L’insertion des jeunes dans une Mission locale

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Sylvie WEILL

Pour de nom­breux jeunes de bas niveau de qua­li­fi­ca­tion (par­mi les jeunes sui­vis, 39 % sont de niveau VI et V bis soit niveau de fin de cin­quième, et 36 % sont de niveau V soit CAP ou BEP), l’ac­cès à l’emploi passe dans le meilleur des cas par un retour en for­ma­tion et de nom­breuses étapes, un par­cours semé d’embûches, de régres­sions, de pré­ca­ri­té, d’aides finan­cières, sous réserve que le jeune évite la délin­quance. La durée moyenne du sui­vi d’un jeune est d’en­vi­ron deux ans et demi, et compte tenu des moyens dont le Syn­di­cat d’ag­glo­mé­ra­tion dote la Mis­sion locale, nous sommes en mesure de lui accor­der autant d’en­tre­tiens que de besoin – la moyenne allant de 3 à 5 entre­tiens par an – cer­tains jeunes peuvent en avoir jus­qu’à 15 si nécessaire.

Nous avons aus­si la chance de pou­voir déve­lop­per toutes sortes de ser­vices com­plé­men­taires (lieu d’é­coute psy­cho­lo­gique, par­rai­nage, etc.). Nous dénom­brons main­te­nant, depuis trois ans consé­cu­tifs, entre 38 et 40 % de jeunes en emploi en fin d’an­née, mais la pré­ca­ri­té des emplois devient une bana­li­té et les demandes d’aides finan­cières ont crû de 85 % entre 1996 et 1997.

Des jeunes qu’il faut insérer

Dehors, la liberté ?

Il s’ap­pelle C., il a 19 ans ; je le reçois en tant que direc­trice de la Mis­sion locale parce que les aides finan­cières que la Mis­sion locale délivre en direct ne sont remises au jeune que par la res­pon­sable de la struc­ture : il faut évi­ter que le conseiller, quo­ti­dien­ne­ment au contact des jeunes, n’ait à subir des pres­sions par trop directes à pro­pos d’argent.

C. est accom­pa­gné de son conseiller, il s’a­git d’une demande de Coup de Pouce. Un Coup de Pouce est un micro- dis­po­si­tif mis en place dans les Yve­lines par la Direc­tion dépar­te­men­tale de la pro­tec­tion judi­ciaire de la jeu­nesse et avec lequel nous tra­vaillons. Cette aide est donc réser­vée aux jeunes qui ont – à un moment de leur his­toire – eu à voir avec la jus­tice. C. est sor­ti il y a deux jours de la mai­son d’ar­rêt où il pur­geait une peine de six mois, pour vol. Per­sonne n’a été aver­ti de la date de sa sor­tie, lui-même ne l’a su que la veille. Depuis, il a dor­mi dans la voi­ture d’un copain parce que, pen­dant son incar­cé­ra­tion, ses parents ont démé­na­gé. Il ne peut pas aller chez sa sœur, son beau-frère le met­trait dehors immé­dia­te­ment. Il y est juste pas­sé le temps que sa sœur lui fasse deux sandwichs.

La situa­tion se com­plique parce que C. a pu sor­tir mais sa libé­ra­tion est assor­tie d’une inter­dic­tion pro­vi­soire de séjour sur le ter­ri­toire des Yve­lines. Pen­dant qu’il dor­mait, il s’est fait voler tous ses papiers, y com­pris sa carte d’i­den­ti­té et son auto­ri­sa­tion de sor­tie de la mai­son d’ar­rêt. On ne délivre pas de dupli­ca­ta de cette auto­ri­sa­tion. Si jamais il tombe sur un contrôle de police, il est « très mal ». Il n’a pas man­gé depuis la veille. Il ne sait pas où aller ce soir. Il va fal­loir que son conseiller l’aide à trou­ver un lieu où dor­mir, sans doute à Paris où se trouve un foyer qui accueille les sor­tants de pri­son, mais encore faut-il qu’il y ait de la place et que C. puisse payer sa chambre. Et puis il fau­dra qu’il paye ses trans­ports (il a déjà plus de 12 000 F de dettes pour amendes), et qu’il se rachète au moins un « jeans », des bas­kets et un pull. S’il veut se pré­sen­ter dans la moindre agence d’in­té­rim, ou chez un employeur, il ne peut pas y aller dans cet état. Et ses parents, en quit­tant la région, ont jeté toutes ses affaires : ils lui ont dit qu’ils ne vou­laient plus jamais entendre par­ler de ce fils si mau­vais qu’il est en prison.

L’aide du Coup de Pouce est au maxi­mum de 1 500 F. Com­bien de temps C. va-t-il tenir ? Com­ment va-t-il pou­voir trou­ver du tra­vail alors qu’il n’a même pas un CAP en poche, et jamais tra­vaillé jusque-là ? Il semble déci­dé à res­pec­ter l’in­ter­dic­tion de séjour dans les Yve­lines, et dit n’a­voir aucune envie de revoir ses copains d’a­vant. Mais les mêmes pièges l’at­tendent à la pre­mière sta­tion de métro venue.

Quelle identité entre deux cultures ?

Elle s’ap­pelle L., elle a 19 ans quand elle arrive à la Mis­sion locale. Elle est née en Côte-d’I­voire, de parents fran­çais, nés en Côte-d’I­voire. Elle a com­men­cé une pre­mière année de droit à la facul­té de Saint-Quen­tin, mais a dû s’ar­rê­ter au bout de six mois. Ses frères n’ac­cep­taient plus qu’elle mène la vie d’é­tu­diante. Ils l’ont qua­si séques­trée à la suite d’une crise par­ti­cu­liè­re­ment violente.

Il faut dire qu’ils n’ont jamais sup­por­té qu’elle tra­vaille bien, et qu’elle décroche son bac. Ils en sont loin, l’un tra­fi­cote, l’autre va de petit bou­lot en petit bou­lot. Et elle, non seule­ment elle tra­vaille bien, mais en plus elle gar­dait des enfants et fai­sait des can­tines – ce qui lui per­met­tait de payer ses études. Ils ont tout cassé.

Le pro­blème aujourd’­hui, c’est qu’ils ont déci­dé de la marier et ils lui ont dit qu’ils lui jet­te­raient un sort – une malé­dic­tion de Dieu – si jamais elle leur déso­béis­sait. Sa carte d’i­den­ti­té était valable jus­qu’à ses 18 ans. À la date d’ex­pi­ra­tion, lors­qu’elle a vou­lu la faire refaire, la pré­fec­ture lui a deman­dé de four­nir la copie du décret d’am­plia­tion de natu­ra­li­sa­tion. Son père ne veut pas le lui don­ner. Elle avait trou­vé un petit bou­lot au res­tau­rant uni­ver­si­taire, mais lors­qu’il s’est agi de lui faire sa paie, l’ad­mi­nis­tra­tion s’est ren­du compte du fait qu’elle n’au­rait jamais dû la faire tra­vailler, et qu’elle ne pou­vait pas la payer.

L. vient voir un conseiller parce qu’elle a enten­du par­ler de la Mis­sion locale et qu’elle a besoin d’aide. Elle vou­drait essayer d’al­ler vivre chez une ancienne amie à Paris, mais en même temps elle est ter­ro­ri­sée parce qu’elle ne sait pas de quoi ses frères sont capables, et elle s’en vou­drait de mettre sa copine en danger.

De plus, son seul appui est sa vieille mère, qui ne parle pas fran­çais, mais en fait d’ap­pui, c’est plu­tôt elle qui aide sa mère, dépas­sée par les vio­lences des fils. Elle sait qu’elle est dans son droit, majeure, Fran­çaise, mais elle a peur. Elle n’a pas tra­vaillé depuis un an et demi, elle dit qu’elle ne sait plus rien, elle a l’im­pres­sion que son ave­nir a été détruit.

Le tra­vail du conseiller allait com­men­cer par essayer de lui obte­nir une aide finan­cière, mais cela ne sera pas pos­sible puis­qu’elle n’a pas de carte d’i­den­ti­té. Cela va être long, difficile.

Com­ment éva­luer les risques de réa­li­sa­tion du pro­jet des frères ? Com­ment aider L. sans qu’elle culpa­bi­lise à l’i­dée d’a­ban­don­ner sa mère ? Com­ment dénouer cette ambi­va­lence pro­fonde entre le désir d’in­té­gra­tion et d’é­man­ci­pa­tion et la sou­mis­sion à la Loi du Père ? Quelle sera la marge de négo­cia­tion pos­sible avec le père de L ?

Le parcours de F.

Mars 1996 : F. prend contact avec la Mis­sion locale pour un pre­mier entre­tien, sans ren­dez-vous et sous la pres­sion, à la per­ma­nence que nous tenons à la Mai­son de quar­tier du Parc. Il fait par­tie du petit groupe de jeunes qui vient de quit­ter le LEP où il était en 2e année de BEP méca­nique auto, au motif des ten­sions entre deux bandes rivales. Il exige une for­ma­tion et sur­tout la même que ses copains. Pour lui, le conseiller de la Mis­sion locale doit faire ce que lui – F. – demande. Il est né en octobre 1979. À son âge, il relève du dis­po­si­tif d’in­ser­tion de l’é­du­ca­tion natio­nale et non de la Mis­sion locale. Le conseiller l’o­riente vers un conseiller du CIO, pour qu’il s’en­tende confir­mer le refus pré­cé­dem­ment énon­cé. Il n’a de solu­tion qu’au sein de l’É­du­ca­tion nationale.

Juin 1996 : entre­tien infor­mel à la Mai­son de quar­tier, F. est agréable, com­mu­ni­cant, il explique ses dif­fi­cul­tés fami­liales et ses pro­jets. Le conseiller lui pro­pose une resco­la­ri­sa­tion, et pour ce faire, une pre­mière démarche auprès du CIO.

Sep­tembre 1996 : tant bien que mal, F. est resco­la­ri­sé, il retourne en BEP pour ter­mi­ner sa 2e année.

Mi-octobre 1996 : F. exprime le sou­hait de quit­ter le LEP pour pré­pa­rer le BEP en for­ma­tion rému­né­rée, il recon­naît être sou­vent absent, « ça ne m’in­té­resse pas de bos­ser comme ça pour rien. Le fran­çais, les maths ça sert à rien. Et puis, j’ai besoin d’argent. » Le conseiller lui explique que vu son sta­tut sco­laire actuel, même s’il quit­tait le LEP, il n’au­rait pas le droit à cette rému­né­ra­tion. Il l’en­cou­rage à conti­nuer. Dans l’en­semble, il res­te­ra plus ou moins sco­la­ri­sé jus­qu’à la fin de l’an­née, mais n’ob­tien­dra pas son BEP. La ques­tion de son orien­ta­tion, de l’é­té sans pers­pec­tive, d’une ren­trée sans pro­jet inquiète F. qui, sans le recon­naître, est très ten­du : l’é­chec est dif­fi­cile à accepter.

Juillet 1997 : le conseiller le reçoit dans cet état d’es­prit. Après contact avec le CIO, il est déci­dé de faire une déro­ga­tion car le délai d’un an après la sor­tie du sys­tème sco­laire pour pou­voir béné­fi­cier de l’aide de la Mis­sion locale est une aber­ra­tion, qui lais­se­rait F. par­tir à la dérive encore davantage.

Mal­gré la période peu favo­rable, son conseiller pro­pose à F. de pas­ser un bilan de com­pé­tences, pour l’ai­der à défi­nir une orien­ta­tion un peu réa­liste vers un métier accessible.

F. ne se déci­de­ra que fin août. Le bilan confirme son inté­rêt pro­fond pour tout ce qui touche à la méca­nique, mais fait aus­si res­sor­tir un cer­tain refus de l’ef­fort. F. est dans le « tout, tout de suite ». Il a du mal à se plier aux règles et aux consignes. Sur le fond, il manque de confiance en lui. D’ailleurs, cela se confirme car en atten­dant une entrée en for­ma­tion qui pour­rait lui per­mettre de pré­ci­ser son pro­jet pro­fes­sion­nel (il n’y a pas de place avant fin novembre), il était conve­nu entre F. et son conseiller qu’il vienne au pôle Emploi cher­cher du tra­vail. Le pôle Emploi est ouvert quatre mati­nées par semaine, mais il est venu trois fois en quinze jours.

Fin sep­tembre 1997 : une oppor­tu­ni­té se des­sine, des pres­ta­taires de trans­port ins­tallent en Ville nou­velle une expé­ri­men­ta­tion gran­deur nature avec des véhi­cules élec­triques mis en loca­tion au moyen de carte à puce. Il leur faut du per­son­nel jeune sus­cep­tible d’ac­cueillir le public, de dépla­cer les véhi­cules et d’en assu­rer l’en­tre­tien. Le conseiller signale l’offre à F. qui vient aux ren­dez-vous pour pré­pa­rer le recru­te­ment : entre­tiens à deux ou trois jeunes, pré­pa­ra­tion sur ques­tion­naires et entraî­ne­ment à l’en­tre­tien d’embauche. F. fait preuve d’un excellent inves­tis­se­ment au cours de cette pré­pa­ra­tion, il a un com­por­te­ment posi­tif dans le groupe et se donne de bonnes chances. Mais il ne donne pas suite car il a une pro­po­si­tion de com­mer­cial en porte-à-porte, son conseiller le met en garde sur les clauses finan­cières du contrat, mais rien n’y fait.

Mi-décembre : F. aban­donne car sa « paye ne couvre pas ses frais ». Il reprend contact avec la Mis­sion locale pour connaître la date du pro­chain recru­te­ment « véhi­cules élec­triques » mais ce n’est pas avant juin, et il n’est plus ques­tion de s’o­rien­ter vers un stage. F. revoit son conseiller deux fois en jan­vier 1998 pour infor­ma­tions sur les offres d’emploi, mais il ne vient tou­jours pas au pôle Emploi. De quoi vit-il ? Que fait-il de ses jour­nées ? Il habite tou­jours chez ses parents, mais c’est tout ce que son conseiller appren­dra. Il devient dis­tant, amer.

Fin février 1998 : F. « met la pres­sion » sur son conseiller. Il pré­tend qu’il va « être à la rue » à la fin du mois, et évoque la sug­ges­tion d’un édu­ca­teur : pour­quoi ne pas pas­ser une licence cariste. Il va fal­loir trou­ver le mode de finan­ce­ment, mais cette fois F. semble moti­vé et l’ac­com­pa­gne­ment du conseiller reprend du sens. F. a obte­nu sa licence, et trou­vé un contrat à durée déter­mi­née jus­qu’à fin juin. Mais après…

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