L’exclusion et le développement des technologies

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Jacques BOUTTES (52)

Apprendre les technologies pour lutter contre l'exclusion

Dans les socié­tés modernes, le moteur prin­ci­pal des chan­ge­ments obser­vables est le déve­lop­pe­ment de la tech­no­lo­gie. C’est par cette voie que la créa­ti­vi­té natu­relle des hommes s’ex­prime et se tra­duit par des pro­duits, des ser­vices, en un mot, par des acti­vi­tés nouvelles.

Or ces chan­ge­ments jouent un rôle très impor­tant dans le domaine social ; c’est ain­si que, pen­dant plus d’un siècle, la plu­part des hommes ont cru que la science condui­rait au bonheur.

Ceci n’est mal­heu­reu­se­ment que par­tiel­le­ment vrai et le pro­grès a pu engen­drer des effets per­vers : l’ex­clu­sion moderne que nous connais­sons dans nos pays déve­lop­pés est un de ces effets qu’il faut ana­ly­ser et combattre.

L’a­na­lyse de l’ex­clu­sion moderne est pré­sen­tée à par­tir de deux constatations.

Le pro­grès tech­no­lo­gique four­nit aux hommes des ins­tru­ments de puis­sance qui, s’ils sont maî­tri­sés, faci­litent leur tra­vail et leur donnent un avan­tage sur ceux qui ne peuvent les uti­li­ser ; le cas le plus évident est l’u­sage de l’in­for­ma­tique. Or l’ap­pren­tis­sage des métiers nou­veaux fon­dés main­te­nant, de plus en plus sur l’u­ti­li­sa­tion de l’in­for­ma­tique, exige une for­ma­tion que ceux qui, du fait de leur situa­tion d’ex­clu­sion, auront été en situa­tion d’é­chec et donc prêts à s’é­li­mi­ner d’eux-mêmes de la pos­si­bi­li­té d’ap­prendre qui pour­rait leur être donnée.

Pour­tant, les expé­riences menées dans les cités défa­vo­ri­sées sont là pour prou­ver avec quelles faci­li­tés ceux qui sont accom­pa­gnés se mettent à l’in­for­ma­tique, quels que soient leur âge et leur niveau de for­ma­tion. Encore faut-il que cette pos­si­bi­li­té leur soit don­née d’ac­qué­rir les concepts abs­traits de plus en plus néces­saires dans les emplois futurs.

La com­plexi­té pro­ve­nant de l’ac­cu­mu­la­tion de nou­veaux moyens et des concepts abs­traits cor­res­pon­dants laisse donc beau­coup d’hommes et de femmes sur le bord du che­min. Ce fait s’ag­gra­ve­ra natu­rel­le­ment, à la fois parce que le pro­grès tech­no­lo­gique conti­nue­ra et parce que les parents, qui pou­vaient aider leurs enfants quand l’é­vo­lu­tion des tech­no­lo­gies était suf­fi­sam­ment lente, ont de plus en plus de dif­fi­cul­tés eux-mêmes à domi­ner les nou­veaux concepts.

Les classes les plus défa­vo­ri­sées seront les plus tou­chées et tout par­ti­cu­liè­re­ment les enfants issus des milieux déjà exclus s’ils ne sont pas accom­pa­gnés et soutenus.

Un autre phé­no­mène résulte du pro­grès tech­no­lo­gique. En effet, les tech­no­lo­gies récentes ont contri­bué au déve­lop­pe­ment des moyens de trans­port et de télé­com­mu­ni­ca­tion qui ont conduit à la mon­dia­li­sa­tion des mar­chés. Ce phé­no­mène est loin d’être ache­vé. Une de ses consé­quences est la concur­rence des pays en déve­lop­pe­ment à salaire bas par rap­port aux pays indus­tria­li­sés comme la France. Ceci a de fortes impli­ca­tions sur les indus­tries manu­fac­tu­rières, qui emploient des per­son­nels peu qua­li­fiés. C’est ain­si que l’in­dus­trie tex­tile ou l’in­dus­trie de la chaus­sure ont per­du de nom­breux emplois.

La délo­ca­li­sa­tion des indus­tries à forte pro­por­tion de salaires bas se pour­suit et se pour­sui­vra tant que les dis­pa­ri­tés de salaire seront fortes entre les pays du monde. De ce fait, les per­sonnes à qui n’au­ra pas été don­née la pos­si­bi­li­té de suivre les pro­grès tech­no­lo­giques trouvent peu d’emplois qu’elles puissent assu­mer, sinon les emplois de proxi­mi­té. Les vic­times de l’ex­clu­sion « cultu­relle » deviennent des chô­meurs. Ils perdent leur moyen d’exis­tence et tombent dans la grande pauvreté.

Les jeunes géné­ra­tions sont obli­gées de faire de gros efforts pour accé­der au savoir, de plus en plus abs­trait. De ce fait, les jeunes des milieux favo­ri­sés consacrent l’es­sen­tiel de leur temps à leurs études et il leur est dif­fi­cile de connaître ce qui se passe dans les milieux les plus défa­vo­ri­sés. Ce phé­no­mène est d’au­tant plus impor­tant que les nan­tis du savoir et les exclus » cultu­rels » se regroupent, cha­cun de leur côté, dans des lieux qui prennent alors des carac­tères de ghettos.

Il en résulte une connais­sance cari­ca­tu­rale des uns et des autres qui engendre d’a­bord méfiance et incom­pré­hen­sion, puis haine et cli­mat insur­rec­tion­nel. Ce phé­no­mène est obser­vable dans tous les pays déve­lop­pés et notam­ment en France. Il est d’au­tant plus inquié­tant que l’ac­crois­se­ment pré­vi­sible de nou­velles inno­va­tions et la concur­rence mon­diale que nous connais­sons ne pour­ront que creu­ser encore le fos­sé qui existe entre ceux qui peuvent suivre le pro­grès tech­no­lo­gique et ceux qui sont lais­sés au bord du chemin.

Cette ana­lyse est certes sim­pli­fiée. L’ob­ser­va­tion de l’é­vo­lu­tion du monde déve­lop­pé durant les deux der­nières décen­nies montre qu’elle est sen­si­ble­ment conforme à la réalité.

Que peut-on faire pour pro­fi­ter de l’ex­plo­sion de l’i­ma­gi­na­tion et des inno­va­tions tout en évi­tant l’ex­clu­sion « cultu­relle » qu’elle pro­voque natu­rel­le­ment dans l’é­tat actuel des choses ?

Il ne peut être ques­tion de condam­ner le pen­chant des hommes à cher­cher tou­jours plus et donc à inno­ver : il s’a­git là d’un phé­no­mène intrin­sèque à la nature humaine, qui ne pour­rait être com­bat­tu qu’a­vec des moyens tota­li­taires dont l’his­toire a mon­tré les dan­gers et les limites. Il faut à la fois orien­ter les esprits inno­vants vers les objec­tifs les moins dan­ge­reux pour l’hu­ma­ni­té en s’ap­puyant sur des comi­tés d’é­thique et recher­cher dans l’ac­cès de tous à la culture et à la for­ma­tion des solu­tions sociales tenant compte de l’é­vo­lu­tion pro­bable des inno­va­tions et du déve­lop­pe­ment qui les accompagnent.

Les actions concrètes à mener sont de deux natures : tout d’a­bord, il faut infor­mer les uns et les autres des ten­dances de l’é­vo­lu­tion de la socié­té, qui sont carac­té­ri­sées par une rup­ture cultu­relle entre deux groupes : ce point est essen­tiel, car on ne peut entre­prendre aucune action sur les hommes sans l’in­for­ma­tion nécessaire.

Il faut expli­quer à ceux qui ont la chance de suivre les pro­grès tech­no­lo­giques et scien­ti­fiques que leur inté­rêt bien com­pris n’est pas de se déta­cher du reste de la socié­té, mais au contraire d’ac­croître l’im­pact de leur for­ma­tion auprès des popu­la­tions en dif­fi­cul­té. Cet inté­rêt résulte d’a­bord du risque d’ex­plo­sion de la socié­té dont ils seront cer­tai­ne­ment les vic­times ; il pro­vient aus­si du fait que les clients futurs seront plus nom­breux si le nombre d’ex­clus dimi­nue ; enfin pour ceux qui ont un idéal moral, leur action de com­bat contre l’ex­clu­sion prend une jus­ti­fi­ca­tion encore plus grande à leurs yeux.

Il faut enfin connaître et écou­ter les exclus, com­prendre leur détresse, leur expli­quer d’a­bord qu’ils ne sont d’au­cune manière cou­pables de ce qui leur arrive. Il faut qu’ils reçoivent de quoi vivre décem­ment. Mais ce qui est le plus impor­tant, me semble-t-il, c’est que tout soit fait pour qu’ils retrouvent digni­té et espoir. C’est en effet la condi­tion néces­saire pour qu’eux-mêmes et sur­tout leurs enfants puissent rat­tra­per le train dans lequel sont embar­qués les plus nan­tis en matière de savoir.

Il faut don­ner de l’es­poir. Dans le monde actuel, ceci passe par la pos­si­bi­li­té pour les exclus ou plu­tôt pour leurs enfants de par­ti­ci­per acti­ve­ment au déve­lop­pe­ment de nos socié­tés. Cela n’est pro­ba­ble­ment pas pos­sible pour tous. Pour que tous les exclus aient la même chance et de l’es­poir et ain­si puissent par­ti­ci­per à l’as­cen­sion sociale, il faut com­pen­ser le han­di­cap cultu­rel. Il faut détec­ter les talents et les mérites de cha­cun sans aucune exclusive.

Tout cela est bien sûr et avant tout le rôle des ensei­gnants et des for­ma­teurs, mais il existe des hommes et des femmes prêts à jouer le rôle des ins­ti­tu­teurs et des prêtres des époques pré­cé­dentes et qui par­rai­ne­raient les jeunes de qua­li­té pen­dant leurs études. Ce rôle pour­rait être rem­pli par de jeunes étu­diants qui auraient pris conscience de l’in­jus­tice de l’ex­clu­sion et de leur inté­rêt propre et par des retrai­tés en manque d’activité.

Ce type d’ac­tion existe déjà à petite échelle ; c’est ain­si que de jeunes poly­tech­ni­ciens ont fait leur ser­vice natio­nal dans des orga­ni­sa­tions d’in­ser­tion et cette opé­ra­tion, certes limi­tée, est un suc­cès. Il faut ampli­fier ces efforts en uti­li­sant intel­li­gem­ment les moyens de com­mu­ni­ca­tion modernes et en s’ap­puyant sur les orga­ni­sa­tions exis­tantes, asso­cia­tives notam­ment. Il existe beau­coup de bonnes volon­tés chez les jeunes et chez les per­sonnes retrai­tées qu’il faut mobiliser.

En conclu­sion, la lutte contre l’ex­clu­sion « cultu­relle » moderne est un enjeu essen­tiel pour la sta­bi­li­té des socié­tés humaines. Compte tenu du rythme de l’é­vo­lu­tion des tech­no­lo­gies, moteur du chan­ge­ment, nous devons sans tar­der mener des actions de com­bat néces­saires, comme celles qui sont pro­po­sées ci-des­sus et qui demandent peu de moyens maté­riels, mais beau­coup de bonne volon­té. Les asso­cia­tions jouent déjà et joue­ront un rôle déci­sif : l’A.X. et le groupe X‑Action s’y sont engagés.

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