L’Homme, la Bête et la Vertu et Asie Afrique

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°597 Septembre 2004Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

Saint-Exu­pé­ry n’accordait que peu d’estime à l’oeuvre de Piran­del­lo : il la qua­li­fiait de “ méta­phy­sique de concierge ”. Cela me semble vite dit et, après tout, Saint-Exu­pé­ry était-il com­pé­tent en matière de théâtre ?

Il est per­mis d’en dou­ter : il ne devait en tout cas pas être gâté en la matière, à Cap Juby du moins. Il convient, me semble-t-il, de lais­ser l’aviation aux avia­teurs, la méta­phy­sique aux gens de métier, c’est-à-dire aux phy­si­ciens culti­vés, et le théâtre aux hommes de théâtre. Or il est sans doute dif­fi­cile de se mon­trer plus “ani­mal de théâtre ” que ne le fut Piran­del­lo et l’on peut se deman­der s’il existe beau­coup de pièces qui soient plus “ théâtre ” que Six per­son­nages en quête d’auteur. Il ne s’y passe à pro­pre­ment par­ler rien et toute l’action dra­ma­tique s’y résume à des dia­logues autour d’une his­toire de famille qu’aucun des pro­ta­go­nistes ne veut, ou n’ose, racon­ter, de sorte que le spec­ta­teur ne la connaî­tra jamais. Et pour­tant, quel sus­pens ! Bâtir toute une pièce en ne met­tant dans la bouche des per­son­nages que du “ non­dit”, il faut le faire, comme l’eût for­mu­lé jadis ma concierge, méta­phy­si­cienne ou pas.

Ce que l’on sait sou­vent moins, quant à Piran­del­lo, c’est que, venu sur le tard à l’écriture dra­ma­tique et après s’être adon­né aux romans et nou­velles, plu­tôt humo­ris­tiques, il écri­vit aus­si une pièce comique : L’Homme, la Bête et la Ver­tu, qu’a mon­tée récem­ment le Théâtre Mont­par­nasse, dans une tra­duc­tion-adap­ta­tion de Toni Cec­chi­na­to et Jean Col­lette, ces deux-là qui nous avaient, voi­ci quelque trois ans, réga­lés avec une nou­velle ver­sion de Vol­pone.

La mise en scène est de J.-C. Idée, qui a réuni autour de soi du très beau monde : entre autres, Anne Jac­que­min (l’épouse demeu­rée sinon ver­tueuse, du moins sou­cieuse de bien­séance), l’exquis Jean-Jacques Moreau (l’amant, un pro­fes­seur fré­tillant d’instabilité) et le bouillon­nant Niels Ares­trup (le mari, un capi­taine au long cours colérique).

Le sujet est cocasse : à force de don­ner des leçons par­ti­cu­lières à un gamin, un pro­fes­seur a fini par faire un enfant à la mère, épouse d’un capi­taine au long cours qui la “ néglige ” depuis des années, trou­vant dans les ports des satis­fac­tions mieux adap­tées à ses aspi­ra­tions débraillées.

Pour sau­ver sa maî­tresse du déshon­neur, l’amant fait ava­ler par ruse un aphro­di­siaque puis­sant au mari qui, si tout se déroule bien ensuite, pour­ra ain­si se croire le père de l’enfant à venir. Le résul­tat passe les espé­rances, et voi­là l’amant pro­pre­ment “ cocu­fié ” par le mari.

Piran­del­lo a choi­si de trai­ter son affaire en farce mais ce registre ne semble pas lui conve­nir, de sorte que le résul­tat est assez déce­vant. La farce d’ailleurs répond-elle bien au génie dra­ma­tique ita­lien ? On peut en dou­ter, mal­gré la Com­me­dia d’ell Arte : n’oublions pas, en effet, qu’elle cha­vi­rait le plus sou­vent dans une affli­geante vul­ga­ri­té qui révul­sait Gol­do­ni. La repré­sen­ta­tion au Mont­par­nasse de L’Homme, la Bête et la Ver­tu lais­sait en tout cas flot­ter un sen­ti­ment d’effort pour être drôle, de pesan­teur dans le bur­lesque. Mal­gré l’indéniable qua­li­té de tous les comé­diens adultes, le comique ne cou­lait pas de source.

Quant au fis­ton du capi­taine au long cours, l’auteur a ten­té de le faire stu­pide et tei­gneux mais sans bien y par­ve­nir, pas plus d’ailleurs que le met­teur en scène, ni le jeune comé­dien (Damien Jouille­rot), qui ne savait que cou­railler à tra­vers le pla­teau, engon­cé dans un cos­tume marin mas­quant mal ses dix-huit ans à la ville.

Lorsqu’il écri­vit cette pièce, Piran­del­lo man­quait d’expérience de la scène. Il ne savait pas encore que l’on doit évi­ter d’y mettre des enfants si l’on veut faire rire. Ils y sont capables d’émouvoir – Poil de Carotte, ou les deux gar­çons de La Ville dont le Prince est un enfant, par exemple – mais de déclen­cher le rire, non. Molière ne s’y est ris­qué qu’une seule fois, sur le tard, avec la petite Loui­son du Malade. Quant à Gol­do­ni, il ne s’y est jamais aven­tu­ré. Il faut écou­ter les maîtres.


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Pas­sons main­te­nant à du plus consis­tant que cette déce­vante pochade et lais­sez-moi vous recom­man­der une pièce nou­velle, Asie Afrique, de notre cama­rade Timo­thée Roux (93). Elle doit être créée à Paris, au Sud­den Théâtre où elle sera jouée du 15 sep­tembre au 15 novembre 2004. S’agissant d’une créa­tion, je n’ai évi­dem­ment pu à ce jour qu’en lire le texte. Je n’ignore pas qu’à défaut d’être du métier – et je n’en suis pas – on ne sau­rait juger une pièce “ qu’aux chan­delles ”, comme eût dit Molière.

Il n’empêche que j’ai été séduit par ce très beau texte, une lente médi­ta­tion à deux voix musul­manes sur l’art de gou­ver­ner, le déclin des empires et de leurs civi­li­sa­tions : entre le conqué­rant asia­tique Tamer­lan et l’Africain phi­lo­sophe de l’histoire Ibn Khal­doun – il était d’origine tuni­sienne – durant le siège de Damas, en 1401. Ibn Khal­doun est sup­po­sé envoyé en ambas­sade auprès de Tamer­lan pour ten­ter, en négo­ciant une red­di­tion, d’éviter la des­truc­tion de Damas, ce haut lieu musul­man, ancienne capi­tale des Omeyyades.

On pou­vait craindre qu’un tel sujet fût un peu trop “ sta­tique ” pour faire du bon théâtre. Timo­thée Roux a fort habi­le­ment, et avec une grande sûre­té d’instinct, tour­né la dif­fi­cul­té en met­tant ce qu’il faut de sus­pens pour main­te­nir la ten­sion : Ibn Khal­doun réus­si­ra-t-il à convaincre son inter­lo­cu­teur, ou Damas brûlera-t-elle ?

Je pense donc que nous avons cet automne l’occasion de voir là un spec­tacle de haute tenue lit­té­raire et peu­têtre ain­si la chance d’assister à la nais­sance d’un nou­veau talent dra­ma­tique. Il ne faut pas lais­ser pas­ser cela.

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