’un qui a vécu et a même été par­fois un acteur de ces événements.

Cer­taines notices sont de véri­tables petits « tableaux de genre » avec des scènes rap­por­tées sur un ton alerte et enjoué, d’autres sont plus mono­tones et un peu indi­gestes. Mais elles méri­te­raient mieux à mon avis que d’être enfouies sur les rayon­nages de la Biblio­thèque natio­nale où très peu de gens doivent les consulter.

Le testament du baron de Trémont

J’en ai décou­vert un exem­plaire aux Archives de l’É­cole et c’est peut-être sa plus belle oeuvre. Il l’a rédi­gé en 1847 et c’est à tra­vers ses dis­po­si­tions qu’on réa­lise le mieux les valeurs morales du baron et sa phi­lo­so­phie intime. Le texte com­mence ain­si : « Étant tou­jours res­té céli­ba­taire, et n’ayant ni frère, ni soeur, ni neveu ou nièce, ma pré­oc­cu­pa­tion la plus vive a été de lais­ser quelques traces utiles de mon pas­sage dans ce monde, et d’ap­pli­quer ma for­tune à diverses des­ti­na­tions que je juge les plus propres à rem­plir ce but. »

Suit une liste de legs, dont le mon­tant total s’é­lève à plus de 18 000 F (en reve­nu annuel), en particulier :

– des prix d’en­cou­ra­ge­ment à trois étu­diants dis­tin­gués et sans for­tune à dis­tri­buer par les facul­tés de Sciences, de Droit et de Méde­cine de Paris,
– des prix d’en­cou­ra­ge­ment à un jeune peintre ou sta­tuaire, et à un jeune musicien,
– fon­da­tion de trois bourses et de trois trous­seaux à l’É­cole poly­tech­nique pour que les trois dépar­te­ments de l’A­vey­ron, des Ardennes et de la Côte-d’Or entre­tiennent un élève choi­si dans une famille pour laquelle la pen­sion serait une gêne,
– fon­da­tions du même genre pour l’é­cole des Arts et Métiers de Châ­lons, pour un ouvrier sui­vant les cours du Conser­va­toire des Arts et Métiers de Paris, pour aider un savant sans for­tune dans les frais de tra­vaux et expé­riences fai­sant espé­rer une décou­verte utile dans les sciences et les arts libé­raux et indus­triels (à dis­tri­buer par l’A­ca­dé­mie des sciences),
– une dot pour faci­li­ter le mariage d’une fille-mère, reçue à l’hos­pice de la mater­ni­té de Paris « pour une pauvre fille qui, avec des sen­ti­ments hon­nêtes, n’au­rait com­mis d’autre faute que celle qui l’a ren­due mère. »

Cette dis­po­si­tion sera d’ailleurs reje­tée par les exé­cu­teurs tes­ta­men­taires car, disent-ils « cette dis­po­si­tion pour­rait conduire à un résul­tat contraire de celui recher­ché en don­nant une prime à l’im­mo­ra­li­té. » Tout à fait typique de l’é­poque, qui montre en outre que le baron devait être consi­dé­ré comme un original !

Sa phi­lo­so­phie appa­raît clai­re­ment ici, comme dans ses papiers, il ne veut d’a­ris­to­cra­tie ni de nais­sance ni de for­tune, mais estime une aris­to­cra­tie du « mérite » et de la « qua­li­té » quel que soit le domaine, artis­tique, intel­lec­tuel, scien­ti­fique ou manuel où s’exercent la com­pé­tence et l’ex­cel­lence (il a inven­té une sorte d’ordre du Mérite avec des cou­leurs dif­fé­rentes pour les divers domaines). Il veut donc que sa for­tune serve à aider les jeunes qui ont des dis­po­si­tions mais dont les familles n’ont pas les moyens d’as­su­rer le déve­lop­pe­ment et l’accomplissement.

Au fil de lec­ture de livres d’art ou de revues scien­ti­fiques de la deuxième moi­tié du XIXe siècle, j’ai décou­vert quelques lau­réats de ces « prix de Tré­mont » qui com­mencent en 1857, car la fon­da­tion n’a été auto­ri­sée par décret impé­rial que le 8 sep­tembre 1856. J’ai ain­si rele­vé pour les prix de l’A­ca­dé­mie des sciences des noms connus comme Ruhm­korff et Niepce de Saint-Vic­tor et pas mal d’autres moins connus et tom­bés dans l’oubli.

Je me suis bien sûr plus direc­te­ment inté­res­sé aux poly­tech­ni­ciens de Côte-d’Or ayant béné­fi­cié de la bourse de Tré­mont. En rap­pro­chant les comptes ren­dus de séances du Conseil géné­ral de Côte-d’Or (qui gère les fonds) et les docu­ments sur les élèves de Poly­tech­nique, j’ai pu recons­ti­tuer à peu près la liste des béné­fi­ciaires depuis 1857 jus­qu’en 1900, époque où la pen­sion ne sera plus payante. Je cite­rai entre autres :

– 1857, Meur­gey, entré 27e, sor­ti 1er, fils d’un chef de bureau de la Pré­fec­ture. Il fini­ra ingé­nieur en chef des Mines,
– 1859, Gen­reau, entré et sor­ti 1er, fils d’un cor­don­nier de la rue Char­rue à Dijon. Il fini­ra ins­pec­teur géné­ral des Mines,
– 1865, Thoux, entré 13e, sor­ti 14e, fils d’un notaire de Salives. Il fini­ra ins­pec­teur géné­ral des Ponts et Chaussées,
– 1869, Bou­lan­ger, entré 134e, sor­ti 80e, fils d’un construc­teur de tra­vaux des Ponts et Chaus­sées. Il fini­ra colo­nel du Génie. C’est lui qui m’a per­mis de décou­vrir le baron,
– 1876, Jacob, entré et sor­ti 3e, fils d’un « teneur de livres » de Dijon. Il fini­ra colo­nel d’Artillerie,
– 1879, Lorain, entré et sor­ti 73e, fils d’un culti­va­teur de La Roche- en-Bre­nil. Il fini­ra au minis­tère des PTT,
– 1900, Tar­nier, entré 83e et sor­ti 10e. Fils d’un repré­sen­tant de com­merce. Il fini­ra ingé­nieur en chef des Ponts et Chaussées.

Au total, j’ai trou­vé une tren­taine de noms d’é­lèves qui sont pro­ba­ble­ment rede­vables au baron de Tré­mont d’a­voir pu entrer à l’É­cole et fait sou­vent une belle car­rière dans l’ad­mi­nis­tra­tion ou l’ar­mée. Avec les poly­tech­ni­ciens de l’A­vey­ron et des Ardennes, c’est peut-être près d’une cen­taine d’é­lèves qui béné­fi­cièrent de ces legs.

En 1900, le pré­sident de la Com­mis­sion ins­truc­tion du Conseil géné­ral signale qu’il n’y a plus de demande de bourse – les pro­duits capi­ta­li­sés res­tent sans emploi et atteignent un chiffre tel qu’il faut prendre des mesures. En 1904, le dépar­te­ment des Ardennes indique que la fon­da­tion est désor­mais employée pour des bourses au col­lège du chef-lieu du dépar­te­ment. Après 1910, les fonds conti­nuent à s’ac­cu­mu­ler, il n’y a plus de bourses pour Poly­tech­nique, mais 2 600 F attri­bués chaque année au lycée Car­not de Dijon. En 1921, il y a 24 000 F de fonds libres, l’at­tri­bu­tion au lycée passe à 4 100 F. On signale pour la der­nière fois la fon­da­tion de Tré­mont au bud­get du Conseil géné­ral en 1946. Il y a alors 15 000 F de fonds libres… et c’est le grand silence.

Si le baron de Tré­mont est mort phy­si­que­ment en 1852, on peut dire qu’il se per­pé­tua à tra­vers ses filleuls jus­qu’à la fin du siècle. Ensuite, il est sûr que per­sonne ne sait plus ni qui était le baron, ni en quoi consis­tait son legs, plu­tôt ses legs.

Puisse cette com­mu­ni­ca­tion avoir res­sus­ci­té pour quelques ins­tants un per­son­nage (et ses parents) hors du com­mun, pla­cé à une époque char­nière de l’his­toire, tiraillé entre un Ancien Régime dont il a la nos­tal­gie, et un ordre nou­veau qui lui appa­raît béné­fique à cer­tains égards, mais plein d’in­cer­ti­tudes pour l’a­ve­nir. Le baron appa­raît comme un libé­ral, oppo­sé à tout sys­tème de carac­tère socia­liste, un par­ti­san de l’ordre oppo­sé à toute révo­lu­tion qui excite « l’é­cume du peuple », la Ter­reur lui a lais­sé un sen­ti­ment d’hor­reur qui ne s’ef­face pas. Il est par­ti­san d’une cer­taine soli­da­ri­té, mais à condi­tion qu’elle soit indi­vi­duelle et méritée.

Des points d’ombre et des « trous noirs » sub­sistent dans ma bio­gra­phie du baron : qu’a-t-il fait entre 1802 et 1809, puis entre 1815 et 1830 ? Com­ment a‑t-il récu­pé­ré sa for­tune après la Res­tau­ra­tion ? Car, incon­tes­ta­ble­ment, il meurt avec « du bien ». Pour­quoi a‑t-il appa­rem­ment lais­sé sa mère, qu’il aimait pour­tant, dans la misère la plus profonde ?

Ce per­son­nage m’a intri­gué, pas­sion­né ensuite. Je ne pen­sais certes pas en 1987 que les quelques indi­ca­tions de Mlle Vignier m’en­traî­ne­raient pen­dant plu­sieurs années dans la quête par­fois ardue et tou­jours renou­ve­lée d’un voyage à tra­vers le temps et l’es­pace euro­péen du Pre­mier Empire.

Poster un commentaire