L’explosion des brevets présage une domination technologique

Dossier : La ChineMagazine N°684 Avril 2013
Par Grégory BAQUE

La quan­ti­té de bre­vets demeure un fac­teur sta­tis­tique inté­res­sant lorsque l’on juge du pou­voir inno­vant d’un pays, d’une entre­prise ou d’une université.

La qua­li­té est pro­ba­ble­ment plus déter­mi­nante. Je peux demain dépo­ser en France un bre­vet pour le fil à cou­per le beurre, et ce bre­vet sera publié avec mon nom comme inven­teur. Cela fera sans doute la fier­té de mes enfants, mais ne fera pas de moi l’inventeur du siècle.

REPÈRES
En 2006, 600 000 bre­vets ont été dépo­sés en Chine. En 2011, ce nombre a atteint le chiffre impres­sion­nant de 1,6 mil­lion. À titre de com­pa­rai­son, 500 000 bre­vets ont été dépo­sés aux États-Unis en 2011. Il semble aujourd’hui que la course aux bre­vets ait rem­pla­cé la conquête de la Lune. Mais, il convient de rela­ti­vi­ser ces chiffres. Seul un tiers des bre­vets dépo­sés en Chine sont des bre­vets d’invention. Le reste est consti­tué de modèles, pro­té­geant l’aspect exté­rieur d’un pro­duit, et de modèles d’utilité, sorte de « petits » bre­vets à l’examen res­treint et aux condi­tions de bre­ve­ta­bi­li­té minimes. Cela fait tout de même 500 000 bre­vets d’invention, soit le double du nombre de bre­vets euro­péens dépo­sés en 2011.

Une qualité variable

Il convient donc d’y regar­der de plus près, et en matière de bre­vets chi­nois l’on peut faci­le­ment dire qu’il y a du bon et du moins bon. Pour­quoi ? Parce que l’intention louable du gou­ver­ne­ment chi­nois d’encourager le dépôt de bre­vets conduit à une situa­tion sou­vent artificielle.

Atteindre les 2 mil­lions de bre­vets annuels en 2015

En effet, très vite le gou­ver­ne­ment de Pékin a com­pris que l’innovation et les bre­vets qui vont avec feront la force future de la Chine. Il a alors fixé des objec­tifs clairs, notam­ment atteindre les 2 mil­lions de bre­vets annuels en 2015, objec­tif qui sera cer­tai­ne­ment lar­ge­ment dépas­sé. Mais com­ment pas­ser de 500 000 bre­vets en 2005 à 2 ou 3 mil­lions dix ans après ? Il a fal­lu mettre en place un cer­tain nombre de mesures pour inci­ter au dépôt de bre­vets, et ces mesures encou­ragent la plu­part du temps la quan­ti­té au détri­ment de la qualité.

Des incitations multiples

Les mesures d’incitation sont mul­tiples. Il est pos­sible d’en citer trois.

La pre­mière, la plus directe, consiste à sub­ven­tion­ner le dépôt de bre­vets. Le gou­ver­ne­ment prend en charge les frais liés au dépôt, y com­pris les hono­raires d’un expert en bre­vet. Dans la plu­part des cas, la sub­ven­tion dépasse les frais réels enga­gés, et on com­prend alors l’intérêt des entre­prises à obte­nir ces sub­ven­tions, sans vrai­ment se pré­oc­cu­per du conte­nu des bre­vets qu’elles déposent.

La deuxième, la plus lucra­tive, consiste à accor­der des réduc­tions de taxes très sub­stan­tielles aux entre­prises inno­vantes, enten­dez par là celles qui pos­sèdent des bre­vets. L’on com­prend aisé­ment que les quelques dizaines de mil­liers de RMB (ren­min­bi, ou yuan, devise de la Chine) dépen­sés pour le dépôt d’un bre­vet ou de plu­sieurs modèles d’utilité seront vite ren­ta­bi­li­sés par les dizaines de mil­lions d’exonérations de taxes. Sans néces­sai­re­ment qu’il y ait une vraie inno­va­tion der­rière ces brevets.

La troi­sième, la plus contro­ver­sée, consiste à allouer les mar­chés publics aux entre­prises pos­sé­dant des bre­vets indi­gènes, com­pre­nez par là inven­ted in Chi­na, voire inven­ted by Chi­na. Cette mesure, qui, dans les faits, ren­dait très dif­fi­cile l’accès aux mar­chés publics pour les entre­prises étran­gères, a fina­le­ment été assou­plie par Pékin suite au lob­bying effi­cace d’entreprises occi­den­tales, mais reste en vigueur dans nombre de pro­vinces, encou­ra­geant les entre­prises locales à dépo­ser des bre­vets afin d’accéder à ces mar­chés de plu­sieurs mil­liards de RMB.

Alors, l’explosion du nombre de bre­vets en Chine n’est-elle que de la poudre aux yeux ? Il serait très naïf de croire cela, et bien au contraire elle pré­sage une future domi­na­tion technologique.

Une qualité en croissance

Pour avoir de bons bre­vets, il faut, entre autres, de bons inven­teurs et un bon Office de bre­vets. On sait depuis des mil­lé­naires que les Chi­nois sont de grands inven­teurs, mais qu’en est-il de leur Office de bre­vets ? Les pre­mières lois sur les bre­vets ne datent que de 1984, et l’on pour­rait dès lors s’attendre à ce que l’Office en soit à ses pre­miers pas.

Pro­prié­té industrielle
Les tri­bu­naux, qu’en est-il au pays de Confu­cius ? Là encore, on ne peut que consta­ter la matu­ra­tion extra­or­di­naire des tri­bu­naux spé­cia­li­sés en pro­prié­té indus­trielle, et le nombre crois­sant de litiges (10% envi­ron chaque année). La qua­li­té des juge­ments s’améliore, et les cri­tiques de pro­tec­tion­nisme que l’on peut lire régu­liè­re­ment dans la presse occi­den­tale sont rare­ment fon­dées. L’on peut alors s’attendre à ce que la Chine devienne le théâtre des grandes batailles sur les bre­vets, qui sont aujourd’hui réser­vées aux États-Unis. Ce qui devrait contri­buer encore à amé­lio­rer la qua­li­té des bre­vets chinois.

Or, l’Office chi­nois des bre­vets est deve­nu l’un des meilleurs au monde en quelques années. Com­ment ? Grâce à des par­te­na­riats avec les plus grands Offices, tel l’Office euro­péen des bre­vets. Par le recru­te­ment et la for­ma­tion exem­plaire de mil­liers d’ingénieurs issus des meilleures uni­ver­si­tés (l’Office chi­nois compte désor­mais 6 000 exa­mi­na­teurs, davan­tage que l’Office euro­péen, et compte dou­bler ce nombre dans les années à venir).

La qua­li­té de l’examen des bre­vets chi­nois est déjà com­pa­rable à celle des bre­vets euro­péens. Tous les ingré­dients sont là pour que la Chine devienne réel­le­ment la pre­mière puis­sance mon­diale en matière de bre­vets, et les pre­miers signes tan­gibles de cette domi­na­tion appa­raissent d’ores et déjà.

Une domination visible

Par exemple, Hua­wei et ZTE sont deux entre­prises de télé­com­mu­ni­ca­tions, lar­ge­ment incon­nues du grand public occi­den­tal, mais qui grap­pillent déjà des parts de mar­ché en Europe et aux États-Unis. ZTE est aujourd’hui tout sim­ple­ment le dépo­sant numé­ro un de bre­vets PCT (Patent Coope­ra­tion Trea­ty, regrou­pe­ment des bre­vets à l’échelle inter­na­tio­nale). Hua­wei est numé­ro trois.

En matière de bre­vets, la Chine n’a encore qu’un œil ouvert

Ces deux géants recrutent les meilleurs spé­cia­listes en pro­prié­té indus­trielle, consti­tuent des dépar­te­ments de bre­vets de taille sem­blable à ceux des plus grandes entre­prises occi­den­tales, mettent en place des stra­té­gies à long terme en matière de pro­tec­tion et de valo­ri­sa­tion de l’innovation.

Nul doute que ces deux géants des télé­com­mu­ni­ca­tions feront par­ler d’eux dans le monde de la pro­prié­té indus­trielle. Ils ont déjà com­men­cé puisqu’ils se livrent depuis deux ans une bataille devant les tri­bu­naux du monde entier.

Quand la Chine s’éveillera

« Quand la Chine s’éveillera, le monde trem­ble­ra », selon une phrase apo­cryphe de Napo­léon, reprise dans un titre célèbre d’Alain Peyrefitte.

En matière de bre­vets, la Chine n’a encore qu’un œil ouvert. Mais les entre­prises du monde entier devraient se pré­pa­rer au jour où elle aura ouvert le deuxième, au risque de subir le tsu­na­mi auquel on peut s’attendre dans les pro­chaines décennies.

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