L’information financière en crise

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°598 Octobre 2004Par : Nicolas Véron (89), Matthieu Autret (97) et Alfred Galichon (97)Rédacteur : Laurent BLIVET (93)

Il n’y a pas de véri­té comp­table. L’oubli de ce prin­cipe est la cause de la crise de confiance qui a ébran­lé le capi­ta­lisme mon­dial ces der­nières années, et dont les répliques se font encore sen­tir aujourd’hui (les inter­ro­ga­tions sur les méthodes de comp­ta­bi­li­sa­tion des réserves de cer­taines grandes com­pa­gnies pétro­lières en ont témoi­gné récemment).

Dans un livre riche, vivant et par­ti­cu­liè­re­ment péda­go­gique, Nico­las Véron, Mat­thieu Autret et Alfred Gali­chon mettent en lumière le rôle cen­tral que joue désor­mais l’information finan­cière dans le capi­ta­lisme mon­dial. Forts de leur pers­pec­tive exté­rieure par rap­port à la “ science comp­table ” (aucun des auteurs n’est expert-comp­table), ils rap­pellent que la comp­ta­bi­li­té est depuis ses ori­gines une affaire de conven­tions entre ses uti­li­sa­teurs. L’internationalisation des opé­ra­tions des entre­prises, le déve­lop­pe­ment des flux de capi­taux et l’innovation conti­nue en matière d’instruments finan­ciers rendent ce lan­gage de plus en plus dif­fi­cile à déchif­frer. En outre, la mon­tée en puis­sance des inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels par­mi les uti­li­sa­teurs des don­nées comp­tables en trans­forme les objec­tifs et oblige ain­si à une remise en ques­tion en pro­fon­deur de prin­cipes comp­tables déve­lop­pés pour répondre à d’autres besoins (sur­veillance pru­den­tielle ou fisc par exemple). À cet égard, la remise en pers­pec­tive des enjeux du débat sur la “ juste valeur ” est salutaire.

En démon­tant avec clar­té (et humour) quelques exemples de “ comp­ta­bi­li­té créa­tive ”, capables d’améliorer la per­for­mance affi­chée par l’entreprise bien plus rapi­de­ment qu’un reen­gi­nee­ring com­plet des opé­ra­tions, les auteurs font éga­le­ment tou­cher du doigt les ten­ta­tions de mani­pu­la­tion aux­quelles ont pu suc­com­ber cer­tains diri­geants. Plus fon­da­men­ta­le­ment, les dis­cus­sions fic­tives mises en scènes dans le livre entre le PDG d’une entre­prise en dif­fi­cul­té et ses conseils en matière comp­table mettent clai­re­ment en lumière la part de juge­ment inhé­rente à la pro­duc­tion d’une don­née comp­table et dont l’impact peut être mas­sif sur le résul­tat (“ dans un bilan, il n’y a que la date qui n’implique pas un jugement ”).

Face à cet “ arbi­traire ” irré­duc­tible, on com­prend alors le rôle fon­da­men­tal de “ check and balance ” joué par l’écosystème de l’information finan­cière dans le capi­ta­lisme moderne : contrôle de la pro­duc­tion comp­table (audi­teurs) et ana­lyse de ses impli­ca­tions en matière de valo­ri­sa­tion et de risque (ban­quier, ana­lystes finan­ciers, agence de nota­tion). Aux États-Unis comme en Europe, les affaires Enron et Par­ma­lat ont démon­tré la pos­si­bi­li­té de défaillance de cette chaîne : c’est en ce sens qu’elles ont été un aver­tis­se­ment majeur pour l’ensemble des acteurs.

Puisqu’elle condi­tionne les équi­libres entre entre­prises, inves­tis­seurs et puis­sance publique, la ques­tion de l’information finan­cière prend une dimen­sion poli­tique, mal­heu­reu­se­ment sous-esti­mée aujourd’hui. Les auteurs pré­disent l’instabilité du méca­nisme actuel rete­nu par la Com­mis­sion euro­péenne pour défi­nir les normes IAS en rai­son de son manque de légi­ti­mi­té démo­cra­tique. Ils s’inquiètent éga­le­ment du dés­équi­libre trans­at­lan­tique et appellent à une coopé­ra­tion euro­péenne ren­for­cée dans ce domaine, dont l’une des pre­mières réa­li­sa­tions devrait être la créa­tion d’une auto­ri­té unique de régu­la­tion des mar­chés financiers.

La vigueur du capi­ta­lisme repose sur la confiance de ses acteurs en la soli­di­té de la chaîne de l’information finan­cière : après la décen­nie fré­né­tique des ban­quiers d’affaires qui a clos le xxe siècle, le temps des comp­tables s’ouvre peut-être en ce moment sous nos yeux. Le livre de Nico­las Véron, Mat­thieu Autret et Alfred Gali­chon nous montre que cette nou­velle ère ne sera pas for­cé­ment austère.

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