L’étonnant parcours du Républicain J. H. Hassenfratz (1755−1827)

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°535 Mai 1998Par : Emmanuel GRISON (37) Préface de Thierry De MONTBRIAL (63)Rédacteur : Jean-Louis BASDEVANT, professeur de physique à l’École polytechnique

Août 1792, La Fayette, défait, se rend aux Autri­chiens et tra­hit. Le 20 sep­tembre, le géné­ral Dumou­riez, vain­queur de Val­my, devient le sau­veur de la patrie en dan­ger. Le len­de­main, la Conven­tion pro­clame la Répu­blique. Peu après, Jean Nico­las Pache, celui-là même qui fera gra­ver sur les monu­ments publics la devise de la Répu­blique “ Liber­té, Éga­li­té, Fra­ter­ni­té ”, est nom­mé ministre de la Guerre.

Dans l’entourage de Pache on trouve, dira Dumou­riez, “un Jaco­bin ridi­cule autant que dan­ge­reux par sa coqui­ne­rie nom­mé Has­sen­fratz”. Jean- Hen­ri Has­sen­fratz a notam­ment accu­sé Dumou­riez d’avoir volé douze cent mille livres sur les mar­chés de la Bel­gique. Lorsque Dumou­riez vient à Paris pour la der­nière fois, en jan­vier 1793, il découvre dans les bureaux du minis­tère de la Guerre une “caverne indé­cente ”. “ Ici, on se tutoie ” lit-on sur la porte du conseiller Has­sen­fratz, “ un chi­miste à l’esprit confus, deve­nu sans-culotte par amour de la sale­té et du débraillé ”.

Pour­tant, le haut-le-coeur de Dumou­riez ne cadre pas avec ce que l’on sait par ailleurs de cet Alsa­cien, né au fau­bourg Mont­martre en 1755, auteur d’un best-sel­ler : Caté­chisme mili­taire, où il détaille les divers temps de la manoeuvre à pied ou du manie­ment du fusil. Has­sen­fratz a atta­qué de front Dumou­riez parce qu’il lui reproche d’être noble. Il faut ces­ser “de faire com­man­der les armées de la Répu­blique par des hommes sor­tis des castes privilégiées.

Le suc­cès de nos armes ne sera cer­tain que quand nous aurons à notre tête des géné­raux plé­béiens (…). Nous avons cinq mil­lions d’hommes en état de com­man­der l’armée.” Pache et Has­sen­fratz seront ren­voyés par la Conven­tion. Dumou­riez, vic­time de son ego, sera bat­tu par les Autri­chiens et ne trou­ve­ra, lui aus­si, de salut que dans la tra­hi­son. La tâche de Has­sen­fratz dans la haute admi­nis­tra­tion mili­taire était certes, en ces moments cri­tiques, au-des­sus de ses capa­ci­tés. Mais doré­na­vant il signe­ra “ Le Répu­bli­cain J.H. Hassenfratz ”.

Au tra­vers du par­cours d’un homme dont le nom ne m’était connu que parce qu’il occupe la pre­mière place sur la liste des pro­fes­seurs de phy­sique de l’X, Emma­nuel Gri­son nous convie dans L’étonnant par­cours du Répu­bli­cain J.H. Has­sen­fratz à une mer­veilleuse Odys­sée dans les che­mins intri­qués de l’Histoire. His­toire des hommes, his­toire de la science, his­toire de la Répu­blique, le mot cen­tral est là, nais­sance de l’École poly­tech­nique, du corps des Mines. Tel Elpé­nor de Girau­doux, ce com­pa­gnon ima­gi­naire d’Ulysse, tou­jours pré­sent pour chan­ter l’aventure mais tou­jours insai­sis­sable, Has­sen­fratz semble avoir été inven­té par Emma­nuel Gri­son pour nous conter de l’intérieur ces pages que nous pen­sions connaître.

On se prend à ne plus savoir si le héros est réel ou s’il n’est, comme Elpé­nor, que la créa­tion de l’auteur. Lorsque, à la fin du livre, Emma­nuel Gri­son plaque le por­trait de Has­sen­fratz, dont au long du récit on avait construit une image, il ne cadre pas avec ce que l’on croyait savoir de lui. On voit un homme simple, ni banal ni arro­gant, à la rigueur un bon ora­teur du café du Commerce.

Le livre tient à la fois du roman d’aventures et de l’oeuvre minu­tieuse d’un his­to­rien. Le fau­bourg Mont­martre ; un père mar­chand de vin, venu de Reich­shof­fen. À treize ans l’embarquement pour la Mar­ti­nique. L’école buis­son­nière ; une pre­mière pra­tique de la chi­mie par la tein­ture ; cinq années de char­pen­te­rie avec Nico­las Four­neau, son pre­mier maître avant Monge et Lavoi­sier, puis des études de géo­graphe avec Daban­court et Pro­ny. Jean-Hen­ri reçoit, en 1782, son bre­vet d’élève des Mines, “ conclu­sion d’une édu­ca­tion à tous vents ”.

Avec les pre­miers pas de Has­sen­fratz dans le corps des Mines, on découvre l’éclosion de la chi­mie, les enjeux, les ques­tions telles qu’elles se posaient. Has­sen­fratz et Stoutz sont envoyés en Sty­rie et en Carin­thie pour y obser­ver la fabri­ca­tion de l’acier d’Allemagne, de grande qua­li­té pour l’armement, et que l’on ne sait pro­duire en France. De l’espionnage indus­triel, en somme.

De pas­sage à Vienne, à son retour, il ren­contre Johannes Ingen-Housz à qui l’on doit l’idée de la pho­to­syn­thèse. Nou­vel accès d’enthousiasme de Has­sen­fratz, qui oppo­se­ra à Ingen-Housz sa théo­rie de l’humus, autre­ment dit de l’origine orga­nique du car­bone végé­tal. Plus tard, sous-direc­teur de Pro­ny au bureau du Cadastre, Has­sen­fratz clas­se­ra la fer­ti­li­té des sols, en vue de l’établissement d’un barème fis­cal juste. Has­sen­fratz se trom­pait sou­vent. Son enthou­siasme ne décli­nait jamais.

Peu avant son pas­sage au minis­tère de la Guerre, Has­sen­fratz écrit un Mémoire sur l’Éducation où il rap­pelle l’importance de l’éducation et son rôle éco­no­mique pour aug­men­ter “la quan­ti­té de tra­vail de chaque indi­vi­du”. Il s’est posé le pro­blème de savoir com­ment en faire pro­fi­ter des indi­vi­dus dont les facul­tés ne sont pas les mêmes, “ notam­ment ceux qui ne sont pas propres à conce­voir et à com­bi­ner des idées abs­traites ” et sont réfrac­taires à l’enseignement des mathé­ma­tiques, seul moyen de “ per­fec­tion­ner la facul­té du rai­son­ne­ment ” qui est la plus impor­tante “ des facul­tés de l’esprit ”. Com­ment les faire néan­moins béné­fi­cier d’une édu­ca­tion utile à la société ?

Has­sen­fratz est deve­nu le pre­mier pro­fes­seur de phy­sique à l’École poly­tech­nique, lui qui était pré­ci­sé­ment “ inca­pable de mathé­ma­ti­ser, de pré­sen­ter ces belles théo­ries qui donnent si faci­le­ment l’illusion à l’élève d’avoir tout com­pris des lois de la nature au point que l’expérimentation lui sem­ble­ra une véri­fi­ca­tion super­fé­ta­toire ” sim­ple­ment parce que Monge avait confiance en lui pour ensei­gner cette science, secon­daire à l’époque.

Je n’ai pas résis­té, ci-des­sus, à repro­duire in exten­so une phrase où tous ceux qui ont appro­ché Emma­nuel Gri­son recon­naî­tront son éru­di­tion, la pro­fon­deur et la clar­té de sa pen­sée, et son élégance.

Poster un commentaire