L’importance des monnaies en aéronautique civile

Dossier : L'aéronautiqueMagazine N°607 Septembre 2005
Par Georges VILLE (56)

Monnaies et activités économiques

Monnaies et activités économiques

Mon­naies et entre­prises ont des des­tins étroi­te­ment liés depuis l’o­ri­gine des civi­li­sa­tions humaines : les mon­naies sont en effet appa­rues pour pal­lier les insuf­fi­sances du troc ori­gi­nel dans les échanges entre les pre­miers entre­pre­neurs et leurs clients. Dès cet ins­tant, elles sont deve­nues les ins­tru­ments de valo­ri­sa­tion des biens et ser­vices et tout au long de leur his­toire leurs cota­tions res­pec­tives reflé­taient les évo­lu­tions de niveau de vie et d’ef­fi­ca­ci­té entre les dif­fé­rentes com­mu­nau­tés sociales ; très vite, le pou­voir poli­tique s’est ren­du compte de leur impor­tance et n’a eu de cesse d’en struc­tu­rer l’u­sage avec la mise en place d’é­ta­lons et de pro­tec­tion douanière.

Avec le déve­lop­pe­ment des échanges et des ins­tru­ments finan­ciers, la situa­tion s’est pro­fon­dé­ment modi­fiée au cours des siècles et a conduit au xxe siècle à la dis­pa­ri­tion de toute réfé­rence de cota­tion des mon­naies à la valeur des biens et à l’é­ta­lon-or : celles-ci sont alors deve­nues des mar­chan­dises qui se vendent, s’a­chètent et s’ap­pré­cient selon les lois de l’offre et de la demande pour le plus grand bien des ban­quiers et des spé­cu­la­teurs mais en oubliant tota­le­ment leur voca­tion pre­mière de valo­ri­sa­tion des biens et services.

Les entre­pre­neurs ont ain­si été dépos­sé­dés d’une pré­ro­ga­tive essen­tielle de leurs acti­vi­tés sans avoir pu faire entendre leur point de vue ; il faut dire que leur influence auprès des poli­tiques était moindre que celle des finan­ciers. Pour sur­vivre dans le contexte actuel de mon­dia­li­sa­tion, le seul moyen à leur dis­po­si­tion consiste à contour­ner l’obs­tacle sous forme de délo­ca­li­sa­tions ou d’im­plan­ta­tions indus­trielles dans les pays de mon­naies faibles.

Arrê­tons-nous quelques ins­tants sur la mon­dia­li­sa­tion : sché­ma­ti­que­ment on peut clas­ser les pays en deux caté­go­ries en fonc­tion de leur niveau de déve­lop­pe­ment économique :
• les pays déve­lop­pés à mon­naies fortes et bonne for­ma­tion professionnelle,
• les pays en voie de déve­lop­pe­ment à mon­naies faibles (avec des salaires dans le même rap­port et pou­vant atteindre des ratios de l’ordre de 1 à 50) et plus faible niveau d’éducation.

Le par­tage des acti­vi­tés entre les deux caté­go­ries s’est ain­si opé­ré pro­gres­si­ve­ment dans le sens recher­ché : les acti­vi­tés com­plexes (arme­ment, aéro­nau­tique, élec­tro­nique…) dans les pays déve­lop­pés et les acti­vi­tés simples (tex­tile, arti­sa­nat…) dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment. Une telle dyna­mique ne peut se main­te­nir que sous la condi­tion d’un ajus­te­ment cor­ré­la­tif des com­pé­ti­ti­vi­tés moné­taires : ce qui n’est pas le cas aujourd’­hui avec l’é­mer­gence de deux effets perturbateurs :
• le pre­mier est rela­tif à l’ap­pa­ri­tion de deux com­pé­ti­teurs, la Chine et l’Inde, désta­bi­li­sant le fra­gile équi­libre de la mon­dia­li­sa­tion par l’im­por­tance de leur popu­la­tion (plus d’un mil­liard d’ha­bi­tants cha­cun), leur niveau d’é­du­ca­tion (20 % soit 200 mil­lions ont un niveau d’é­du­ca­tion com­pa­rable au nôtre !) et leurs faibles mon­naies (de l’ordre de 1 à 30 par rap­port aux pays déve­lop­pés) : du fait de cet avan­tage de com­pé­ti­ti­vi­té, ces pays vont récu­pé­rer à terme toutes les acti­vi­tés indus­trielles réa­li­sées aujourd’­hui dans les pays développés ;
• le deuxième concerne la com­pé­ti­ti­vi­té entre pays déve­lop­pés tota­le­ment mal­me­née par la poli­tique moné­taire amé­ri­caine : après avoir abat­tu l’é­co­no­mie du Japon en for­çant ce pays à une sur­es­ti­ma­tion du yen dans la décen­nie 80, les États-Unis veulent aujourd’­hui affai­blir la puis­sance euro­péenne en uti­li­sant la même arme (et l’Eu­rope ne semble pas armée pour se défendre).

La situa­tion est pré­oc­cu­pante pour l’ac­ti­vi­té en Europe : d’un côté, les acti­vi­tés indus­trielles tra­di­tion­nelles (tex­tiles, chi­miques et même élec­tro­niques) s’im­plantent dans les pays à mon­naies faibles (Chine et Inde prin­ci­pa­le­ment) et de l’autre les acti­vi­tés nobles (arme­ment et aéro­nau­tique) perdent leur com­pé­ti­ti­vi­té par rap­port aux pays indexés sur le dol­lar amé­ri­cain. La France et l’Al­le­magne sont concer­nées de la même manière aujourd’­hui : il est loin le temps où l’Al­le­magne pou­vait vendre ses machines-outils à n’im­porte quel prix ! Il est inté­res­sant de noter que la seule embel­lie éco­no­mique dans ces deux pays au cours des dix der­nières années cor­res­pond à la période 1998–2002, la seule où l’eu­ro était en des­sous du dollar.

Pour mesu­rer l’im­pact de l’é­vo­lu­tion des mon­naies sur la com­pé­ti­ti­vi­té euro­péenne, une » vraie valeur » concur­ren­tielle entre le dol­lar et l’eu­ro a été esti­mée par deux voies dif­fé­rentes condui­sant toutes deux à un taux voi­sin de 1 $ = 1 € :
• vu par le consom­ma­teur, la pari­té dite de pou­voir d’a­chat cor­res­pond à ce niveau dans la plu­part des réfé­rences sur le sujet : la plus inso­lite, publiée par The Eco­no­mist à par­tir des prix du » Big Mac » dans tous les pays du monde, confirme cette évaluation ;
• vu par l’en­tre­pre­neur, l’é­ga­li­té des charges de per­son­nel moyen­nées par sala­rié chez Boeing et Aero­spa­tiale conduit aus­si à ce niveau de taux.

Les moyens pour se pro­té­ger contre une telle situa­tion sont limi­tés compte tenu du poids poli­tique du dol­lar dans l’é­co­no­mie mon­diale et du rôle des spé­cu­la­teurs ; nous en voyons deux :
• une action de la Banque cen­trale euro­péenne pour­rait faire bais­ser la pari­té de l’eu­ro mais une telle ini­tia­tive semble fort impro­bable compte tenu de sa mis­sion qua­si exclu­sive de sta­bi­li­té des prix ;
• un chan­ge­ment dans les pré­lè­ve­ments fis­caux rédui­sant les taxes assu­jet­ties à la valeur ajou­tée interne (charges sociales par exemple) et aug­men­tant celles por­tant sur l’en­semble des acti­vi­tés (TVA) : une réflexion méri­te­rait d’être appro­fon­die au plan natio­nal sur cette opportunité.

Le dollar et l’aéronautique

Le com­merce des avions civils est fon­dé sur l’u­ti­li­sa­tion du dol­lar amé­ri­cain comme mon­naie de réfé­rence du prix de vente et il n’existe aucun élé­ment lais­sant entre­voir une évo­lu­tion de cette situa­tion dans un proche ave­nir ; deux rai­sons concourent pour qu’il en soit ainsi :
• la com­pé­ti­tion dans le trans­port aérien inter­na­tio­nal a tou­jours repo­sé sur des prix de billet expri­més en dol­lars amé­ri­cains du fait du poids des com­pa­gnies amé­ri­caines et de celles uti­li­sant le dol­lar comme mon­naie de compte. His­to­ri­que­ment, on peut aus­si rap­pe­ler que le prix des billets a été fixé en dol­lar amé­ri­cain selon des direc­tives impo­sées par l’OA­CI (Orga­ni­sa­tion de l’a­via­tion civile inter­na­tio­nale : ins­ti­tu­tion dépen­dant de l’O­NU) lors du démar­rage du trans­port aérien après la Deuxième Guerre mon­diale et cela jus­qu’au début des années quatre-vingt ; la mise en appli­ca­tion des déré­gle­men­ta­tions (ini­tiées par le Dere­gu­la­tion Act voté en 1978 aux États-Unis) n’a pas chan­gé la donne et le rôle du dol­lar s’est main­te­nu dans l’ac­ti­vi­té de trans­port aérien. Aus­si avec l’ob­jec­tif de ne pas s’ex­po­ser au risque moné­taire, les com­pa­gnies aériennes conti­nuent d’a­che­ter leurs avions en dol­lars amé­ri­cains 1 ;
• les avion­neurs amé­ri­cains ont eu depuis l’a­près-guerre une posi­tion mono­po­lis­tique sur le mar­ché des avions de ligne (cumul fin 2000 des livrai­sons d’a­vions de ligne à réac­tion : 14 000 avions à com­pa­rer aux 3 000 livrés par les Euro­péens). Il est évident que, dans une telle situa­tion, l’out­si­der euro­péen doit s’a­li­gner sur le com­pé­ti­teur majo­ri­taire et suivre sa mon­naie dans le domaine des prix de vente.

Les chan­ge­ments des pari­tés moné­taires (plus par­ti­cu­liè­re­ment dans le cas qui nous concerne ici du dol­lar par rap­port à l’eu­ro) ont une impor­tance déter­mi­nante dans les situa­tions com­pa­rées de com­pé­ti­ti­vi­té des construc­teurs aéro­nau­tiques. Com­ment appré­hen­der la » juste valeur éco­no­mique » de la pari­té dol­lar-euro ? Bien que toute pro­po­si­tion dans ce domaine com­porte une part d’in­cer­ti­tude et d’ar­bi­traire, un fais­ceau d’ar­gu­ments converge vers une éga­li­té du dol­lar et de l’eu­ro (1 $ = 1 € = 6,56 F) :
• le pre­mier est rela­tif à la com­pé­ti­ti­vi­té moné­taire des entre­prises aéro­nau­tiques mesu­rée par l’é­ga­li­té des coûts moyens annuels par employé chez Boeing et chez Air­bus obte­nue pour 1 $ égal à 1 € (si l’on rete­nait le coût horaire le taux mon­te­rait à 1 $ = 1,2 € compte tenu de la durée annuelle du tra­vail plus impor­tante aux États-Unis) ;
• le second concerne la pari­té des pou­voirs d’a­chat mesu­rant l’é­ga­li­té du coût de la vie aux États-Unis et en Europe ; il est inté­res­sant de noter que l’on obtient ici le même taux d’é­ga­li­té entre le dol­lar et l’eu­ro et que ce résul­tat est confir­mé par le taux du Big Mac esti­mé chaque année par l’heb­do­ma­daire The Eco­no­mist (taux obte­nu à par­tir du prix du célèbre ham­bur­ger de Mac­Do­nald’s ven­du dans tous les pays du monde).

Com­ment cette » juste valeur éco­no­mique » a‑t-elle évo­lué dans le pas­sé et peut-on cor­ré­ler ses modi­fi­ca­tions avec les situa­tions éco­no­miques ren­con­trées ? On ne peut par­tir du taux de change seul : il faut prendre en compte aus­si les dif­fé­rences d’in­fla­tion entre les pays concer­nés pour cor­ri­ger et obte­nir le taux de change éco­no­mique per­ti­nent Téco. La com­pa­rai­son entre le taux éco­no­mique Téco et le taux réel Tréel est pré­sen­tée en moyenne annuelle de 1970 jus­qu’à 2003 ci-des­sus (pour des rai­sons his­to­riques les taux pré­sen­tés sont rela­tifs au dol­lar et au franc fran­çais). Les posi­tions rela­tives des deux indi­ca­teurs qua­li­fient les écarts de com­pé­ti­ti­vi­té moné­taire entre l’Eu­rope et les États-Unis.

La situa­tion des construc­teurs euro­péens d’a­vions civils est fra­gi­li­sée par le consi­dé­rable risque moné­taire asso­cié à ces chan­ge­ments de pari­té, même si pour l’ins­tant ceux-ci sont neu­tra­li­sés par les cou­ver­tures de change. Lorsque celles-ci seront épui­sées, le risque pour Air­bus porte sur un équi­valent de 50 % du chiffre d’af­faires (100 % des recettes et 50 % des coûts expri­més en dol­lars) : pour un chiffre d’af­faires de 20 Md $ et un taux de 1 $ = 0,75 €, le risque atteint 2,5 Md €. À terme si une telle situa­tion se pro­longe, la péren­ni­té d’Air­bus en tant qu’in­dus­triel implan­té en Europe peut être remise en cause. 

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1. Il est inté­res­sant de rap­pe­ler la posi­tion de la com­pa­gnie Air France dans ses rela­tions avec Air­bus sur ce sujet :
- le pre­mier contrat signé en 1971 pour l’a­chat des A300B et libel­lé en quatre mon­naies ($, FF, DM et £) a dû être modi­fié à la demande de la com­pa­gnie pour être expri­mé fina­le­ment en dollars ;
- le contrat A320 conclu en 1985 est expri­mé en francs fran­çais à la demande expresse de la com­pa­gnie et cela à l’en­contre de la posi­tion d’Air­bus Indus­trie axée sur une poli­tique de prix de vente en dol­lars ; lorsque les pre­mières livrai­sons doivent inter­ve­nir en 1988 le taux du dol­lar ayant chu­té de plus de 30 %, le prix de vente des avions Air France a aug­men­té dans les mêmes pro­por­tions par rap­port à la réfé­rence dol­lar : la com­pa­gnie refuse alors la livrai­son de ses avions et Air­bus est conduit à reve­nir à sa pro­po­si­tion ini­tiale en dol­lars pour déblo­quer la situation ;
- aujourd’­hui, la posi­tion de la com­pa­gnie est claire : ses recettes sont en par­tie atta­chées à l’eu­ro (tra­fic euro­péen) et en par­tie en dol­lars (tra­fic inter­na­tio­nal) ; pour évi­ter les risques moné­taires, il doit en être de même pour les coûts ce qui est en har­mo­nie avec la poli­tique actuelle : euros pour le fonc­tion­ne­ment et le per­son­nel et dol­lars pour l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en car­bu­rant et l’a­chat des avions.

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