L’ingénieur entrepreneur

Dossier : La France a besoin d'entrepreneursMagazine N°549 Novembre 1999
Par Xavier KARCHER

Quels ingénieurs entrepreneurs ai-je rencontrés dans ma vie industrielle ?

Tout d’a­bord il y a les patrons d’en­tre­prises, petites ou moyennes, sou­vent fami­liales, de pre­mière ou deuxième géné­ra­tion, rare­ment plus.

C’est la vita­li­té, la flexi­bi­li­té, l’a­dap­ta­bi­li­té, la vitesse de réac­tion qui carac­té­risent ces entre­prises et donc leurs diri­geants. C’est ce qui leur per­met de faire ce que les grandes entre­prises ne sou­haitent ou n’osent pas faire.

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Il est pro­bable que la réus­site sociale que repré­sente l’ac­cès aux grandes écoles tout autant que la for­ma­tion car­té­sienne qu’ils y reçoivent n’in­citent pas les ingé­nieurs à mon­ter leur entre­prise. Par contre le patron de deuxième géné­ra­tion est plus sou­vent ingé­nieur. Cette for­ma­tion apporte cer­tai­ne­ment un plus au déve­lop­pe­ment et à la péren­ni­té de l’entreprise.

Cette règle a tou­te­fois d’heu­reuses excep­tions : l’é­clo­sion et la réus­site de PME dans les sec­teurs des tech­no­lo­gies de pointe sont très sou­vent dues à des ingé­nieurs. C’é­tait l’au­to­mo­bile en 1920, c’é­tait l’in­for­ma­tique en 1960, c’est l’en­semble ser­vice télé­com­mu­ni­ca­tions infor­ma­tique aujourd’­hui. Or, il faut recon­naître que les ingé­nieurs fran­çais ne sont pas tel­le­ment pré­pa­rés à cela, ne serait-ce que mentalement.

Je ne vou­drais pas oublier l’autre grande caté­go­rie d’en­tre­pre­neurs, ceux qui sont dans les grandes entre­prises. Cer­tains ont pu rêver à des entre­prises fonc­tion­nant comme des boîtes à musique bour­rées d’in­gé­nieurs fonc­tion­naires ce qui n’in­ter­di­sait pas une cer­taine ima­gi­na­tion, une cer­taine inno­va­tion mais le tout par­fai­te­ment pla­ni­fié, contrô­lé. On a vu des grandes entre­prises publiques bien sûr mais aus­si des entre­prises pri­vées se sclé­ro­ser ain­si. C’est alors qu’il est appa­ru que l’on avait besoin de cadres entre­pre­neurs et donc d’in­gé­nieurs entre­pre­neurs aus­si dans les grandes entreprises.

En géné­ral le risque n’est plus alors pris au niveau de toute l’en­tre­prise mais au niveau de chaque seg­ment hori­zon­tal ou ver­ti­cal de l’or­ga­ni­sa­tion. Là les seuls rai­son­ne­ments car­té­siens, pas plus que la qua­li­té de l’a­na­lyse ou la clar­té de la syn­thèse ne suf­fisent. Il faut cet ensemble inno­va­tion – risque – bon sens et remise en cause de chaque rouage et ensemble de rouages qui carac­té­rise bien l’es­prit entrepreneur.

Dans la caté­go­rie des PME si les ingé­nieurs ne sont pas entre­pre­neurs ce n’est pas dra­ma­tique (sauf dans les domaines de pointe où c’est catas­tro­phique) puisque d’autres per­sonnes entre­pre­nantes pren­dront leur place en leur lais­sant les tâches d’exé­cu­tion. On peut néan­moins le regret­ter, car ce sont les créa­tions de nou­velles PME qui contri­buent le plus au déve­lop­pe­ment de l’é­co­no­mie et de l’emploi en France.

Dans la caté­go­rie des grandes entre­prises c’est beau­coup plus grave. Les struc­tures indis­pen­sables de créa­tion, d’or­ga­ni­sa­tion, de réa­li­sa­tion, même pour des socié­tés de ser­vice, imposent à une grande entre­prise d’a­voir beau­coup d’in­gé­nieurs dans tous les che­mi­ne­ments orga­ni­sa­tion­nels et décisionnels.
Contrai­re­ment aux PME, si les ingé­nieurs clés de la struc­ture – ils sont for­cé­ment nom­breux – ne sont pas des entre­pre­neurs, ils vont blo­quer l’é­vo­lu­tion des autres per­sonnes et donc de l’entreprise.
Celle-ci dès lors est en péril et beau­coup d’exemples réels montrent que cela existe bien.

C’est la rai­son pour laquelle je m’in­quiète qu’on ne dis­pense pas plus les for­ma­tions élé­men­taires néces­saires, plus humaines que car­té­siennes, dans les école d’in­gé­nieurs. Au mini­mum fau­drait-il qu’on reva­lo­rise le rôle de l’en­tre­pre­neur plu­tôt que de le consi­dé­rer comme un aven­tu­rier ou un mal­heu­reux qui n’a pas réus­si à inté­grer le confort d’une grande entre­prise. Encore fau­drait-il aus­si que l’am­biance géné­rale et l’é­tat d’es­prit en France cessent de consi­dé­rer comme pures et dignes de confiance les seules ini­tia­tives venant de l’É­tat ou des col­lec­ti­vi­tés publiques natio­nales, régio­nales ou locales quelles qu’en soient les consé­quences bonnes ou mau­vaises. C’est un mal fran­çais pro­fond que nombre de déci­deurs publics et pri­vés tentent conti­nuel­le­ment de gué­rir depuis plu­sieurs siècles tant le cen­tra­lisme royal, puis répu­bli­cain, est pro­fon­dé­ment enra­ci­né dans la culture française.

C’est pour cela que les grandes écoles d’in­gé­nieurs doivent par­ti­ci­per à cette croi­sade de l’i­ni­tia­tive et du risque en adap­tant leur ensei­gne­ment pour don­ner envie aux jeunes ingé­nieurs d’être entre­pre­neurs et leur four­bir des armes intel­lec­tuelles pour assu­rer leurs meilleures chances de réus­site dans ce domaine.

À cette fin, il est indis­pen­sable d’a­voir des pro­fes­seurs entre­pre­neurs pour ensei­gner cer­taines matières à carac­tère tech­no­lo­gique, social ou admi­nis­tra­tif. Beau­coup jugent cho­quant le rap­pro­che­ment de ces deux mots pro­fes­seur et entre­pre­neur, alors que c’est sans aucun doute la force des études d’in­gé­nieur aux États-Unis et aus­si celle des écoles de ges­tion et de com­merce en France.

L’é­cole qui se satis­fait de for­mer des ingé­nieurs fonc­tion­naires ne rem­plit pas sa mission.

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