L’évaluation des préjudices

Dossier : Juges - Experts - CitoyensMagazine N°610 Décembre 2005Par Yves POISSONNIER (52)

IL EST HÉLAS assez fré­quent, dans le domaine des acti­vi­tés éco­no­miques, que l’exé­cu­tion des obli­ga­tions soit impar­faite : une construc­tion, un maté­riel, une pres­ta­tion de ser­vices peuvent être défec­tueux, insuf­fi­sants, ou en retard ; un contrat peut ne pas être res­pec­té ; un acci­dent peut être cau­sé par un tiers ; la concur­rence peut être anor­ma­le­ment exer­cée ou des pro­duits contre­faits, etc. Dans les cas de ce genre, la per­sonne phy­sique et morale qui s’es­time vic­time peut pré­tendre avoir subi un pré­ju­dice par la faute d’un tiers et en deman­der répa­ra­tion. Un litige naît alors. S’il ne peut être réglé à l’a­miable par une négo­cia­tion, il est por­té devant la jus­tice (ou devant une ins­tance d’arbitrage).

En géné­ral, la répa­ra­tion du pré­ju­dice se règle, comme le pré­voit le Code civil, par une indem­ni­sa­tion sous forme de dom­mages-inté­rêts. Une fois tran­chée la ques­tion du bien-fon­dé de la demande, le juge est ensuite confron­té à la déci­sion du mon­tant de l’indemnisation.

Les juges sont avant tout des juristes. Ils ont, ce qui est bien nor­mal, des com­pé­tences tech­niques et finan­cières plus ou moins limi­tées. Dans les cas com­plexes, ils font appel à l’aide d’un ou plu­sieurs experts.

L’ex­pert char­gé de l’é­va­lua­tion du pré­ju­dice est évi­dem­ment tenu par les règles de droit qui régissent cette éva­lua­tion. Elles sont ins­crites dans le Code civil ou dans le Nou­veau Code de pro­cé­dure civile, ou encore elles ont fait l’ob­jet d’une juris­pru­dence constante et notoire. Mais au total, l’en­semble auquel l’ex­pert peut se réfé­rer est mince.

En voi­ci le résumé :

  • le pré­ju­dice est consti­tué par la perte subie par la vic­time et par le gain dont elle a été privée ;
  • il doit être la consé­quence directe du fait dommageable ;
  • il doit être certain ;
  • en matière contrac­tuelle, il doit être pré­vi­sible par le débi­teur (c’est-à-dire qu’il pou­vait être pré­vu comme pos­sible au moment du contrat) ;
  • l’in­dem­ni­sa­tion doit repla­cer la vic­time dans l’é­tat où elle se serait trou­vée en l’ab­sence de fait dommageable ;
  • le juge (donc éga­le­ment l’ex­pert) ne peut se pro­non­cer au-delà des demandes présentées.


Ces règles, pour strictes qu’elles soient, laissent une lati­tude consi­dé­rable pour défi­nir la méthode d’é­va­lua­tion dans chaque cas par­ti­cu­lier, et sa mise en œuvre pour abou­tir à un mon­tant. Il existe d’ailleurs plu­sieurs types de pré­ju­dice qui relèvent de méthodes d’a­na­lyse dif­fé­rentes. Nous nous limi­te­rons, pour les énu­mé­rer, aux pré­ju­dices éco­no­miques, c’est-à-dire ceux subis par une entre­prise ou une enti­té que l’on peut assi­mi­ler à une entre­prise, par oppo­si­tion aux pré­ju­dices des per­sonnes phy­siques, que nous n’a­bor­de­rons pas ici.

Une pre­mière dis­tinc­tion peut être faite entre les pré­ju­dices maté­riels (bâti­ments, machines et plus géné­ra­le­ment tous biens maté­riels endom­ma­gés) et les pré­ju­dices imma­té­riels (per­tur­ba­tions dans l’ex­ploi­ta­tion indus­trielle, com­mer­ciale ou financière).

Nous allons évo­quer un peu plus en détail les pré­ju­dices les plus com­plexes, c’est-à-dire les pré­ju­dices imma­té­riels.

Le carac­tère néces­sai­re­ment direct du pré­ju­dice et la règle d’in­dem­ni­sa­tion que nous avons vue plus haut concourent pour fixer une méthode géné­rale d’a­na­lyse du pré­ju­dice imma­té­riel d’entreprise.

Compte tenu d’un fait dom­ma­geable pas­sé, l’en­tre­prise constate un compte de résultat.

L’ex­pert doit éva­luer la situa­tion qui aurait pré­va­lu en l’ab­sence de fait dom­ma­geable. Il doit donc esti­mer ce qu’au­rait été dans ce cas le compte de résul­tat de référence.

Le pré­ju­dice est la dif­fé­rence entre ce compte de résul­tat théo­rique de réfé­rence et le compte de résul­tat réel.

La dif­fé­rence peut por­ter sur les deux points de la défi­ni­tion géné­rale du Code civil : la perte subie et le gain manqué.

La perte subie, ce sont les coûts supplémentaires :

  • aug­men­ta­tion des coûts variables, par exemple par désor­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion, ou par néces­si­té d’a­che­ter au lieu de fabri­quer, etc.,
  • frais de struc­ture qui n’au­raient pas exis­té sans le fait dommageable.


Le gain man­qué, c’est l’ab­sence de réa­li­sa­tion d’une marge, du fait des ventes manquées.

On ima­gine aisé­ment que l’es­ti­ma­tion des sur­coûts qui ont été subis, et plus encore l’es­ti­ma­tion des ventes qui ont été man­quées, (les uns et les autres devant obli­ga­toi­re­ment être la consé­quence directe du fait dom­ma­geable), sont sou­vent des exer­cices déli­cats. Par exemple : dans quelle mesure les ventes man­quées sont-elles cau­sées par le fait dom­ma­geable, et dans quelle mesure sont-elles cau­sées par l’é­vo­lu­tion du mar­ché, la concur­rence, l’ob­so­les­cence du pro­duit, etc. ?

L’exer­cice d’é­va­lua­tion est encore plus dif­fi­cile lors­qu’il ne s’a­git plus d’é­vé­ne­ments pas­sés mais d’é­vé­ne­ments à venir.

Un évé­ne­ment futur est par­fois connu avec cer­ti­tude. Exemple : un contrat, qui pré­voyait pour le futur des volumes de biens ou ser­vices ven­dus, est rom­pu de façon fau­tive. On est alors rame­né au cas de l’é­vé­ne­ment pas­sé, à ceci près que l’exer­cice est plus déli­cat puis­qu’il ne s’a­git plus de com­pa­rer une exploi­ta­tion esti­mée à une exploi­ta­tion réelle, mais de com­pa­rer une exploi­ta­tion esti­mée à une autre exploi­ta­tion estimée.

Signa­lons en pas­sant que selon la juris­pru­dence de la Cour de cas­sa­tion le carac­tère cer­tain du pré­ju­dice se rap­porte à son prin­cipe, non à son chif­frage (sinon, toute esti­ma­tion serait interdite).

Enfin, un évé­ne­ment futur peut être non plus cer­tain mais aléa­toire, le pré­ju­dice est alors appe­lé perte de chance.

La perte de chance elle-même peut être clas­sée dans deux caté­go­ries assez différentes :

  • la perte de chance cer­taine, c’est le cas où un évé­ne­ment futur pré­cis va à coup sûr se pro­duire avec une cer­taine chance d’être favo­rable (exemples : cas du che­val ins­crit dans une course et acci­den­té sur la route menant à l’hip­po­drome ; cas du jus­ti­ciable ayant don­né ins­truc­tion à son avo­cat de faire appel, ce der­nier lais­sant pas­ser le délai). Ce type de perte de chance est bien admis par les tri­bu­naux et peut faire l’ob­jet d’une éva­lua­tion (exemple : à l’aide de la cote pour le cheval) ;
  • la perte de chance spé­cu­la­tive, c’est le cas où l’é­vé­ne­ment futur ne peut être défi­ni de façon pré­cise et peut seule­ment faire l’ob­jet d’es­ti­ma­tions (exemple : un indus­triel a mis au point un pro­cé­dé entiè­re­ment nou­veau ; après une brève période de démar­rage, une catas­trophe anéan­tit l’u­sine). On ne peut que spé­cu­ler sur ses chances de succès.


Ce type de perte de chance n’est pas reje­té par prin­cipe, mais les éva­lua­tions ne sont admises qu’a­vec des abat­te­ments de pru­dence plus ou moins impor­tants selon les cas.

Compte tenu de la fré­quente com­plexi­té des sujets exper­ti­sés et de la néces­si­té de res­pec­ter les prin­cipes du contra­dic­toire (toutes les opé­ra­tions d’ex­per­tise sont ouvertes aux par­ties et tous docu­ments com­mu­ni­qués à tous), une exper­tise dure sou­vent plus d’un an.

Il s’y ajoute les délais de pro­cé­dure de pre­mière ins­tance, voire d’ap­pel. C’est pour­quoi les faits jugés en der­nier res­sort sont par­fois anciens. Mais l’en­tre­prise vic­time peut deman­der répa­ra­tion du fait que plu­sieurs années se sont écou­lées, en invo­quant un pré­ju­dice financier.

Sur ce point, deux cas sont fré­quem­ment observés :

  • ou bien l’en­tre­prise vic­time ne fait pas de demande par­ti­cu­lière, et le tri­bu­nal consi­dère que les indem­ni­sa­tions qui lui sont dues doivent être assor­ties d’in­té­rêts au taux légal, le plus sou­vent à comp­ter de l’assignation ;
  • ou bien l’en­tre­prise vic­time fait une récla­ma­tion spé­ci­fique au titre de frais finan­ciers subis, à par­tir du moment où des sommes manquent dans sa tré­so­re­rie du fait de pertes subies ou de gains man­qués ; dans ce cas l’ex­pert judi­ciaire doit appré­cier le bien-fon­dé et le quan­tum du pré­ju­dice financier.


Enfin, en ver­tu de l’ar­ticle 700 du Nou­veau Code de pro­cé­dure civile, toute par­tie peut deman­der à être dédom­ma­gée des frais enga­gés pour assu­rer sa défense. Sur ce point, le réa­lisme com­mande de faire obser­ver qu’un dédom­ma­ge­ment com­plet est mal­heu­reu­se­ment l’exception. 

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